Ces années-là, le festival de Juan-les-Pins c‘était vraiment formidable, Charles Mingus avec Eric Dolphy, le nouveau quintette de Miles Davis avec Wayne Shorter, Herbie Hancock, Ron Carter et Tony Williams,les orchestre de Don Ellis et de Woody Herman, John Coltrane et A Love Supreme, Chris McGregor et les Blue Notes, les jam-sessions et autres bœufs au Pam-Pam, et les français Jef Gilson, Bernard Lubat, Jean-Luc Ponty, Martial Solal, les Double-Six… toute une époque révolue, que de souvenirs…

Tenez, par exemple : 1966, Duke Ellington et son Orchestre avec Ella Fitzgerald, le quartet de Charles Lloyd avec Keith Jarrett, Cecil McBee et Jack DeJohnette pour la première fois en France. Le pianiste fit forte impression et fut vraiment LA révélation du festival.

Notre cher Maurice Cullaz, ami de tous les musiciens et alors Président de l’Académie du Jazz avait réussi à trouver un lieu nommé Music Hall d’Été situé derrière le Vieux Colombier afin d’organiser des jam-sessions après les concerts. La nouvelle fit le tour de Juan grâce à des petits cartons d’invitation que nous distribuions partout… et le moins qu’on puisse dire c’est qu’avec le bouche-à-oreilles en plus le succès fut immédiat, l’assistance nombreuse chaque soir… et particulièrement cette nuit au cours de laquelle Keith Jarrett se mit au piano accompagné par Jack DeJohnette à la batterie, oui vous avez bien lu, qui furent rejoint par le trompettiste Cat Anderson, le spécialiste du suraigu dans l’orchestre du Duke qui s’écriait à la fin du morceau : « j’ai joué free, j’ai joué free !!! ». C’est au cours de cette soirée mémorable que le saxophoniste Paul Gonsalves, l’auteur des 27 chorus sur Diminuendo and Crescendo in Blue au festival de Newport 1956, passablement excité, fonça littéralement sur moi en brandissant le fameux petit carton, le posa au verso sur la table et me demanda : « write me a number » en me tendant son stylo ; plus qu’étonné et pourquoi ne pas le dire ravi, j’écrivis le chiffre 7 en plein milieu ;en quelques secondes il fit ce dessin qu’il signa et me donna en disant « voici le portrait d’Igor Stravinski ! »

« voici le portrait d’Igor Stravinski ! »

Le lendemain, nous invitions, Michel Delorme et moi dans nos décapotables rouges, un Cat Anderson, décidé à se payer du bon temps, au vernissage de Ben à la galerie Jacques Casanova à Antibes. Nous n’avions jamais vu auparavant un chat prenant un tel pied au cours d’un vernissage pendant lequel chaque personne étaient invitée dès l’entrée à dérouler un rouleau de papier hygiénique rose dans la rue « it’s possible, I can do that ? really ? » demandait le musicien hilare tandis que le performer faisait de la dripping music, son assistant monté sur une échelle déversant de l’eau sur un parapluie que Ben tenait cérémonieusement… et que dans la rue il y avait un bordel monstre avec notre Cat mort de rire…

Deux ans plus tard, 1968. Michel Delorme l’infatigable, cherche désespérément un lieu pour bœuf suite à l’éphémère Music Hall d’Eté… Il rencontre par hasard une personne qui tient une boîte de nuit au nom prédestiné le Early Bird (cela ne s’invente pas !) et propose au patron prénommé Hector (cela ne s’invente pas non plus !) de lui faire venir du monde après ses strip-teaseuses et son comique à deux balles, à condition d’embaucher un trio piano-contrebasse-batterie comme élément de base… et hop convaincu pour un essai, l’Hector engage Siegfried Kessler au piano, le contrebassiste Jean-François Catoire et Christian Vander à la batterie ; résulta cela ne désemplit pas après les concerts du Festival qui avait comme vedette cette année-là le saxophoniste ténor qui avait fait un véritable tabac : Pharoah Sanders… Après sa prestation, l’inlassable Michel Delorme demande au Pharaon alors beau comme un dieu de venir faire le bœuf et annonce l’occasion à tous les aficionados qui répercutent à tous les amateurs. La boîte est pleine à ras bords, Michel Roques s’est joint au trio et l’atmosphère est déjà caliente quand se pointe Pharoah cornaqué par M.D. Un frisson parcourt l’assistance au souvenir de sa prestation sur scène, le frisson tournant au cauchemar lorsque le musicien se lève au bout de vingt minutes et sort… pour aller à l’hôtel chercher son instrument et rejoindre les musiciens sur le thème The Holy One, enregistré sous le titre The Creator has a Master Plan. Ce fut du délire pendant près de deux heures, prestation digne des plus grands chases, Michel Roques tirant remarquablement son épingle du jeu. J’en ai encore la chemise trempée aujourd’hui quand j’y pense… alors qu’à ce moment inoubliable j’étais coincé entre deux créatures de rêve, les strip-teaseuses emballées, qui ne me faisaient pas rêver du tout tant j’étais emporté, ballotté, brinqueballé dans ce tourbillon, ouragan, maelstrom musical inespéré…

Il se passait tellement de choses au cours de ces années 60 à Antibes-Juan-les-Pins…

:::: : © Jacques Chesnel (Jazz divagations):::: :


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