Après une première chronique présentant une série de rééditions et d’inédits de Sun Ra (mise en ligne le 15/10/08), en voici une seconde qui passe en revue cinq parutions récentes consacrées à l’un des plus singuliers compositeurs et chefs d’orchestre de l’histoire de la musique afro-américaine. Cette riche production permet de penser que ce musicien légendaire, mort il y a seize ans, n’est pas complètement oublié des amateurs de jazz — signalons par ailleurs que l’Arkestra dirigé par Marshall Allen, l’ancien bras droit du Maître, tourne actuellement en Europe et aux Etats-Unis. Les cinq disques qui font l’objet de cette nouvelle chronique ont la particularité d’avoir tous été enregistrés en public entre 1964 et 1978, ce qui permet de mesurer l’évolution du répertoire scénique de l’orchestre et du déroulement des concerts qui suivaient une progression “spatiale“ selon un rituel bien ordonné. Les trois premiers sont des rééditions, parfois augmentées d’inédits, que se partagent les labels ESP (historique) et Art Yard (nouvellement consacré à Sun Ra), les deux derniers sont des concerts inédits comme en a déjà publié Leo Feigin sur son label Golden Years of New Jazz. Et pour finir, nous attirerons l’attention sur Ronnie Boykins, l’un des fidèles musiciens de Sun Ra, enregistré hors de la “tribu“.

  Sun Ra : "Featuring Pharoah Sanders & Black Harold"

Sun Ra : "Featuring Pharoah Sanders & Black Harold"
ESP 4054 / Orkhêstra

> ESP 4054

C’est évidemment la présence du nom de Pharoah Sanders sur la pochette qui attire l’attention et la curiosité de l’amateur. Encore quasiment inconnu, ce jeune saxophoniste-ténor, fraîchement arrivé à New York, jouait dans les rues du Village et commença à côtoyer l’Arkestra. Il venait juste de réaliser son premier disque (“Paroah’s First“ - ESP 4008) lorsque Sun Ra l’appela pour remplacer John Gilmore qui venait d’être embauché par Art Blakey dans ses Jazz Messengers. Ce disque rarissime, publié au compte-gouttes seulement en 1976 par Sun Ra sur son label Saturn, est la seule trace enregistrée du passage dans l’Arkestra de Pharaoh Sanders qui n’allait pas tarder à rejoindre John Coltrane. Sa carrière ne faisait que commencer. Ce qui n’est pas le cas de l’autre guest star indiquée également sur le recto, le très intéressant flûtiste Black Harold Murray, qui va rapidement disparaître des circuits du jazz. Pour l’anecdote, signalons également la présence du contrebassiste Alan Silva qui sera ponctuellement invité par Sun Ra, notamment lors des premiers concerts français et européens de l’Arkestra en 1970.

on aime !

Augmenté de 45 minutes inédites, ce disque possède d’autres intérêts que la présence de Sanders qui n’intervient en fait que deux fois en soliste, avec l’engagement, la générosité et le lyrisme qu’on lui connaît. C’est également un témoignage historique puisqu’il a été enregistré lors de l’une des quatre journées qui ont clôturé la “Révolution d’octobre 1964“ initiée par la Jazz Composer’s Guild dont les autres acteurs et participants étaient Cecil Taylor, Bill Dixon, Archie Shepp, Paul Bley, John Tchicai et Roswell Rudd… Bref, le gratin de l’avant-garde auquel allait se joindre Sun Ra, musicien encore méconnu qui enregistrait des disques depuis une dizaine d’années, et qui, ce 31 décembre 64, présentait “officiellement“ son orchestre, ses costumes, ses accessoires et sa panoplie d’instruments, devant les aficionados du jazz. Il sortait enfin de l’ombre pour voler vers la lumière. Le concert se déroule en une succession de pièces typiques et variées, souvent enchaînées l’une à l’autre, selon l’ordonnance du chef qui ne joue encore, à cette époque, que du piano (et du célesta). On y apprécie en particulier de très beaux ensembles des bois et cuivres. C’est pourquoi le personnel indiqué au verso, onze musiciens, me semble un peu chiche compte tenu de la richesse et de l’ampleur de certaines parties, et d’autres sources permettent d’ajouter quelques noms, certains avec prudence (?). Dois-je ajouter que cette réalisation me paraît devoir prendre une indispensable dans toute Sunothèque digne de ce nom ? Mais je pense que les fans ne m’auront pas attendu.

