Marc Copland et son quartet était à Mâcon une fin d’après-midi dominicale début décembre, on a profité de l’occasion.
Propos recueillis par Loleh Dorison le 1er décembre 2024 au Crescent, Mâcon.
Pour cette interview, j’ai décidé d’évoquer votre carrière dans son ensemble car, pour une grande part, je n’étais pas née... j’ai donc beaucoup de questions.
Marc : (rieur) Je pensais que tu aurais 65 ans !
Loleh : Tout d’abord, vous êtes né à Philadelphie et, si l’on consulte Google, on constate que beaucoup de grands jazzmen sont nés dans cette ville, alors pensez-vous être également né avec une prédisposition pour le jazz ?
Ah ah ! Je ne pense pas que cela fonctionne de cette manière.
Si on regarde bien, il semble que beaucoup de gens qui sont nés là-bas furent ou sont encore très talentueux.
Je pense que l’on peut dire la même chose de beaucoup de villes dans le monde. Par exemple à Détroit, il y avait les frères Jones. Ce que je trouve un peu inhabituel par contre, c’est que dans mon lycée, il y avait Michael et Randy Brecker. Michael et moi étions très proches. Mais oui, je pense que la plupart des grandes villes ont un bon nombre de grands musiciens.
Avez-vous grandi dans une famille de musiciens ?
Non, mon père était avocat, mon frère est devenu avocat et professeur de droit. Donc, moi j’étais un peu l’étranger de la famille...
L’intrus ?
Exactement.
Quels sont les grands musiciens dont vous vous inspirez ?
Il y en a tellement... difficile de savoir par où commencer. J’ai commencé comme saxophoniste avant de venir au piano, alors si je devais en choisir trois, ce serait Joni Mitchell, la façon dont elle joue du piano, Bill Evans et Herbie Hancock. Mais en tant que musicien, on essaie d’écouter tout le monde. J’ai toujours été très intéressé par la musique classique de la fin du XIXème siècle jusqu’à la première moitié du XXème siècle ; donc Debussy, Ravel, Satie, Chostakovitch, Prokofiev, Bartók, ont été des inspirations. Plus je les écoutais, plus je me rendais compte que cette musique impliquait une réflexion très poussée, très complexe, mais souvent très belle et parfois très puissante. Cela m’a donc fasciné et grandement influencé. Et c’est toujours le cas.
Vous avez débuté professionnellement comme saxophoniste avant de revenir au piano, que vous aviez d’ailleurs abandonné à l’âge de 10 ans, je crois. Quelle est la différence entre Marc Cohen le saxophoniste et Marc Copland le pianiste ?
C’est comme Docteur Jekyll et Mister Hyde. En fait, lorsque je jouais du saxophone, je ne me suis jamais vraiment senti à l’aise. J’étais très jeune, je voulais vraiment réussir, et j’étais à New York et tout allait très vite. Beaucoup de stress. Et quand je me suis mis au piano, tout est devenu cool. Je me détendais, j’entendais les sons dans ma tête comme je voulais les jouer. Je savais que je devais prendre le temps d’étudier, de m’y mettre à fond. J’ai immédiatement senti que j’étais au bon endroit. La période sérieuse du changement a duré six, sept, huit mois, et bien sûr cela signifiait que je devais quitter la carrière que j’avais bâtie jusque là. J’ai eu depuis une conversation intéressante avec un ancien collègue, le pianiste américain Don Grolnick. Il m’a dit que lui et Mike Brecker, mon ami depuis le lycée, en avaient parlé et ils m’ont dit, des années plus tard : « Il fallait vraiment beaucoup de cran, beaucoup de courage pour faire ce que tu as fait ». Et j’ai répondu : « Je comprends que ça en ait l’air », mais ce n’est pas ce que je ressentais . Ce que j’ai ressenti, c’est qu’avec le saxophone, je me frappais la tête contre un mur de pierre, je n’arrivais à rien. Et plus je m’intéressais au piano, aux couleurs, à l’harmonie et à tout ça, plus je me sentais chez moi. Si vous avez le choix entre un mur de briques et la maison, c’est un choix très facile. Maintenant, tout ce qui allait avec était un peu délicat, mais tout cela pouvait être résolu. L’important étant de faire le choix principal de la bonne manière. Et si je ne l’avais pas fait, je me serais battu contre moi-même pendant des années. D’une certaine manière, c’était très facile. J’ai quitté New York, j’ai dû recommencer à zéro en tant que pianiste et c’était amusant. Puis je suis revenu dix ans plus tard et c’était plutôt cool, parce que même si la scène avait changé en dix ans, je jouais toujours avec des gens de New York, même si je n’y vivais pas et je savais toujours de quoi il retournait. C’était un peu comme un de ces films où le personnage principal meurt mais revient à la vie pour avoir une seconde chance. En fait, je me suis senti très chanceux, parce que j’ai pu tout expérimenter d’une manière nouvelle et plus confortable pour moi.
