À l’occasion d’un concert à Dijon (la Vapeur)

Au programme « Désordres ».

Voici quatre musiciens d’une même génération qui travaillent ensemble depuis de longues années.
Hélène Labarrière (contrebasse), François Corneloup (saxophone baryton), Christophe Marguet (batterie) et Hasse Poulsen (guitare).

L’idée de Désordres (Chronique - janvier 2013), dernier album du quartet paru au tout début 2013 sur le label Innacor, a germé pendant une dizaine d’années.
Leur premier concert dans cette formation date de 2001 et leur premier CD Les temps changent (Emouvance - 2007) n’a que 6 ans d’âge.

François Corneloup, Hélène Labarrière, Christophe Marguet et Hasse Poulsen à Dijon - février 2014.
© Jacques Revon
© Jacques Revon

Sous l’intitulé "Désordres », que peut-on imaginer ?

Hélène Labarrière : C’est un terme un peu poétique. On peut imaginer du fouillis ou un ordre reconstruit autrement en plein "d’ordres" différents !
Je pense que c’est ce qu’on fait dans la musique. On peut passer de quelque chose de totalement collectif à un moment où quelqu’un va prendre la parole, va imposer un leadership en prenant presque une position de pouvoir. Les autres vont l’accompagner. Ce fonctionnement est permanent. Nous allons tout expérimenter.
Ça me fait un peu penser aux colonnes anarchistes de la Guerre d’Espagne. Je pense à un récit d’anarchiste qui expliquait très bien que dans un moment où il faut combattre, s’il n’y a pas quelqu’un pour donner le départ, on va tous crever.
Il y a un moment où on a besoin d’un chef pour une action précise. On n’a pas besoin que ce soit toujours le même. Tous les soirs, je crois qu’ils élisaient ou cooptaient le chef de terrain du lendemain. C’est ce que l’on fait dans la musique. L’un de nous mène l’action, on le suit. À un autre moment, c’est un autre ou tout le monde en même temps.
A priori, en concert, on ne risque pas trop de se prendre une balle dans le cœur ! On n’est pas en danger de mort comme sur un champ de bataille !

Hélène Labarrière à Dijon - février 2014.
© Jacques Revon
© Jacques Revon

Ces quatre musiciens reconnus dans le monde du jazz mais pas seulement, ont des curriculum-vitæ impressionnants, il n’est donc plus vraiment nécessaire de les présenter individuellement.

Le plus important pour ces quatre personnages, c’est la démarche qu’ils partagent. C’est, sur une scène, l’engagement de libérer un pouvoir si pouvoir il y a….
Le quartet se veut avant tout solidaire, le fruit d’une confiance partagée née d’un travail en commun de longue haleine.
Ces quatre-là, se retrouvent depuis longtemps, malgré un chemin musical qui leur est propre, ils ne se sont jamais perdus de vue. Entre eux, ils partagent de nombreux points communs.

Vos points communs dans le quartet ?

Hélène Labarrière : Pour moi, le premier point commun, c’est l’énergie que l’on met à ce que l’on fait sur la scène C’est vraiment ça qui m’a fait ressentir des affinités fortes avec ces musiciens-là. C’est d’abord une manière de s’exprimer, de s’engager sur scène dans sa musique dans son instrument. C’est d’abord cela.
Après, il y a des points communs dans nos parcours. On a tous un lien très fort avec le jazz. On ne vient pas de la musique classique, on ne vient pas de la musique contemporaine comme beaucoup d’autres musiciens. On vient vraiment du jazz, des racines, particulièrement Christophe Marguet et moi qui avons un parcours très voisin. On a beaucoup expérimenté à partir de ce jazz be-bop qu’on pourrait presque dire maintenant "traditionnel". On a appris avec des "anciens", on a fréquenté certaines scènes du jazz parisien de ces années-là. Je pense que c’est vrai aussi pour Hasse Poulsen et François Corneloup, d’une manière assez différente. On vient tous de ces musiques-là.
Après, nous sommes tous d’une génération qui a été très influencée aussi par la pop, le folk et le rock. C’est aussi notre terreau commun.
On peut aussi dire que ça marche parce que nous sommes amis et qu’on a envie d’être ensemble. Nos liens ne sont pas seulement professionnels. Nous nous entendons bien. Nous sommes contents d’être ensemble et de parler d’autre chose que de musique : de cinéma, de politique ou de littérature. Nous sommes à peu près d’accord politiquement et culturellement ! Nous nous sentons bien ensemble et c’est très important pour jouer !

