La deuxième revue des disques de 2013 concoctée par Jean Buzelin sera entièrement consacrée à 17 références du label suisse Intakt.
Notre deuxième séance sera entièrement consacrée au label suisse Intakt (Cf. Culturejazz - Petit voyage en Suisse, 26/12/2012) dont son maître d’œuvre, Patrik Landolt, a la gentillesse de m’envoyer une grande partie de sa production pour mon grand bonheur et, espérons-le, pour celui des lecteurs qui ont la bienveillance, et la patience, de suivre mes chroniques. J’ai présenté en effet, à plusieurs reprises, nombre de disques de ce catalogue, sans doute l’un des plus beaux en Europe, tant pour la qualité musicale que par celle de la présentation graphique (suisse) et du contenu des livrets. Cette nouvelle fournée ne déroge pas à la règle, et tous les disques sont remarquables. Je rappelle qu’on ne trouvera pas, dans ce panorama, de critique fouillée, mais de simples ressentis et impressions, juste de quoi donner envie aux amateurs curieux d’en entendre plus.
Commençons par l’une des valeurs sûres de la compagnie : le trio suisse Koch-Schütz-Studer dont c’est le sixième disque publié par Intakt. Le saxophoniste Hans Koch (1948) a joué avec Andrew Cyrille, Butch Morris, Cecil Taylor, Paul Lovens, Hans Reichel, Fred Frith, Louis Sclavis, etc., il a enregistré avec Paul Bley, Barry Guy, Ramon Lopez… et, depuis 1987, avec le contrebassiste Martin Schütz (1954). Le troisième membre du trio, le batteur Fredy Studer (1948) n’est plus à présenter. La grande nouveauté de ce nouveau disque, consiste en la présence de la chanteuse américaine Shelly Hirsch, compositrice, performer, qui apporte sa présence, son corps, à l’environnement sonore électroacoustique. Il en résulte un travail approfondi sur le son assez fascinant, souvent étrange et surprenant, et se mouvant dans l’espace et la profondeur de champ.
Autres piliers du label, la pianiste Sylvie Courvoisier et son mari violoniste Mark Feldman qui s’expliquent cette fois en duo après deux disques en quartette. Dans la grande tradition des duos piano/violon, ils proposent, en un équilibre “jazz/musique contemporaine“ parfait, une musique acoustique “forte et raffinée“ (comme la moutarde), alternant passages legato et moments plus arrachés, offrant un aspect débridé mais contrôlé. La prise de son limpide et résonante, alliée à la grande virtuosité technique des musiciens, rend l’écoute de ce disque, au répertoire entièrement original, particulièrement attrayante.
L’accordéoniste Hans Hassler (né en 1945) n’appartient pas plus à la tradition du jazz qu’à celle des virtuoses français nourris de swing musette et de classique. C’est une sorte de musicien folklorique progressif qui alterne des airs de danse (polkas…) et autres bribes de musiques populaires un peu détraquées, et des compositions souvent basées sur des thèmes plus anciens. L’ensemble, intéressant, aurait pu rester un peu anecdotique si Hans Hassler n’avait eu l’excellente idée de s’entourer de deux grands maîtres clarinettistes, Jürgen Kupke et Gebhard Ullmann qu’on a souvent croisé dans les meilleurs contextes. Voilà qui ajoute beaucoup.
Autre son d’accordéon, celui de l’Italien Luciano Biondini, musicien classique à l’origine, qui apporte cette fois un côté latin et mélodique dans des improvisations lyriques rythmées enthousiasmantes et souvent prenantes. Il est vrai qu’il est accompagné par Michel Godard, charmeur de serpent et tubiste exceptionnel, et par le grand batteur suisse — un de plus — Lucas Niggli qu’on retrouve souvent chez Intakt dans les meilleurs contextes (Cf. Culturejazz - Petit voyage en Suisse, 26/12/2012). Un trio original dont c’est le second CD.
On retrouve justement Lucas Niggli avec le guitariste américain Elliott Sharp qui, depuis 35 ans à New York, se fait entendre — bruyamment ! — dans des univers expérimentaux, free, rock indépendant, noise, etc. Intéressé autant par les musiques électroniques que par le blues, il compose aussi pour des ensembles classiques et des quatuors à cordes. Ici, avec l’aide d’une rythmique puissante et lourde, il joue avec un son et un phrasé très rock assez post-hendrixien. Une musique assourdissante, mais forte et intense qui nous submerge.