  Sun Ra & His Myth Science Solar Arkhestra : "Nidhamu + Dark Myth Equation Visitation"

Sun Ra & His Myth Science Solar Arkhestra : "Nidhamu + Dark Myth Equation Visitation"
Art Yard CD009 / Orkhêstra

> Art Yard CD009

  Sun Ra & His Solar Arkhestra : "Horizon"

> Art Yard CD008

Il fallait bien qu’un jour Sun Ra se rende sur la terre de la civilisation qui l’a tant marquée. Ce qui fut fait, de façon un peu aventureuse paraît-il, en décembre 1971 alors qu’il se trouvait à nouveau en Europe, un an après ses mémorables (et mouvementées aux Halles) prestations parisiennes. Il était accompagné par une formation assez singulière, mais bien dans sa manière de privilégier les hommes avant les instruments et les sections orchestrales. Ainsi, à un seul trompette, l’excellent Kwame Hadi, répondaient sept bois dont quatre saxos-altos, la basse électrique était tenue par l’habituel baryton Pat Patrick, et l’on ne comptait pas moins de trois batteurs, voire quatre lorsqu’on se souvient que John Gilmore en disposait également d’une sur scène. Plusieurs concerts publics, dont l’un télévisé, ou privés (chez le musicien allemand Hartmut Geerken, ami de Sun Ra et grand connaisseur de son œuvre) avaient été publiés sur trois disques Saturn/Thoth. Nous les retrouvons regroupés sur deux CD complémentaires — le documentaire filmé par la télévision, si mes souvenirs sont bons, permettait de voir les light shows de Richard Wilkinson ainsi que les chorégraphies des danseuses.

Sun Ra & His Solar Arkhestra : “Horizon“
Art Yard CD008 / Orkhêstra

Il semble régner une atmosphère extrêmement forte et stimulante durant ces performances d’une grande densité, agencées par les instruments électroniques du chef, le rocksichord, l’orgue et le synthétiseur Moog dont il est à l’époque l’un des tout premiers utilisateurs au monde ! On remarquera les riches ensembles de saxes, les quatuors de flûtes, les puissantes parties de percussion, celles chantées en chœur, et d’excellents solos, ceux du chef et ceux free de Marshall Allen en particulier. La verve créatrice du maître et son application orchestrale sont alors à leur sommet. Pour l’anecdote, on remarquera le futur hymne de l’orchestre, Space Is The Place, dans sa toute première version connue par le disque ; l’album éponyme ne sera enregistré qu’en octobre 1972, après la bande sonore du film du même nom. Encore deux documents intergalactiques de première importance (notons que le CD “Horizon“ est augmenté de plusieurs inédits par rapport à l’album original).

  Sun Ra : "Live in Cleveland"

Sun Ra : "Live in Cleveland"
Golden Years GY 29 / Orkhêstra

> Golden Years GY 29

Sans doute moins indispensable, ce concert enregistré en 1975 apparaît beaucoup plus conventionnel et surtout plus pauvre que les précédents. Moins structuré (mais peut-être n’est-il pas publié en entier ?) il restitue bien l’ambiance des concerts de l’Arkestra tels que nous en avons vu beaucoup à partir de cette époque, mais cette fois le côté visuel fait nettement défaut. En effet, les parties orchestrales et les solos sont réduits à la portion congrue par rapport aux passages chantés et aux percussions. À noter toutefois une Sophisticated Lady de Duke Ellington, qui annonce une orientation des concerts vers un répertoire plus largement emprunté aux grands classiques. Pour collectionneurs avant tout.