Y a-t-il une raison spécifique pour changer de nom ou était-ce pour différencier les deux carrières ?
C’est parce qu’il y avait une pop-star avec le même nom de famille ! Il m’est arrivé d’être appelé pour faire ses concerts ! J’ai su que je n’étais pas la bonne personne car ils voulaient que je chante !
Du début de sa carrière jusqu’à sa mort, vous avez beaucoup joué avec John Abercrombie et vous avez fait un magnifique album qui porte son nom, John. Avez-vous enregistré ses compositions comme une conversation supplémentaire entre vous, une sorte de conversation finale avec lui, malgré sa mort ?
Ce qui s’est passé, c’est que le producteur français Philippe Ghielmetti, avec qui j’ai travaillé par intermittence pendant de nombreuses années, m’a appelé un jour et m’a dit qu’il voulait faire jouer à un pianiste toutes les compositions de Gary Peacock. À l’époque Gary était encore en vie. Et il m’a dit, « tu sais que tu es l’homme de la situation, qui d’autre pourrais-je prendre ? » J’ai répondu par l’affirmative et nous avons donc travaillé sur le projet qui s’est avéré très bon. J’ai pu en parler avec Gary qui ne m’a pas dit quoi faire, mais que si j’avais des questions bien sûr — j’ai joué avec lui pendant si longtemps — il y répondrait. J’ai pu lui donner une copie du Cd avant qu’il disparaisse. Puis John est décédé et pour moi ce fut un grand changement car j’avais évidemment perdu l’un de mes principaux partenaires. J’ai appelé Philippe et je lui ai dit que nous devions faire « John » comme nous avions fait Gary et il a acquiescé. Et bien sûr, John n’a jamais pu l’entendre, ce qui est triste. Mais cela m’a semblé être la chose naturelle à faire.
Vous avez joué dans différentes formations, que ce soit en solo, en duo ou en quartet. Y a-t-il une formation que vous préférez ou s’agit-il d’approches différentes à chaque fois, musicalement parlant ?
Chaque fois que je travaille avec Robin (Verheyen), je suis très heureux (Robin est dans la pièce à ce moment-là).
Robin : Je n’attendais que ça !
Mais ce qui est bien pour moi avec Robin, c’est que j’ai le même genre de relation étroite, personnelle et musicale, que j’avais avec John et Gary, sauf que cette fois, je suis le partenaire le plus âgé ! Je peux donc être autoritaire (Robin rit aussi) ! C’est bien quand on a ça, vous savez. On me pose souvent cette question : que préfères-tu ? Je réponds généralement ce que je n’ai pas fait au cours des dernières semaines. J’ai fait du quartet pendant un certain temps, puis, il y a trois ou quatre mois, j’ai commencé à faire des œuvres en trio, ce qui a constitué un changement agréable. Aujourd’hui, je suis en train de discuter avec mes collègues de la possibilité de faire des solos. Parce que si vous faites toujours la même chose, cela devient ennuyeux au bout d’un moment.
Je ne sais pas si vous l’avez déjà fait, mais aimeriez-vous enregistrer quelque chose en duo avec une chanteuse ou un chanteur de jazz ?
