Albert Mangelsdorff (1928 / 2005)
En 1941, Albert Mangelsdorff décide d’être musicien de jazz. La guerre terminée, il joue de la guitare, mais il est fasciné par J.J. Johnson et Bill Harris. En 1948, il achète un trombone, étudie avec le premier trombone de l’Opéra de Francfort et apprend la composition, tout en écoutant la radio des armées américaines d’occupation. 1953 : il entre dans le groupe de Hans Koller, tourne avec Dizzy Gillespie. 1957 : forme un quartette avec Joki Freund (as, ts), Jutta Hipp (p), fait la connaissance d’Elvin Jones — avec J.J. Johnson.
En 1958, recruté par George Wein et Marshall Brown, il fait partie du Newport International Band. Il prend la tête du Jazz Ensemble créé par la Hessischer Rundfunk et travaille avec Dusko Gojkovic dans le Newport International Septet. Nouveau quintette sous son nom avec Gunter Kronberg (as), Heinz Sauer (ts), Günter Lenz (b), Ralf Hübner (dm). 1962 : il enregistre avec John Lewis. Newport, 1965 : joue avec Attila Zoller, Lee Konitz, Joe Chambers et Larry Ridley. Newport, 1967 : jam-session avec Art Blakey, Dizzy Gillespie, etc., et tournée sur les deux côtes.
1968 : album de duos avec Don Cherry, Elvin Jones, Konitz, Attila Zoller, Karl Berger, Wolfgang Dauner [“A.M. And His Friends”, MPS] ; il tourne avec Konitz et devient membre l’année suivante du Globe Unity d’Alexander von Schlippenbach (tout en collaborant aussi avec Herbie Mann, Kenny Dorham, Willie Smith, etc.) et se produit au Free Jazz Meeting de Baden-Baden avec le trio Peter Brötzmann-Fred Van Hove-Han Bennink. 1972 : Joachim Ernst Berendt lui donne l’occasion de faire un concert en solo absolu aux Jeux Olympiques de Munich [Il enregistre alors son premier album en solo “Trombirds”, MPS, suivi en 1977 de “Tromboneliness”, MPS]. 1975 : “The Wide Point” avec Palle Danielson et Elvin Jones ; “Mumps” avec John Surman, Barre Phillips et Stu Martin ; joue avec Steve Lacy, rejoint l’United Jazz + Rock Ensemble. 1976 : enregistre en trio avec Jaco Pastorius et Alphonse Mouzon [“Trilogue - Live At The Berlin Jazz Days”, MPS]. À partir de 1982, il codirige l’Orchestre franco-allemand (avec J.F. Jenny-Clark et J.L. Chautemps).
Cet entretien s’est déroulé en 1975.
Depuis combien de temps, Albert Mangelsdorff, êtes-vous musicien ?
Je suis musicien professionnel depuis 1950. Déjà, à douze ou treize ans, je voulais devenir musicien de jazz. Mon frère aîné, Emil, écoutait des disques de jazz pendant la guerre. Il a commencé à jouer du saxophone alto à cette époque [ndlr : Emil Mangelsdorff jouera aussi de la clarinette et de la flûte].
Votre musique a longtemps été associée à celle de Lee Konitz...
Quand j’ai commencé à jouer, l’école Lennie Tristano, à laquelle appartenait Konitz, m’impressionnait beaucoup. J’ai reçu d’autres influences — Charlie Parker, Miles Davis… — mais Lee Konitz était mon musicien favori. Je voulais jouer du trombone de la même manière qu’il jouait de l’alto.
Etes-vous allé aux Etats-Unis ?
Plusieurs fois, pour le Festival de Newport, pour une tournée avec mon groupe sur la côte ouest en 1967 et sur la côte est en 1969. J’ai aussi participé au Festival de Monterey, l’an dernier [ndlr : en 1974], pour jouer en solo.
N’avez-vous jamais eu envie de vivre aux Etats-Unis ?
Si, au début des années 60. une époque où il était vraiment dur de se faire accepter ici. Mais j’ai eu un regain de popularité, et finalement je suis resté.