  The Sun Ra Arkestra : "Springtime in Chicago"

The Sun Ra Arkestra : "Springtime in Chicago"
Golden Years GY 26/27 / Orkhêstra

> Golden Years GY 26/27

Cet autre concert américain inédit capté en 1978 est d’une autre consistance. D’une part il est sans doute restitué dans son intégralité sur deux CD, d’autre part il montre une palette beaucoup plus large des différentes facettes de l’Arkestra : compositions originales souvent remaniées, passages chantés, séquences orchestrales free (CD 1), alliages d’instruments divers, solos remarquables (Marshall Allen, John Gilmore), et large séquence de “classiques“ revisités (Fletcher Henderson, Coleman Hawkins, Jelly Roll Morton, etc.) entre la fin du premier CD et une bonne partie du second. Tout cela forme un ensemble très représentatif des concerts hauts en couleurs qui faisaient le bonheur du public en ces années 70.

  Ronnie Boykins : "The Will Come, Is Now"

Ronnie Boykins : "The Will Come, Is Now"
ESP 3026 / Orkhêstra

> ESP 3026

Contrebassiste régulier de Sun Ra de 1958 à 1966 (il est présent dans le disque avec Pharoah Sanders), puis de manière intermittente à partir de 1973, Ronnie Boykins (1935-1980) apparaît peu sur le devant de la scène. Élément pourtant indispensable aux “cadences suniques“ et aux déhanchements rythmiques de l’orchestre dont il contribue à la souplesse, il n’est jamais sollicité en tant que soliste par son chef. D’où la bonne idée de Bernard Stollman, patron des disques ESP, de lui proposer une séance personnelle dès le mois d’octobre 1964 dont nous parlions plus haut. Boykins n’a pas sauté sur l’occasion pour effectuer une séance sur le pouce et non préparée, mais a attendu plus de dix ans pour répondre à l’invitation. Il amena six compositions personnelles très élaborées et s’entoura d’un septette original comprenant un trombone, trois saxos et flûtes, et deux percussionnistes.

on aime !

Un mini Arkestra ? Pas vraiment, car s’il se montre fin orchestrateur et sait jouer des contrastes et des couleurs, si l’on apprécie la mise en espace de sa musique, son étrangeté parfois, il dispense un swing à la fois fin, profond et ouvert plutôt mingusien dans l’esprit. Également peu connus, ses compagnons sont absolument parfaits. Qu’est-ce qu’on aurait aimé entendre ce groupe en concert à l’époque ! Ce disque, son seul et unique à ma connaissance sous son nom, nous demeurera d’autant plus précieux. À écouter absolument.

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> Sun Ra : “Featuring Pharoah Sanders & Black Harold“ - ESP 4054 - distribution Orkhêstra

Chris Capers, Al Evans (tp), Bob Northern ? (fhn), Teddy Nance (tb), Bernard Pettaway ? (btb), Black Harold Murray (fl, log dm), Marshall Allen, Danny Davis ? (as), Pharoah Sanders (ts), Pat Patrick (bs), Robert Cummings (bcl), Sun Ra (p, cel), Alan Silva (b, cello), Ronnie Boykins (b), Clifford Jarvis, Jimhmi Johnson (dm), Art Jenkins (space voc).

1. Cosmic Interpretation / 2. The Other World / The Second Stop is Jupiter / 4. The Now Tomorroow / 5. Discipline 9 / 6. Gods On A Safari / 7. The World Shadow / 8. Rocket Number 9 / 9. The Voice Of Pan / 10. Dawn Over Israel / 11. Space Mates.

Enregistré au Judson Hall, NYC, le 31 décembre 1964.


> Sun Ra & His Myth Science Solar Arkhestra : “Nidhamu + Dark Myth Equation Visitation“ - Art Yard CD009 - distribution Orkhêstra

Kwame Hadi (tp, cga), Marshall Allen (as, fl, oboe, perc), Danny Davis, Hakim Rahim (as, fl), Larry Northington (as, cga), John Gilmore (ts, dm, perc), Danny Thompson (bs, fl), Eloe Omoe (bcl), Sun Ra (org, synth, p, rocksichord), Pat Patrick (b), Tommy Hunter, Clifford Jarvis, Lex Humphries (dm), June Tyson, Verta Grosvenor, Gloristeena Knight (voc).

