Ces deux labels, l’un suisse, l’autre portugais, ne passent pas inaperçus sur le site CultureJazz.fr : leurs productions sont ponctuellement passées en revue.
Ces deux labels, l’un suisse, l’autre portugais, ne passent pas inaperçus sur le site CultureJazz.fr où certaines de leurs productions sont ponctuellement passées en revue ; une petite partie seulement car la cadence élevée de leurs sorties, ajoutée à nos modestes possibilités de chroniques, ne permettent pas de couvrir la totalité de leurs catalogues. Ce qui n’empêche pas d’insister sur le fait que ces deux maisons de disques indépendantes figurent parmi les plus ouvertes, prospectives, inventives, bref, intéressantes, parmi les innombrables compagnies du paysage européen.
On leur prête peu d’attention en France car elles n’ont pas les moyens de se signaler par des encarts publicitaires, des communiqués de presse continus sur internet, et une présence insistante auprès des journalistes qui occupent le haut des médias, revues et radios. Mais cette constatation n’aurait pas vraiment lieu d’être si leurs catalogues respectifs n’en valaient pas la peine. Toutes deux ont une politique voisine : des musiques tournées vers l’avenir et la recherche, tout en restant ancrées dans l’héritage du jazz. D’où la présence, sans aucun ostracisme, de jeunes musiciens orientés vers la création, comme d’artistes confirmés dont l’œuvre s’est affirmée sur des décennies et dont la musique ne s’est jamais figée ; des artistes fidèles à la marque qui les accompagne souvent depuis des années.
Une politique éditoriale rigoureuse, une production particulièrement soignée digne des compagnies les plus prestigieuses (sic), non repliée dans un genre free music pur et dur souvent un peu passéiste, mais ouverte aux musiciens européens comme américains parmi les plus intéressants.
Nous avions présenté Clean Feed il y a bientôt quatre ans, commençons donc par Intakt, qu’anime avec passion Patrik Landolt à Zürich.
Sommaire :
Un premier exemple de cette ouverture et de cette qualité nous est donné par le disque d’un quartette co-dirigé par le saxophoniste Daniel Erdmann et le batteur Samuel Rohrer. On connaît bien le premier, en France, notamment à cause de sa participation et de son implication dans le formidable Wared Quintet d’Édouard Bineau ou dans le trio Das Kapital. Vincent Courtois (violoncelle) et Frank Möbus (guitare) complètent harmonieusement ce quartette enregistré l’an passé à La Buissonne. La prise de son, d’une grande clarté, permet de parfaitement suivre les méandres d’une musique, aussi élaborée qu’ouverte, audacieuse, à la fois forte, puissante, fine et profonde. On savourera, certes, les interventions sinueuses d’Erdmann, au discours et au timbre caractéristiques, comme celles de Courtois, mais c’est le jeu d’ensemble, l’équilibre entre les musiciens et la faculté qu’ils ont de tenir constamment l’auditeur en éveil, qui se manifestent avant tout. Ce disque, absolument passionnant de bout en bout, est une magnifique réalisation. Il démontre qu’il reste encore des terres à défricher et des sillons à tracer dans le champ du jazz. Les spectateurs des derniers festivals de Strasbourg, Nevers et Reims ont pu apprécier en direct le potentiel de ce groupe.
Dans une veine “expérimentale“ voisine, ce disque du trio de Tom Rainey, percussionniste très en vue, apparaît plus difficile d’accès. La musique jouée, plus heurtée, ne fait pas preuve d’amabilité ni de condescendance, ce qui est tout à son honneur, mais a du mal à s’échapper d’une certaine austérité cérébrale, semblant hésiter entre l’improvisation libre retenue, et une recherche de (dé)construction post-mélodique que l’auditeur a un peu de mal à suivre tant les phrases sont étirées et les tempos aléatoires. Cela dit, au-delà d’une certaine froideur due pour une large part à l’exigence de la musique produite — la barre est placée très haut —, force est de reconnaître la qualité d’un trio tout en tension et en gravité. Auprès de Rainey, ses deux compagnes Mary Halvorson à la guitare (présentée ce mois-ci dans Jazz Mag/Man), et Ingrid Laubrock aux saxophones, sont assez impressionnantes.
