30e anniversaire du 1er au 3 novembre 2024 du Festival Densités
Installé dans la Meuse profonde, à Fresnes-en-Woëvre, le festival Densités se propose depuis 30 ans d’être à l’affût des tendances les plus actuelles de la création d’aujourd’hui et d’ouvrir un espace pour les artistes renommés ou novices de la scène française et internationale de l’improvisation musicale, du free jazz, de l’avant rock, de la musique trad détournée, de la danse, de l’improvisation poétique, de la performance, etc. Cette programmation d’une vingtaine de spectacles sur trois jours prend aussi en compte la situation en territoire rural en proposant un accueil et une convivialité non feinte, pour bénéficier aux gens venus de loin, comme au public local.
Densités demeure l’un des derniers points d’ancrage forts de la scène de la musique « créative » et inventive hexagonale, de ceux qui résistent aux vents dominants de l’entertainment généralisé et de la musique (voire du jazz !) d’ameublement muséifiée, au moment où l’on apprend par exemple la disparition d’autres splendides îlots d’invention artistique qu’étaient le festival Le Bruit de la Musique dans le nord-est de la Creuse et Sonic Protest à Paris, autour et ailleurs…
Depuis 1990, l’association Vu d’un Œuf partage avec le public un ensemble d’actions artistiques engagées et axées autour de la musique et de ses relations avec d’autres arts tels que la danse, l’image et la poésie. Le projet artistique basé sur la création contemporaine et la pratique de l’improvisation s’exprime au travers du festival Densités, d’ateliers en direction des jeunes et de publics adultes et « empêchés » et d’autres productions artistiques (expositions, résidences, disques). Les propositions de l’association permettent la création et la proposition d’expressions innovantes, la valorisation d’une territoire, la rencontre et la mise en réseau de publics variés.
Vu D’un Oeuf est une structure conventionnée avec la DRAC Grand Est, la Région Grand Est, le Conseil Départemental de la Meuse et la Codecom du Territoire de Fresnes-en-Woëvre. Autres partenaires : CTEAC du Pays de Verdun, Adapeim. Aujourd’hui labellisée ’Centre artistique rural’, l’association est membre de la Plateforme des Musiques de Création Grand Est du Réseau Futurs Composés, elle fait également parti du réseau Service civique ainsi que du dispositif Pass Culture et reçoit les soutiens spécifiques de la Spedidam, l’ONDA et de la Maison de la Musique Contemporaine. En 1994, Vu D’un Oeuf a créé le label de disques « KHôKHôT ». Épuisées (ou presque), l’ensemble de ces références sont progressivement disponibles sur Bandcamp.
Près de soixante artistes, jeunes et moins jeunes, confirmés ou débutants, enflammèrent le 30e anniversaire du festival meusien avec, au bout du chemin, une kermesse et un bal en « surréalité » augmentée afin de fêter dignement les 30 ans de ce festival convivial et décidément plein de vie.
Vendredi 1er novembre : Frédéric Le Junter & Alfred Spirli ; Maxime Lemoing ; Otto (Camille Emaille, Pol Small & Gabriel Valtchev) ; Matthias Muche’s Bonecruscher ; Julien Carlier, Tom Malmendier & Emilie Skrijelj ; Lisa Barkas & Yann Leguay
Emmanuelle Pellegrini, directrice et programmatrice, par ailleurs poète sonore et performeuse, nous dresse un bilan sensible de ces trente années en apnée créative.
Quelles étaient les grandes options de la création du festival il y a trente ans ?
J’en parlais récemment à mon ami Arnaud Rivière qui organisait Sonic Protest et qui s’est arrêté récemment, quand on fait la première édition on n’a aucune idée bien sûr que ça va durer trente ans ! C’est [le clarinettiste] Xavier Charles qui a monté le premier festival en 1994, je l’ai aidé au début. J’ai repris le festival en 2000 quand on a eu des difficultés politiques à Verdun et qu’on a dû partir, la plupart des bénévoles dont je faisais partie voulaient tout arrêter mais j’ai dit : « On continue ! ». Et on est arrivé ici à Fresnes.
Dans quels lieux se sont déroulées les différentes éditions du festival Densités ?