1. Space Loneliness #2 / 2. Discipline #11 / 3. Discipline #15 / 4. Nidhamu / 5. Discipline #27 / 6. Solar Ship Voyage / 7. Cosmo-Darkness / 8. The Light Thereof / 9. Friendly Galaxy #2 / 10. To Nature’s God / 11. Why Go To The Moon ?.

Enregistré au Caire les 12 (TV), 16 (House), & 17 (Ballon Theatre) décembre 1971.


> Sun Ra & His Solar Arkhestra : “Horizon“ - Art Yard CD008 - distribution Orkhêstra

Personnel identique.

1. Theme of the Star Gazers / 2. Discipline #2 / 3. The Shadow World / 4. Enlightenment / 5. Love in Outer Space / 6. Third Planet / 7. Space Is The Place / 8. Horizon / 9. Discipline #8 / 10. We’ll Wait For You / 11. The Satellites Are Spinning.

Enregistré au Caire (Ballon Theatre), le 17 décembre 1971.


> Sun Ra : “Live in Cleveland“ - Golden Years GY 29 - distribution Orkhêstra

Akh Tal Ebah, Kwame Hadi (tp), Marshall Allen, Danny davis (as, fl), John Gilmore (ts), Danny Thompson (bs, fl), Eloe Omoe (bcl, fl), James Jacson (basson, fl, perc), Sun Ra (o, org, synth), Dale Williams (b), unknown (dm), Damon Choice (vib), Atakatune, Odun (cga), June Tyson, Eddie Thomas (voc).

1. Astro Nation / 2. Enlightenment / 3. Love in Outer Space / 4. Theme of the Stargazers / 5. Friendly Galaxy 2-I am the Brother of the Wind- I, Pharaoh / 6. Synthsizer Solo / 7. Sophisticated Lady.

Enregistré à Cleveland, le 30 janvier 1975.


> The Sun Ra Arkestra : “Springtime in Chicago“ - Golden Years GY 26/27 - distribution Orkhêstra

Michael Ray, Eddie Gale, Walter Miller (tp), Marshall Allen (as, pic), Danny Davis (as, fl), John Gilmore (ts, cl, timb), Danny Thompson (bs, fl), Eloe Omoe (bcl, fl), James Jacson (basson, fl, perc), Sun Ra (org, synth, beam), Dale Williams (g), Luqman Ali (dm), Damon Choice (vib), Atakatune (cga), June Tyson (voc).

CD 1 :1. Untitled improvisation / 2. Springtime in Chicago / Astro Black / 4. The World is Waiting for the Sunrise / 5. Discipline 27 / 6. The Shadow World / Yeah Man ! / 8. Queer Notions.
CD 2 : 1. Big John’s Special / 2. Somewhere Over the Rainbow / 3. Lights on a Satellite / 4. Body and Soul / 5. King Porter Stomp / 6. Second Stop is Jupiter / 7. Space is the Place / 8. Enlightenment / 9. Next Stop Mars / 10. Calling Planet Earth.

Enregistré à Chicago, le 25 septembre 1978.


> Ronnie Boykins : “The Will Come, Is Now“ - ESP 3026 - distribution Orkhêstra

Daoud Haroom (tb), Joe Ferguson (ss, ts, fl), Monty Waters (as, ss), James Vass (as, ss), Ronnie Boykins (b, sousaphone), Art Lewis (dm, perc), George Avaloz (cga).

The Will Come, Is Now / 2. Starlight At The Wonder Inn : 3. Demon’s Dance / 4. Dawn Is Evening, Afternoon / 5. Tipping On Heels / 6. The Third I.

Compositions de Ronnie Boykins. Enregistré à New York en 1975.

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