Aujourd’hui vous êtes considéré comme un musicien « free », et il vous arrive de travailler aux côtés de compatriotes plus jeunes comme Peter Brötzmann ou Alexander von Schlippenbach. Comment s’est opérée cette mutation ?
De façon très naturelle. Aussi longtemps qu’un artiste est créatif, il doit aller de l’avant. La musique que je joue aujourd’hui est le résultat de ce que j’ai fait auparavant. J’ai rencontré ces jeunes musiciens à l’occasion de festivals ou dans des clubs où nous avons fait le « bœuf »…
La musique de votre groupe actuel semble être totalement improvisée...
Oui, totalement. Il y a parfois un petit thème qui s’y glisse, mais ça ne représente qu’un pour cent...
En France, en Belgique, les jeunes musiciens ont beaucoup de problèmes pour jouer leur musique, principalement s’il s’agit de « nouveau jazz ». En est-il de même en Allemagne ?
Les jeunes musiciens allemands doivent lutter de la même manière que les Belges et les Français, je suppose, et de la même manière que je devais le faire quand j’étais jeune. Aujourd’hui, je m’en sors mieux parce que je suis là-dedans depuis longtemps. Il y a vingt ans, j’étais un musicien « populaire » et ma popularité m’a servi. De plus en plus de gens en viennent à vous connaltre, mais votre musique ne cesse d’évoluer. J’essaie toujours d’aller de l’avant, de ne pas m’arrêter à la musique que je joue aujourd’hui. Je ne suis pas riche, je ne le serai jamais, je le sais, mais l’essentiel est que je puisse jouer ma musique et en vivre.
Comment définissez-vous la place des musiciens américains dans le jazz d’aujourd’hui ?
Il n’est plus nécessaire aujourd’hui d’essayer de jouer comme n’importe quelle « idole » américaine. Bien sûr, chacun est libre de jouer comme il le désire, et même de suivre un autre type, mais le jazz en Europe a prouvé qu’il pouvait être une musique originale, et même une musique européenne originale. Beaucoup de choses ont été créées et développées ici dans la musique d’avant-garde, loin des États-Unis.
Comment appelez-vous votre musique ?
Je n’ai jamais pensé à définir ma musique, mais je dirais que je continue à l’appeler jazz, c’est de là que je viens. Je dirais : jazz d’aujourd’hui, au moins en ce qui me concerne. Je ne vois pas comment je pourrais l’appeler autrement, même si des gens me disent : « ce n’est plus du jazz ! ». Je me moque que ce soit du jazz ou non, ce doit être surtout de la bonne musique. Mais je pense que tous les éléments du jazz — surtout émotionnellement — sont encore là, de façon plus progressiste et plus intensive qu’auparavant.
Quel genre de relations avez-vous avec une compagnie de disques indépendante comme Free Music Production à Berlin ?
J’ai d’excellentes relations avec FMP parce que je joue souvent avec Peter Brôtzmann, mais je suis actuellement sous contrat avec MPS. Mon contrat se termine bientôt et je crois que je vais faire partie de FMP comme membre à part entière, plus seulement comme « guest artist ». MPS est une compagnie prospère où je bénéficie de conditions très intéressantes, j’aurais été idiot de ne pas accepter d’y entrer.
L’une des caractéristiques les plus intéressantes du nouveau jazz européen est son « internationalisme »…
Le plus bel exemple en est le Globe Unlty Orchestra où il a des musiciens de presque tous les pays d’Europe. Avec cet orchestre, nous allons maintenant si loin, nous sommes si soudés les uns aux autres qu’il n’est plus nécessaire d’avoir des arrangements ou même des compositions — nous sommes maintenant capables de jouer pendant une ou deux heures une musique continuellement librement improvisée, qui, pourtant, sonne très bien et que l‘on pourrait croire, en l‘entendant, très organisée alors que tout y est spontané. Dans le Globe Unity, il y a des musiciens de Belgique, de Hollande, d’Allemagne. d’Angleterre, de Scandinavie... Il n’y a pas de meilleur exemple pour illustrer les progrès de la musique européenne, Tous les musiciens de l’orchestre pensent vraiment à comment faire de la musique libre ils ne se contentent pas de crier dans leur instrument. Ils s’écoutent les uns les autres, ils écoutent ce qui se passe...