La toute première édition s’est passée au Théâtre de Verdun, après dans une MJC qui est devenue une SMAC et après pendant deux éditions dans une salle qu’on appelle « la maison de la famille Adams », une sorte de manoir bizarre dans un quartier de Verdun, un lieu pas très adapté. Quand on est arrivé ici à Fresnes, c’était un peu pareil puisque ce n’était pas rénové. C’était très vieux mais c’était marrant, il y avait cette atmosphère impressionnante de salle de bal au niveau sonore, c’est une salle magnifique, elle sonne super bien pour toutes les musiques. Moi je programme depuis 2000, je suis contente car il semble que ça va de mieux en mieux, il s’agit de montrer l’hybridité de la musique et comme je ne suis pas musicienne je n’ai pas de parti pris, personnellement j’écoute Prince et Evan Parker, je m’en fiche complètement et je pense que ça a joué. Là où on était auparavant on ne pouvait pas ni faire de danse ni faire d’autres formes, et ici l’espace le permettait, pour moi c’était top ! Au départ, le festival programmait uniquement de la musique, ça s’est ouvert à la danse, à la performance, à l’image, à des expositions de machines sonores dans des salles extérieures, de Frédéric Le Junter, Pierre Berthet, Jean-François Plomb, Robbie Avenaim l’an dernier, beaucoup d’installations… !
Le festival est porté par l’association Vu D’un Oeuf…
Vu D’un Oeuf est une associaton loi de 1901 qui aujourd’hui est labellisée ’Centre artistique rural’ par le ministère. Nous avons une activité toute l’année, en passant de Verdun à ici à Fresnes, nous avons bâti ce qu’on appellerait une saison même si nous n’avons jamais eu de lieu, en se baladant d’un endroit à un autre, on a construit avec notre environnement. Il y a un foyer pour personnes en situation d’handicap au bout de la rue, tout de suite on les a intégrés, il y a deux, trois, quatre personnes qui sont dans l’équipe, qui sont membres de Vu D’un Oeuf et qui sont très actifs. On a fait des tas de projets artistiques avec eux, dont le dernier, le groupe Foudre Rockeur. Nous faisons des concerts et spectacles toute l’année, souvent en direction de la jeunesse, beaucoup d’ateliers parents-enfants, des ateliers artistiques dans les écoles, des actions en détention, aussi sur des projets un peu plus précis en direction de la petite enfance, tout ça sur la moitié de la Meuse. Depuis quelques années on a des difficultés de lieux, de salles, la salle où se déroule actuellement le festival n’appartient plus à l’inter-communalité, elle est redevenue communale, il se trouve que nous avons de très mauvaises relations avec la mairie de Fresnes, depuis que la mairesse qui nous avait accueillis est partie, on ne sait pas trop pourquoi…
L’équilibre du festival est-il lié aux alternances politiques ?
Je pense que ça joue, on a deux députés Rassemblement National en Meuse, depuis cinq ans ça devient très fort alors qu’ici on n’était pas du tout sur des terres de fachos, c’est très récent, car la Meuse était un territoire agricole avec une droite très modérée avec laquelle on travaille très bien, aucun problème…
Samedi 2 novembre : Ensemble LUCILIN (Morton Feldman) ; Ruderal IV (Eric Cordier, Elsa Ferret & Unglee IZI) ; Mørke (Pierre Denjean & Alexandre Ries) ; Sophie Agnel & Michael Zerang ; Marc Baron & Jean-Philippe Gross ; The Ex (Katerina Bornefeld, Arnold De Boer, Terrie Hessels & Andy Moor)
Travaillez-vous avec d’autres partenaires proches de la Meuse ?
Nous travaillons pas très loin d’ici sur le département de Meurthe-et-Moselle, avec un théâtre à Jarny, nous travaillons également au moins deux fois dans l’année avec Fragment à Metz, aussi avec Musique en Mouvement qui est un projet mené par le pianiste Loris Binot, il joue avec l’accordéoniste Emilie Skrijlej qui est de Metz, cette année il y avait pas mal de gens du coin, comme Maxime Lemoing qui a fait la promenade dans la nature autour de la salle, il est lui aussi de Metz, comme le batteur Tom Malmendier qui est un Belge qui a migré à Metz…
En trente ans, quels sont les musiciens qui ont joué le plus souvent au festival ?