Jouons les contrastes avec deux autres musiciens américains : enchaînons avec une musique acoustique calme, douce, légère, ce qui n’exclut ni la profondeur ni la gravité comme le démontre le contrebassiste Stephan Crump. Sa partenaire Mary Halvorson joue sur une guitare électrique très peu amplifiée mais résonante et favorisant les harmoniques. Chez l’un comme chez l’autre, on sent le frémissement des cordes, on entend le bois… Une musique de chambre intimiste et intériorisée.
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Mary Halvorson travaille fréquemment avec Tom Rainey, Kris Davis (Cf. Culturejazz - Intakt & Clean Feed, 30/03/2012), Ingrid Laubrock (Cf. Culturejazz - Europe Express, 01/03/2012). Elle n’est pas de la partie cette fois dans le nouveau disque du batteur américain qui a proposé à son quintette une série de standards et de thèmes de jazz connus. Mais, en un exercice difficile et de haut vol, et une très grande maîtrise, les musiciens rendent ces thèmes méconnaissables et produisent un jazz contemporain ouvert, nourri du passé, y compris le free, des meilleures traditions et des racines les plus fécondes. Voilà un exemple du meilleur jazz que l’on puisse entendre à l’heure actuelle.
Le Trio 3, qui n’a plus à faire ses preuves, ne lui cède en rien. Le Trio 3, c’est l’excellence : trois grands musiciens afro-américains, Oliver Lake, Reggie Workman et Andrew Cyrille, qui ont pris l’habitude d’inviter un pianiste arpenter les grands chemins avec eux ; en l’occurrence, une pianiste, Irène Schweizer d’abord, puis Geri Allen à deux reprises. Cette fois, c’est leur cadet Jason Moran, avec spontanéité, respiration, autorité et swing, qui ajoute beaucoup à la dimension architecturale du groupe. Du pur jazz pour un pur moment de bonheur !
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La pianiste japonaise Aki Takase, basée à Berlin, se plonge toujours avec passion dans les racines du jazz. Elle s’attaque ici à Duke Ellington, son Ellington, avec un choix de compositions plus ou moins connues qu’elle “détricote“ en profondeur. Pas de détachement dans sa démarche, mais une implication réelle dans un univers musical dont elle restitue l’esprit et l’atmosphère. Son jeu extrêmement fin et précis, son toucher délicat mais aussi “costaud“ — elle est capable de jouer un stride parfait — contribuent à la réussite de ce disque. On ne se lasse jamais d’écouter Ellington quand il est si bien compris.
Adepte également des rencontres, la pianiste s’entoure, dans ce second disque, d’un trio français soudé depuis longtemps : Louis Sclavis (avec qui elle a déjà enregistré en duo), Dominique Pifarély et Vincent Courtois. “Flying Soul“, sorte de pièce de théâtre musical, est basé sur la nouvelle éponyme de Yoko Tawada. L’écriture somptueuse, et paysagère, a parfois quelques points communs avec la musique de chambre française, et pour cause. Elle bénéficie d’une exécution parfaite et, bien que très écrite, laisse quelques espaces aux passages improvisés (Sclavis).
Autre grande pianiste, Irène Schweizer (Cf. Culturejazz - Intakt & Clean Feed, 30/03/2012)retrouve ici son vieux partenaire Pierre Favre (Cf. Culturejazz - Petit voyage en Suisse, 26/12/2012) : ils se sont connus il y a 45 ans alors qu’ils travaillaient tous deux chez Paiste, le grand fabricant de cymbales. D’où son attirance pour les percussions, ce que l’on ressent souvent dans son jeu. Pianiste complète, connaissant tout le jazz, des vieux standards au free, elle a été aussi fortement marquée par les Blue Notes, le sextette sud-africain de Chris McGregor, lorsque celui-ci s’exila en Suisse en 1964. Après deux disques en duo chez Intakt en 1990 et 2004, les deux performers se retrouvent une fois de plus “Live in Zürich“. Et, une nouvelle fois, nous sommes étonnés par la spontanéité, la fraîcheur, la prise de risques… l’im-pro-vi-sa-tion !
(Je suis stupéfait que mon confrère François-René Simon, qui chronique ce disque dans le dernier numéro de JazzMag/Man, et qui n’est pourtant pas né de la dernière couvée, découvre Irène Schweizer dont il ne connaissait que le nom. Qu’il ne l’ait jamais entendue, les bras m’en tombent, mais qu’en plus il s’imagine la faire découvrir à ses lecteurs… !).