Doit-on encore présenter ce duo légendaire qui, le premier, fit connaître le (free) jazz est-allemand hors des frontières particulièrement étanches du rideau de fer ? Pour les jeunes amateurs, sans doute. Car si Ulrich Gumpert et Günter Sommer ont joué (et enregistré) à de nombreuses reprises en France, ensemble ou séparément, dès le début des années 80, il sont tombés, comme beaucoup de musiciens de leur génération, dans une certaine et injuste disgrâce alors qu’ils n’ont cessé de travailler, d’expérimenter, et de jouer. Mais l’œuvre reste, et elle n’est pas mince. Les retrouver ensemble — ils ont réalisé leur premier disque en duo en 1973 — est un plaisir sans mesure. Mettre leur CD dans le lecteur, c’est retrouver deux vieux amis qui viennent vous dire bonjour à la maison. Et ils en ont des histoires à vous raconter. Bien sûr ils se sont un peu assagis, l’époque n’est plus à l’appel, à la révolte parfois brutale. Et lorsque Sommer installe tous ses instruments face au “Bösendorfer Imperial“(*) derrière lequel s’assoit Gumpert, c’est une conversation qui reprend là où elle s’était arrêtée. Beaucoup de tendresse, d’échanges en demi-teintes, avec un brin de nostalgie parfois, des bribes de vieilles mélodies, le jazz, le blues… Mais rien de décousu ni d’informel. C’est joué (et comment !), le disque est préparé, composé, bichonné, et il nous touche en profondeur, nous absorbe, jusqu’à cette Paloma finale qui nous reste longtemps dans la tête, et pas seulement parce qu’on connaît l’air par cœur.
Un très beau disque, vraiment.
(*) Installé dans les studios MPS grâce à Friedrich Gulda, ce magnifique instrument a résonné sous les doigts d’Oscar Peterson, de Red Garland, d’Hampton Hawes et de Roland Hanna !
De la même génération, la pianiste suisse Irène Schweizer, après avoir été longtemps l’une des valeurs sûres du légendaire label berlinois FMP, est devenue l’un des plus solides piliers de la maison Intakt. Elle possède vingt-quatre CD et un DVD au catalogue : des duos avec de grands batteurs (Moholo, Sommer, Cyrille, Favre, Bennink), des rencontres avec des musiciens américains (George Lewis, Fred Anderson, Hamid Drake, le Trio 3…), une invitation de Barry Guy dans son London Jazz Composers Orchestra, le trio Les Diaboliques avec Joëlle Léandre et Maggie Nicols, etc., et six disques en solo avant ce récital donné au Tonhalle de Zürich pour son 70e anniversaire. Autant le dire d’emblée, ce concert fut d’un niveau exceptionnel. Pianiste très free dans les années 70 (après des débuts plus traditionnels), Irène Schweizer est parvenue à une maturité artistique exceptionnelle, tant au niveau du jeu de piano qu’elle maîtrise totalement, qu’à celui de la conscience et de la cohérence musicales — elle connaît toute l’histoire du jazz et sait tout jouer. Autant compositrice qu’improvisatrice, elle a ouvert des voies nouvelles dans la musique européenne tout en gardant fortement présent l’esprit du jazz afro-américain. Il en résulte une musique d’une rare plénitude, à l’image de son To Whom It May Concern qui ouvre le récital : une pièce magistrale digne des grandes œuvres contemporaines. Son programme est aussi cohérent qu’il est varié, et des pièces de Jimmy Guiffre, Carla Bley, Monk ou Dollar Brand s’y intègrent naturellement, comme son bel hommage à Don Cherry qui allie, comme la totalité des morceaux d’ailleurs, construction, lyrisme et charge émotionnelle.
Il est fâcheux qu’une telle artiste n’occupe pas le devant de la scène et ne soit pas invitée en vedette dans nos festivals français où l’on préfère se payer très cher telle nouvelle coqueluche du piano, sous prétexte que ça va faire venir du monde. Mais ce monde, mal informé mais très bien orienté, ne connaît pas Irène Schweizer, et nombre de programmateurs de festivals non plus ; et si oui, ils ne prendront jamais le risque de la programmer au rang qu’elle mérite. C’était notre éternelle rubrique : "on refait le monde".