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Avec Hélène Labarrière, c’est la découverte d’un "son" de contrebasse direct, affirmé, plein de vigueur et d’énergie. Un choix très personnel, musical et instrumental qui date de son adolescence mais la famille y est aussi pour quelque chose.

Le choix de la contrebasse ?

Hélène Labarrière : J’avais 15 ans quand j’ai commencé la contrebasse. Ce qui m’a attiré, c’est le côté un peu rigolo de l’instrument, le côté frime aussi qui me faisait dire "Ça va être drôle pour une nana de jouer de cet instrument !". Il y avait un côté un peu original dans ce choix.
Après, il y a des raisons plus musicales. Je jouais du piano dans une famille de musiciens où il y avait déjà des pianistes, mes frères en l’occurrence. J’avais envie de jouer avec eux. Ils m’ont fait découvrir le jazz en me faisant passer des nuits blanches dans le clubs de jazz parisiens de l’époque. J’ai eu envie de faire partie de cela. Je suis allée vers un instrument qui me le permettait. Il y avait un besoin personnel dans ce choix : l’envie d’entrer dans ce milieu-là.
Je jouais du piano, j’avais envie de m’intégrer au milieu du jazz et aussi de jouer d’autres musiques. je voulais avoir un instrument qui pouvait s’intégrer un peu partout. Je me suis senti une affinité avec ce gros instrument marrant. Je n’ai jamais été attirée par la pratique d’un instrument à vent par exemple. J’aurais éventuellement pu jouer de la batterie mais dans ce cas je n’aurais sans doute pas pu jouer dans un orchestre classique, par exemple. À quinze ou seize ans, je me disais que je pourrais faire du jazz, du classique, de la chanson...

Hélène Labarrière à Dijon - février 2014.
© Jacques Revon
© Jacques Revon
Christophe Marguet à Dijon - février 2014.
© Jacques Revon
© Jacques Revon

Cette citoyenne, musicienne militante qui s’exprime avec les qualités d’une meneuse engagée, possède tous les ingrédients qui lui permettent de partager sa passion avec ses trois compagnons de scène. Elle propose une musique en liberté……..

Hélène Labarrière : militante ? engagée ?

Hélène Labarrière : Si être militante c’est avoir une pensée politique, alors oui, je suis militante. Maintenant, je ne suis pas "encartée", je ne mets pas réellement la main à la pâte. Je suis concernée, tout simplement.
En tant que musicienne et artiste, quand je vais manifester dans la rue, ce n’est pas seulement et même assez peu pour défendre les droits de ma "corporation" (les intermittents...). C’est un acte citoyen, c’est tout ! Ça me semble une évidence.
Je pense que la musique que l’on fait, la manière qu’on a de la faire met en œuvre des processus de vie qui sont autant de propositions de fonctionnement entre les gens. C’est cela que j’ai compris après des années passées à jouer. Être sur scène avec ces musiques-là (celle-là ou une autre !) où il y a beaucoup de liberté, c’est expérimenter in situ, en live, des systèmes de fonctionnement qui peuvent être autres que pyramidaux.
Le terme "désordre" m’est venu à la suite de la lecture d’un livre de Normand Baillargeon, "L’ordre moins le pouvoir". J’entends ce désordre comme la possibilité de plein d’ordres différents.

Cette année 2014, on commémore la première grande guerre.
Dans le programme de Désordres est inscrit La Chanson de Craonne, une chanson contestataire chantée par des soldats français durant cette longue guerre entre 1915 et 1917, des soldats qui se sont mutinés dans une cinquantaine de régiments de l’armée française. La chanson est interdite par le commandement militaire qui la censure en raison de ses paroles antimilitaristes. Plus de 500 soldats mutins ou assimilés sont condamnés à mort, 26 seront exécutés.