Ceux qui ont le plus joué, je crois que c’est [le DJ et « platiniste » québécois] Martin Tétreault, [le guitariste et ancien directeur du Centre Culturel André Malraux de Vandœuvre-lès-Nancy, décédé en 2016] Dominique Répécaud, [le saxophoniste] John Butcher, un grand habitué, Frédéric Le Junter évidemment qui est un peu devenu notre parrain car il a joué à la première, à la dixième, à la vingtième, ainsi que [le guitariste] John Russel, je jouais avec lui en duo, j’improvisais des textes avec lui, une vraie rencontre humaine et musicale, il nous manque évidemment… On a fait un petit diaporama des trente ans et il commence à y avoir quelques personnes décédées, ça fait bizarre, on a repensé avec [l’ « électroniste »] Jean-Philippe Gross à Laurent Dailleau, cet incroyable musicien qui est mort à 50 ans… Alors, quels furent les plus fidèles ? Le groupe de noise rock Sister Iodine qui a joué ici trois fois, Jérôme Noetinger, Lionel Marchetti, les The Ex ne sont venus que deux fois comme groupe, mais je les ai invités plusieurs fois séparément : Terrie [Hessels] pour pas mal de projets, dont un un duo avec Han Bennink il y a deux ans ; très beau souvenir aussi de Rebetika, le projet de Andy Moor avec Yanis Kyriatides, et Jos aussi, alias GW Sok, l’ancien chanteur, on l’a invité par la suite pour dire ses poèmes que j’adore… Voilà, il y a tellement d’aventures, c’est un peu dur de résumer...
Dimanche 3 novembre : Ivan Gruselle & Emilie Borgo ; Yann Leguay ; TOC : Jérémie Ternoy, Ivann Cruz, Peter Orins ; Lotus Eddé Khouri & Jean-Luc Guionnet ; Dans les arbres : Xavier Charles, Ivar Grydland, Christian Wallumrod, Ingar Zach + Yumiko Tanaka
Trente ans après, le festival Densités a-t-il toujours les mêmes rêves ?
J’essaie de sortir de ma zone de confort de ne pas toujours programmer des choses que j’aime à 100%, mais que j’estime importantes à faire écouter. Je pense que comme on est en train de vieillir, l’important est de se renouveler, de chercher des nouvelles expressions, des jeunes gens… Je me balade pas mal dans le monde germanique, pour différentes raisons, j’aime bien par exemple aller à Vienne en Autriche où il y a une scène super vivante, ça me fait plein de découvertes, l’an dernier on avait un gros focus sur l’Autriche avec deux gros projets, on collabore avec le festival Wien Modern à Vienne, cette hybridation me passionne. C’est ça le défi après trente ans, comment on renouvelle et comment aussi on est fidéles, c’est un mélange des deux, je pense aussi que le public aime trouver des choses connues et de l’inconnu...
Comment vois-tu l’avenir du festival ?
En dehors de Fresnes-en-Woëvre, ce village de 750 habitants, on n’a aucune difficulté, mais le problème c’est que ça devient très hostile à Fresnes, on va changer d’endroit, en Meuse bien sûr. On est deux salariés au bureau, plus la comptable et trois ou quatre à tourner autour, on est seuls toute l’année. Puis quand arrive le festival, c’est génial, Xavier Charles est là, tout le monde arrive pendant un mois, c’est plutôt joyeux, on est tous ensemble, on prépare tout ça. Mais toute l’année c’est long, il faut qu’on aille maintenant à un endroit où on est un peu désirés, sinon c’est trop dur…
Le climat politique local pose-t-il un problème ?
Pour l’instant, il y a deux députés du Rassemblement National en Meuse, donc ça impacte différemment, on n’est pas surpris. Les maires que je connais ont très peur des municipales qui approchent à grand pas, par exemple le président du Département qui était là à l’ouverture du festival, il s’est fait battre aux législatives par le RN, et notre député du sud-meusien qui est quelqu’un de bien s’est lui aussi fait éjecter par le RN, les perspectives sont difficiles, les municipales ça risque de faire très mal…
Reportage © Gérard Rouy
-----------------
https://vudunoeuf.com/densites/