Pierre Favre est l’un des dédicataires d’un disque conçu par Günter Baby Sommer (Cf. Culturejazz - Günter Baby Sommer, 08/11/2012) en hommage aux grands batteurs qui l’ont marqué, à commencer par le grand Baby Dodds, l’ancêtre, qui fut le premier à enregistrer en solo, et d’où le percussionniste allemand tire son surnom. Tour à tour sont évoqués Philly Joe Jones, Pierre Favre donc, Art Blakey, Paul Lovens son compatriote, Han Bennink, Ed Blackwell et Max Roach — on pourrait faire plus mauvais choix — lui-même les commentant dans un Selfportrait. Avec une légèreté et une musicalité rares, il choisit pour chacun telle ou telle partie de la batterie, tel ou tel accessoire, partant des wood-blocks de Baby Dodds jusqu’à la batterie complète de Ed Blackwell, et terminant par un mini-concerto à la Max Roach. Que celui qui n’aime pas la batterie n’écoute pas ce disque !!!
Retour en Suisse : souvent associé à Irène Schweizer, le saxophoniste Omri Ziegele (né en Israël en 1959) a réalisé ce nouveau disque avec un jeune pianiste, Yves Theiler, qui s’avère un accompagnateur hors pair. Il pousse, conduit, relance sans cesse le saxophoniste qui déploie lui-même un jeu d’alto lyrique et généreux appuyé sur des thèmes porteurs, et un sens du chant qui laisse parfois percer un esprit sud-africain — il a travaillé, en compagnie d’Irène, avec le batteur Makaya Ntshoko. Ziegele a également enregistré avec Hans Koch et Urs Leimgruber, en trio de saxes, pour Intakt.
Pourquoi Michael Jaeger a-t-il appelé son quartet Kerouac ? D’abord en référence à une composition du même nom écrite par Dizzy Gillespie dès 1941. À la tête d’une rythmique très souple, ce saxophoniste-clarinettiste propose un musique raffinée, réfléchie et sensible non sans une certaine gravité. Avec peut-être également un brin de nostalgie assumée, son choix de compositions bâtit un paysage sonore qui touchera tous les auditeurs quels que soient leurs goûts. Un très joli disque.
Autre quartette, Objets Trouvés a été créé en 1999 par la pianiste Gabriela Friedli (Cf. Culturejazz - Europe Express, 01/03/2012). Il s’agit cette fois d’une musique plus expérimentale, recherchée, progressant par bribes, fragments, touches, en une « discipline interactive entre liberté et organisation ». Enregistrées en concert, les pièces s’enchaînent, reliées par des thèmes de passage. Beau travail.
Le saxophoniste Christoph Irniger s’inscrit ici, et même s’enracine, dans la déjà longue tradition du trio sax-basse-batterie, sans piano. Les thèmes et les improvisations sont imbriqués, l’accompagnement est très libre, et le jeu du saxophoniste semble très réfléchi : pas de précipitation ni de d’effets, ni de coups d’éclat dans cette musique moins simple qu’il n’y paraît et qui doit s’apprécier, sinon se déguster.
Nous terminerons ce tour d’horizon suisse par un disque paru sur le label Maya, que dirige Maya Homburger, la compagne de Barry Guy (Cf. Culturejazz - Petit voyage en Suisse, 26/12/2012), et qui est un peu la petite sœur d’Intakt. Le contrebassiste anglais retrouve ici, pour la troisième fois sur disque, deux musiciens espagnols, Ramón López qu’on ne présente plus, tant il est actif pour le meilleur sur la scène hexagonale, et Agustí Fernández, beaucoup moins connu chez nous même s’il s’est produit à Paris. Né en 1954, le pianiste n’avait guère quitté son pays avant 2000 lorsqu’il rencontra Butch Morris. Installé à Barcelone, il dirige un organisme de musique expérimentale qui a reçu Derek Bailey, Marilyn Crispell, Barry Guy bien sûr, Peter Kowald, Tony Oxley, Evan Parker, Matthew Shipp, William Parker et autres fameux improvisateurs. Ce disque est fascinant, car on effectue des va-et-vient entre des parties lyriques (ballades), mélodiques, voire d’esprit romantique, et des traitements contemporains foisonnants qui vont jusqu’à l’explosion free sans aucun hiatus. Et il se dégage de tous ces éléments apparemment contradictoires, une unité générale tout à fait étonnante. Nous sommes plongés dans un univers poétique d’une grande résonance.