Tony Bennett aurait été formidable, mais il n’est plus là... J’avais l’habitude de travailler assez fréquemment avec des chanteurs et chanteuses il y a très longtemps. Mais au bout d’un moment, il n’y avait plus de raison de le faire. Mais si le bon projet se présentait, je serais bien sûr intéressé. Vous savez que je suis ami avec Sheila Jordan. J’ai été en contact avec Roberta Gambarini qui était intéressée. Cela fait quelques temps maintenant… Nous verrons, mais c’est quelque chose de spécial. Je pense que le faire en duo, oui, ce serait idéal. Absolument.
Diriez-vous que jouer en solo ou un duo est émotionnellement plus fort qu’un quartet ?
Non, mais ce que je dirais, c’est qu’après un concert solo, c’est comme si vous veniez de courir 20 kilomètres.
Vous êtes épuisé.
Oui, exactement. Alors qu’avec un groupe, c’est amusant ! On rebondit sur ce que font les autres et on joue ensemble. Pour moi, en solo, c’est un peu comme monter sur scène et même si je n’utilise pas de mots et que je fais un bon concert et dire aux gens tout ce que j’ai sur le cœur. Ce n’est pas facile. Parfois, j’ai l’impression de passer une heure sur le divan d’un psychiatre. Mais avec des notes au lieu de mots. Et vraiment, si je le fais de la bonne manière, c’est aussi profond que ça, il faut juste tout donner. Il n’y a pas de « ok, tu joues un solo maintenant », tu n’as pas ça. C’est donc très épuisant mais très gratifiant aussi. C’est la musique !
Vous semblez apprécier les tempos lents et moyens, pourquoi ?
Quand je jouais encore du saxophone, j’avais 18 ans, c’était mon dernier été à Philadelphie avant d’aller à l’université à New York. Cet été là, je suis allé étudier avec un gourou du saxophone qui enseignait à tout le monde, notamment David Liebman, Mike Brecker, Steve Grossman. Il s’appelait Joe Allard. C’était un homme merveilleux. Il ne jouait pas du tout de jazz mais savait tout faire avec l’embouchure, la technique et tout le reste. Nous avons sympathisé et je me souviens qu’un soir, je l’ai regardé et lui ai dit : « Je veux apprendre à jouer vite ». Il m’a répondu : « Oh ! Jouer vite, c’est facile ». Il m’a dit et c’est une chose très sage et juste qu’il m’a enseignée : « Tu travailles sur quelque chose jusqu’à ce que tu puisses le jouer de façon vraiment détendue, à un tempo facile, et ensuite tu deviens progressivement plus rapide. » Et c’est tout à fait vrai. Ce n’est pas difficile, la chose la plus ardue, je pense, est de jouer une ballade et de la faire sonner comme quelque chose que vous connaissez, faire en sorte que ça sonne comme si ça venait d’ici (il montre son cœur). Et j’aime ça, j’ai toujours voulu jouer de cette façon même si c’est plus difficile. Si c’était facile, tout le monde le ferait. Il y a un million de jeunes pianistes, tous géniaux, qui peuvent tout jouer aussi vite que vous pouvez l’imaginer. Jouer sur un tempo lent, c’est beaucoup plus compliqué.
Certains critiques vous comparent aux musiciens impressionnistes, aux peintres. Êtes-vous d’accord ?
