Jean Buzelin revient sur la récente disparition d’Irène Schweizer
C’est avec beaucoup de tristesse que nous avons appris la disparition le 16 juillet de la grande pianiste suisse Irène Schweizer qui marqua à jamais la scène du jazz contemporain et de la free music européenne depuis les années 60. Elle avait 83 ans et ses dernières années furent très difficiles.
Les jeunes générations ne peuvent pas s’en rendre compte, mais elle fut pendant une bonne décennie la seule femme instrumentiste européenne à se produire dans un circuit musical entièrement masculin [Une exception : une autre Irène (Aebi) également suisse, était membre du quintette de Steve Lacy, son mari]. Totalement impliquée dans sa musique, elle tenait tellement sa place, sans le moindre artifice, que la question ne se posait pas. Attirée par le jazz dont elle s’est toujours revendiquée, elle avait débuté à 12 ans, pratiquant le piano en autodidacte, avant de rejoindre un groupe de jazz traditionnel et d’évoluer vers des formes plus modernes (bop, hard bop) puis, en cette période de bouillonnement créatif, s’essayer à la recherche et s’engager dans de nouvelles voies.
Vers 1962/63, Irène Schweizer forme un trio, lequel participe en 1967 à l’enregistrement d’un disque intitulé « Jazz in India » qui réunit des musiciens indiens et européens, une pré-world music en quelque sorte, à une époque où se manifestait un intérêt pour les musiques orientales. Elle devient ensuite la pianiste du quartette de Pierre Favre (un disque Wergo en 1969) et de son trio, partageant avec son compatriote un goût pour les percussions qu’elle pratiquait elle-même.
Des enregistrements de son trio effectué en 1967 et celui de Favre en 68 seront publiés une dizaine d’années plus tard sur le label allemand FMP (Free Music Production), maison de disques indépendante majeure du courant de cette Nouvelle Musique Européenne. Invitée par le trompettiste Manfred Schoof, elle participe au premier disque publié par FMP en 1969, « European Echoes » qui réunit une quinzaine de musiciens européens (sauf français !). Un peu isolée en Suisse, Irène va d’ailleurs rejoindre FMP, réalisant une dizaine de disques de 1974 à 1993, en solo, duo, trio, avec des partenaires de choix comme le saxophoniste allemand Rüdiger Carl ou le batteur sud-africain Louis Moholo.
J’entendis en direct Irène Schweizer pour la première fois à l’automne 1975, aux festivals de Massy et de Reims où elle se produisit en soliste.
Puis j’ai été témoin, à la Chapelle des Lombards à Paris, de la constitution du Women Free Improvising Music Group, premier orchestre entièrement féminin (avec Maggie Nicols, Lindsay Cooper, Georgie Born, etc.), devenu un peu plus tard le Feminist Improvising Group.
À la même époque, Irène et Rüdiger patricipèrent au Sens Music Meeting 1978, tandis que Gérard Terronès les programmait au Totem à Paris.
En 1986, elle accompagne la création du label suisse Intakt avec un premier disque, « Live in Taklos » à géométrie variable. Puis c’est la création du trio Les Diaboliques, avec Maggie Nicols et Joëlle Léandre, et cela ne s’arrêtra plus.
Intakt va publier une trentaine de disques de sa “vedette maison”, en solo, en leader ou co-leadership, en invitée... productions qui ont été recensées dans nos colonnes depuis 2012. Nous retiendrons en particulier ses duos avec les percussionnistes Andrew Cyrille, Günter Sommer, Louis Moholo, Pierre Favre, Han Bennink, Joe Baron et Hamid Drake, son dernier disque paru, enregistré en 2019. Une vraie déclaration d’amour avec la batterie et ses plus illustres représentants.
Peu de musiciens ont su réaliser la synthèse entre le jazz et la culture européenne, les racines et la création, la construction et l’improvisation libre comme Irène Schweizer, pianiste que l’on peut placer au sommet parmi les plus grandes figures que nous aient données le Vieux-Continent.
Jean Buzelin : texte
Gérard Rouy : photographies
Discographie sélective : https://ireneschweizer.bandcamp.com/