On ne pouvait mieux terminer notre parcours…
> Les références (dans l’ordre des numéros) :
> Koch-Schütz-Studer with Shelly Hirsch : "Walking and Stumbing Through Your Sleep" – Intakt CD 201
Shellet Hirsch (vo, lyrics), Hans Koch (reeds, electronics), Martin Schültz (el. cello, cello, electronics), Fredy Studer (perc).
Maur (Suisse), 26 novembre 2010 et Jazzfestival Saalfelden (Autriche), 26 août 2011.
> Sylvie Courvoisier-Mark Feldman Duo : "Live at Théâtre Vidy-Lausanne" – Intakt CD 210
Sylvie Courvoisier (p), Mark Feldman (vln).
Lausanne, 27-30 novembre 2012.
> Hans Hassler : "Hassler" – Intakt CD 212
Hans Hassler (acd), Jürgen Kupke (cl), Gebhard Ullmann (bcl), Beat Föllmi (perc).
Guntershausen (Suisse), juillet et novembre 2011.
> Aki Takase : "My Ellington" – Intakt CD 213
Aki Takase (p solo).
Berlin, 16-17 avril 2012.
> Elliott Sharp / Melvin Gibbs / Lucas Niggli : "Crossing the Waters" – Intakt CD 215
Elliott Sharp (g), Melvin Gibbs (b), Lucas Niggli (dm).
Brooklyn (NY), mars 2012.
> Stephan Crump-Mary Halvorson, Secret Keeper : "Super 8" – Intakt CD 216
Stephan Crump (b), Mary Halvorson (g).
Brooklyn (NY), juillet et novembre 2011.
> Trio 3 + Jason Moran : "Refraction - Breakin’ Glass" – Intakt CD 217
Oliver Lake (as, sis, vo), Jason Moran (p), Reggie Workman (b), Andrew Cyrille (dm, vo).
Brooklyn (NY), 24-25 juillet 2012.
> Omri Ziegele-Yves Theiler : "Inside Innocence" – Intakt CD 218
Omri Ziegele (as, vo), Yves Theiler (p).
SFR 2 (Suisse), 12 septembre 2012.
> Michael Jaeger Kerouac : “Dance Around in Your Bones" – Intakt CD 219
Michael Jaeger (ts, cl), Vincent Membrez (p), Luca Sisera (b), Norbert Pfammatter (dm).
Pernes-les-Fontaines, 19 février 2013.
> Aki Takase - La Planète : "Flying Soul" – Intakt CD 220
Aki Takase (p, celesta), Louis Sclavis (cl, bcl), Dominique Pifarély (vln), Vincent Courtois (cello).
Baden-Baden, 6-7-8 septembre 2012.
> Christoph Irniger Trio : "Gowanus Canal" – Intakt CD 223
Christoph Irniger (ts, bcl), Raffaele Bossard (b), Ziz Ravitz (dm).
Zürich, 25-26 juin 2012.
> Günter Baby Sommer : "Dedications – Hörmusik IV" – Intakt CD 224
Günter Baby Sommer (dm, perc, vo).
Berlin, 10-11-12 janvier 2013.
> Objets Trouvés : "Fresh Juice" – Intakt CD 225
Gabriela Friedli (p), Co Streiff (as, ss), Jan Schlegel (elb, electronics), Dieter Ulrich (dm, flhn).
Zürich, 4-5 novembre 2011.
> Luciano Biondini / Michel Godard / Lucas Niggli : "Mavì" – Intakt CD 226
Luciano Biondi (acd), Michel Godard (tu, serpent, elb), Lucas Niggli (dm, perc).
Klangdach et Jazzfestival Schaffhausen (Suisse), 22-23-24 mai 2013.
> Tom Rainey : "Obbligato" – Intakt CD 227
Ralph Alessi (tp), Ingrid Laubrock (sax), Kris Davis (p), Drew Gress (b), Tom Rainey (dm).
Brooklyn (NY), 28 février 2013.
> Irène Schweizer-Pierre Favre : "Live in Zürich" – Intakt CD 228
Irène Schweizer (p), Pierre Favre (dm, perc).
Zürich, 22-24 mars 2013.
> Agustí Fernández - Barry Guy - Ramón López : "A Moment’s Liberty" – Maya MCD1302
Agustí Fernández (p), Barry Guy (b), Ramón López (dm, perc).
Cologne, 11 mai 2013.
> Pour tous les disques de ce label : Distribution Orkhêstra
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