En attendant, si vous êtes curieux, si vous aimez la musique, si vous vivez avec le jazz, procurez-vous ce disque magnifique.
Une autre pianiste s’installe derrière le clavier. C’est le premier disque en solo sous son nom de la jeune Kris Davis, partenaire de Tony Malaby, et qui a enregistré, déjà chez Clean Feed, avec Ingrid Laubrock et Mary Halvorson (tiens tiens !), un premier disque fort intéressant et très maîtrisé. Assurément, Kris Davis possède son instrument sur le “bout des doigts“, ce qui lui est nécessaire pour développer des pièces recherchées, parfois même assez expérimentales, où la qualité du son n’est jamais laissée de côté, y compris lorsqu’elle aborde le piano préparé. Tantôt vif et nerveux, comme dans le standard All The Things You Are qu’on ne reconnaît guère et qui ouvre le disque, souvent introspectif, laissant de la place aux respirations et aux silences, son jeu peut devenir très rythmique, voire répétitif dans les graves. Une musique requérant attention et respect par son exigence et sa qualité.
Musiciens allemands installés à New York, le trompettiste Thomas Heberer (qui a joué dans les orchestres d’Alex Schlippenbach et de Misha Mengelberg) et le contrebassiste Pascal Niggenkemper rencontrent un autre émigré, le clarinettiste belge Joachim Badenhorst. Pour ce trio "de chambre", Heberer a écrit neuf pièces très élaborées, à la fois pensées, réfléchies, voire méditatives, mais assez cérébrales, jouant sur l’harmonie parfaite et la précision des sonorités. La musique, épurée, jouée tout en retenue, réclame une grande attention de l’auditeur qui ne peut s’appuyer sur aucun rythme ni mélodie explicites, tout est suggéré. Cela ne va pas sans une certaine froideur mais, si un certain type de swing est absent, l’articulation des discours, les timbres, les accents, inscrivent cette pratique dans le champ, certes très large, du jazz contemporain.
On remarque, dans l’histoire du jazz, de grands batteurs leaders, Art Blakey et Max Roach en tête. Gerry Hemingway appartient indiscutablement à cette lignée, dirigeant un quintette (parfois un quartette) depuis 1985 ; quintette qui dure, évolue, se renouvelle. Celui qui se présente à nous est nouveau, même s’il inclut le saxophoniste Ellery Eskelin qui a joué (et enregistré, notamment pour Clean Feed) depuis longtemps avec Hemingway. Ténor solide, qui occupa le devant de la scène il y a quelques années, Eskelin est ici en concurrence, musicale s’entend, avec le clarinettiste et altiste américano-mexicain Oscar Noriega au jeu extrêmement dynamique et vivifiant (notons qu’il a travaillé avec Tom Rainey). Une modernité mainstream parfaitement assumée : solos de guitare assez rock, rythmes puissants… Le Gerry Hemingway Quintet reste une force du jazz d’aujourd’hui.
Le guitariste américain Scott Fields faisait partie de la première fournée de disques Clean Feed présentés sur notre site en 2008. Il délaisse ici les cordes pour tenir la baguette et diriger, à Cologne, haut lieu des musiques contemporaines et électroacoustiques, un grand orchestre, sorte de master class qui s’appuie largement sur le James Choice Orchestra, baptisé ici le Multiple Joyce Orchestra (d’où MJQ sur la tranche du digipak !). Il ne s’agit pas d’un big band selon la formation habituelle, mais un assemblage d’instruments divers permettant la plus large palette possible. Ainsi les instruments électroniques sont-ils au premier plan dans Moersbow, pièce qui se déplace en nappes sonores, dédiée au compositeur électronique japonais Merzbow. Mais c’est OZZO, longue composition/proposition en quatre parties d’inégales longueurs, qui occupe l’essentiel du disque. Cette œuvre, qui oscille entre la free music improvisée et la musique contemporaine occidentale, provoque nombre de circulations, flux et reflux, tensions et détentes, passages et superpositions d’instruments. Pas de tempos à proprement parler, mais des interventions instrumentales qui apportent un caractère de jazzité à l’ensemble. _ Pour cela, Fields s’est appuyé sur quelques solistes réputés, comme les saxophonistes Frank Gratkowski et Matthias Schubert, son partenaire habituel, ou le tubiste Carl Ludwig Hübsch.