Quelles seront vos prochaines activités ?
D’abord une tournée en Amérique latine, subventionnée par le Goethe Institut, avec Joachim Kühn, Pierre Favre et Gunter Hampel, chaque musicien devant jouer seul. Peut-être qu’à la fin du concert nous jouerons ensemble, mais ce projet est avant tout centré sur le travail en solo. J’ai moi-même enregistré un album en solo il y a deux ans : la musique n’y est pas aussi spontanée que celle que j’ai l’habitude de jouer. J’ai découvert des trucs sur le trombone en jouant des doubles notes harmoniques [1], ça fait des petites chansons à deux voix, c’est le genre de musique que je vais jouer en Amérique latine.
Quelle est l’attitude des critiques allemands à l’égard de votre nouvelle musique ?
Quelques-uns pensent que ce serait beaucoup mieux si je jouais comme je le faisais il y a dix ans. Ils regrettent le « bon vieux temps », mon quintet des années 60... S’ils aiment tant la musique de cette époque, ils n’ont qu’à acheter mes disques, ils ne sont pas obligés d’écouter ce que je fais maintenant si ça ne leur plaît pas. Il y a dix ans que j’essaie de jouer le plus de musique improvisée possible, et le moment est venu de pouvoir jouer une musique totalement improvisée. Pourquoi ne pas le faire ? Mon but n’a jamais été de m’asseoir derrière un bureau et d’écrire de la musique. Ce qui me plaît, c’est l’improvisation. En fait, en solo — pas à cause de difficultés techniques ou de trucs comme ça — je ne joue pas une musique totalement improvisée, j’utilise encore des thèmes que j’ai écrits. Mais même à ce niveau-là — le solo absolu —, j’essaie d’improviser complètement, de ne pas avoir besoin de jouer un thème. Si vous écoutiez mon disque en solo, vous pourriez dire : « Ce n’est pas possible, ça ne peut pas être improvisé, Ça doit être écrit ! ». Il y a en effet quelques petites choses écrites. mais je veux m’en débarrasser pour arriver à l’improvisation totale.
Passez-vous beaucoup de temps à travailler votre instrument ?
Entre deux et quatre heures par jour.
Vous n’êtes pas venu souvent en France...
En 1969, j’ai donné un concert pour la radio a Paris. J’ai aussi joué dans un club à Metz, le Cat 4. En 70. j’ai fait une tournée subventionnée par le Goethe Institut, nous avons joué à Nice, Toulouse, Marseille. Nancy, dans une dizaine de villes mais pas à Paris. Dans le groupe, il y avait déjà Heinz Sauer, l’actuel saxophoniste du groupe, Manfred Schoof à la trompette, Günter Lenz à la basse et Ralf Hübner à la batterie. Les gens étaient très réceptifs, je ne comprends pas pourquoi il n’y a pas de demande pour notre musique à Paris, pourquoi les gens semblent ne pas s’y intéresser.
Propos recueillis et photographies : Gérard Rouy
Discographie sélective : https://www.discogs.com/fr/artist/297020-Albert-Mangelsdorff
[1] Il est probable que Mangelsdorff a travaillé ce “style multiphonique” en écoutant son collègue au sein du Globe Unity Orchestra, le maestro Paul Rutherford, développer cette technique depuis des années dans ses solos improvisés, Mangelsdorff a adapté cette technique dans le jeu tonal. Elle consiste à produire un son soufflé et un son chanté, les vibrations (partielles) de la colonne d’air sont alors manipulées pour mobiliser les harmoniques correspondantes jusqu’à ce qu’elles deviennent audibles, et des sons multiples à deux, trois ou même quatre voix peuvent ainsi être émis simultanément.