Oh, à cent pour cent ! Je ne suis pas que cela, mais pour une grande part oui. Les impressionnistes français en particulier, j’ai toujours aimé ce son. Quand je vais dans un musée, je n’y vais pas souvent, sur un jour de relâche, que je sois en Amérique ou en Europe, je cherche le musée qui possède le plus de peintures impressionnistes. Si je suis chanceux c’est un lundi ou un mardi car il n’y a peu de monde. Je m’arrête devant, disons un Monet, je m’approche au plus près et je le regarde pendant deux, trois, quatre minutes, puis je recule de deux mètres. Je le regarde encore pendant plusieurs minutes, puis je recule encore de deux mètres. Et je continue ainsi jusqu’à ce que j’ai atteint la distance maximale dans certains musées, si la porte est bien placée, on peut passer dans la pièce voisine et continuer à voir l’œuvre. J’ai découvert la plupart de ces peintures, en particulier celle de Monet, il y a des années et cela m’a fasciné. Parce que quand vous les regardez de très près, on dirait que quelqu’un a pris un pinceau et a jeté des couleurs sur une toile. Puis cela devient plus clair à mesure que l’on recule. Et si l’on s’éloigne suffisamment, on dirait que quelqu’un a pris une photographie, tout est parfaitement net, il n’y a rien plus rien d’impressionniste. Je trouve cela réellement fascinant. D’une certaine manière, je pense la musique de la même façon. Je veux obtenir une image claire, mais j’essaie d’utiliser des lavis de couleur pour y parvenir. Et vous savez Debussy, je ne sais pas si c’est vraiment connu, mais d’après ce que j’ai lu, il n’aimait pas les musiciens de son époque, à l’exception d’Erik Satie. Et même là, ils avaient une sorte de relation d’amour-haine, c’est très intéressant. Mais il sentait qu’il n’avait vraiment rien en commun avec les musiciens, mais plutôt avec les peintres. Ainsi, lorsqu’il sortait en soirée, boire un verre, c’était avec des peintres, il les aimait bien. A cette époque, tous les musiciens, surtout en France, essayaient de copier Richard Wagner. Et cela ne l’intéressait pas, ce qui était bien sûr formidable ! Tout cela est parfaitement logique pour moi. Je ressens la même chose avec ces peintures qu’avec la musique impressionniste française, mais aussi avec Joni Mitchell, et j’en passe, avec tout ce qui a des couleurs.
Nous avons vu l’aspect pictural mais, quand j’écoute la plupart de votre musique, je la trouve généralement très poétique, comme s’il s’agissait parfois d’une histoire, d’une prose, qu’en pensez-vous ?
Oui, bien sûr. Vous savez, sur beaucoup de mes albums, un vieil ami, qui est aussi un merveilleux poète, nommé Bill Zavatsky a écrit des poèmes. La première fois que je lui ai demandé de le faire, il m’a envoyé un fax en disant « voilà ce que j’ai » et il avait écrit des notes de pochette très ordinaires décrivant l’ordre des soli et ceci et cela… Je lui ai répondu en disant « c’est horrible mec ! Tu es un poète, fais ce que tu sais faire ». Il m’a répondu « oh ok » et il a raccroché. C’était pour mon troisième album, « softly », et il a finalement écrit un joli poème sur ce que c’était que de venir m’écouter au concert régulier que je donnais à l’époque tous les lundis soirs à New York avec un trio. Je me souviens qu’il est arrivé par fax, j’étais en studio avec deux gars du label, nous étions en train de mixer. Nous avons commencé à le lire et nous nous sommes dit « Oh mon Dieu ! C’est génial ». Je pense que c’est ce que je ressens. C’est pourquoi j’aime avoir des poèmes plutôt que des notes de pochette. Quelques fois, Bill n’a pas pu le faire alors j’en ai écrit à sa place. Ils ne sont pas aussi bons que les siens ; mais je me sens alors un peu comme Joni Mitchell qui a peint beaucoup de pochettes pour ses albums. J’ai toujours pensé que c’était plutôt cool. Je ne sais absolument pas peindre mais je pense que si j’écris un poème, au moins je dis quelque chose qui a un rapport avec le projet.
Vous êtes très souvent en Europe, qu’est-ce qui vous attire ici ? Y a-t-il une raison particulière ?
La musique, le travail, les musiciens, le public, tout. Comme chaque musicien, je veux faire de la musique, je veux continuer à m’améliorer, et une façon d’y parvenir est de continuer à jouer. Et il est vrai que le public ici est très élogieux à mon égard. Ces dernières années, j’ai beaucoup joué avec des musiciens européens et c’est super.
Dernière question : quelle est la suite ?
Nous allons jouer !
Et ensuite ?
C’est ce que nous faisons ! Le but est de ne pas trop planifier, de laisser les choses se faire.