Au total, une musique complexe, chiadée et raffinée, contrastée et souvent délicate et aérienne (forte présence des flûtes, par exemple), qui peut laisser froid l’amateur de jazz, mais que les auditeurs curieux et sensibles aux musiques contemporaines sauront apprécier.
Notons que tous ces disques, comme l’ensemble des catalogues Intakt et Clean Feed, sont facilement disponibles chez Orkhêstra, le distributeur français indispensable.
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> Daniel Erdmann - Samuel Rohrer : "How To Catch A Cloud" - Intakt CD 196 - distribution Orkhêstra
Daniel Erdmann (ts), Frank Möbus (g), Vincent Courtois (cello), Samuel Rorher (dm).
Quatre compositions d’Erdmann, quatre de Rohrer, une collective.
Enregistré au Studio La Buissonne, en juin 2011.
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> Tom Rainey Trio : "Camino Cielo Echo" - Intakt CD 199 - distribution Orkhêstra
Ingrid Laubrock (sax), Mary Halvorson (g), Tom Rainey (dm).
Cinq compositions de Raney, quatre de Halvorson, quatre de Laubrock.
Enregistré à Brooklyn, le 1er mai 2011.
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> Ulrich Gumpert - Günter Baby Sommer : "La Paloma" - Intakt CD 198 - distribution Orkhêstra
Ulrich Gumpert (p), Günter Sommer (dm, perc).
Quatre compositions de Gumpert, trois de Sommer, une de Manfred Schoof, et trois standards ou traditionnels arrangés par Gumpert.
Enregistré à Villingen (RFA), en octobre 2010 et en mai 2011.
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> Irène Schweizer : "To Whom It May Concern" - Intakt CD 200 - distribution Orkhêstra
Irène Schweizer (piano solo).
Sept compositions personnelles, une Jimmy Giuffre, une de Carla Bley, une de Thelonious Monk, une de Dollar Brand.
Enregistré en concert à Zürich, le 11 avril 2011.
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> Kris Davis : "Aeriol Piano" - Clean Feed CF233CD - distribution Orkhêstra
Kris Davis (piano solo).
Sept compositions personnelles, une de Jerome Kern.
Enregistré à Lisbonne, le 10 août 2009.
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> Thomas Heberer’s Clarino : "Klippe" - Clean Feed CF226CD - distribution Orkhêstra
Thomas Heberer (tp), Joachim Badenhorst (cl, bcl), Pascal Niggenkemper (b).
Neuf compositions d’Heberer.
Enregistré à New York, en août 2010.
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> Gerry Hemingway Quintet : "Riptide" - Clean Feed CF227CD - distribution Orkhêstra
Oscar Noriega (as, cl, bcl), Ellery Eskelin (ts), Terrence McManus (g), Kermit Driscoll (b, elb), Gerry Hemingway (dm, hca).
Neuf compositions d’Hemingway.
Enregistré à Brooklyn (NY), le 5 décembre 2009.
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> Scott Fields & MJQ : "Moersbow / OZZO" - Clean Feed CF236CD – distribution Orkhêstra
Scott Fields (cond), Matthias Mainz, Udo Moll (tp), Carl Ludwig Hübsch, Melvyn Poore (tuba), Matthias Muche (tb), Annette Maye (cl, bc), Christina Fuchs (ss, cl), Frank Gratkowski, Georg Wissel (as), Matthias Schubert (ts), Michael Heupel, Angelica Sheridan, Norbert Roderkicher (fl), Axel Lindner, Radek Stawarz (vln), Vincent Royer (vla), Achim Tang (b), Philip Zoubek (p), Florian Standler (acd), Christian Thomé (perc), Tom Lorenz (vib), Thomas Lenn (electronics), Eva Pöpplein, Marion Wörle (ordinateurs).
Deux compositions de Scott Fields.
Enregistré en public à Cologne, le 25 janvier 2009.
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