Refrain :


Adieu la vie, adieu l’amour,
Adieu toutes les femmes
C’est bien fini, c’est pour toujours
De cette guerre infâme
C’est à Craonne sur le plateau
Qu’on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous condamnés
Nous sommes les sacrifiés

Depuis, cette chanson a connu de multiples reprises contemporaines.
Hélène LABARRIERE l’a inscrite à son répertoire il y a deux ans.
Une version poignante, où le jeu de batterie de Christophe Marguet nous ramène un siècle en arrière.
Bel hommage tout de même... mais qui n’était pas prémédité par la musicienne au moment de son écriture.

François Corneloup à Dijon - février 2014.
© Jacques Revon
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Hasse Poulsen à Dijon - février 2014.
© Jacques Revon
© Jacques Revon

La Chanson de Craonne : pourquoi ?

Hélène Labarrière : Il y a plusieurs raisons. L’envie de jouer des chansons, déjà. Et pour cette chanson, l’envie de faire réentendre ce texte.
Je ne sais pas si on peut parler d’un hommage. Je connaissais pas mal d’histoires sur la guerre de 1914-1918 mais je ne connaissais pas l’histoire, à proprement parler, de cette chanson-là. Un jour, à la radio, j’ai entendu cette histoire dans l’émission de Daniel Mermet et je me suis dit : "C’est évident, je vais jouer cela". Parce que non seulement c’est une mélodie, un air, mais c’est toute une histoire que nous pouvons faire entendre d’une autre manière et à laquelle on peut offrir un support.
Il est intéressant de voir ce qu’elle inspire à chacun. Le jeu de batterie de Christophe dans ce morceau n’aurait jamais été le même s’il n’y avait pas eu le message porté par cette chanson. Les paroles résonnent en nous, c’est un fil conducteur, c’est évident. On n’entend pas le texte dans notre interprétation mais il nous habite. Fatalement, on va "sortir" autre chose. On va être dans un autre registre. L’auditeur reçoit cette musique sans en connaître le titre : je l’annonce toujours après...

Enfin, Hélène rencontre assez souvent des jeunes femmes qui s’engagent comme elle dans le jazz. Du coup elle tient à évoquer la place qu’occupe une femme musicienne dans le jazz comme dans d’autres musiques ou univers professionnels. Une situation qui remet en question les relations de pouvoir donc le positionnement de la femme. Certes le jazz reste encore l’apanage des interprètes ou des compositeurs masculins mais les choses bougent.

La place des femmes dans le jazz ?

Hélène Labarrière : Le problème ne se pose pas au niveau des instruments mais des musiques. Il y a peu de femmes dans le jazz mais peu aussi dans le rock, peu dans les musiques traditionnelles. En fait, il y a peu de femmes dans toutes les musiques où on ne suit pas un chef d’orchestre ! Les femmes sont nombreuses dans les orchestres symphoniques. Dans toutes les autres musiques, beaucoup moins...
Je dis cela aujourd’hui mais c’est très relatif, c’est réellement en train de bouger. Pour moi, c’est exactement la même chose que dans la cuisine. Beaucoup de femmes font la cuisine mais peu de femmes sont de grands chefs cuisiniers. Il y a beaucoup de femmes dans les orchestres symphoniques, nous le disions, mais peu de grandes solistes ou cheffes d’orchestres.
On n’est donc pas dans un problème d’instrument. On est encore dans des problèmes de statut social hommes-femmes et de relations de pouvoir. On en revient à ce point évoqué tout à l’heure...

Textes, photos et interview Jacques Revon - Transcription de l’entretien, Thierry Giard.


> Le disque :

Hélène LABARRIÈRE – François CORNELOUP – Hasse POULSEN – Christophe MARGUET : "Désordre"
Innacor / L’Autre Distribution
> Hélène LABARRIÈRE "Désordre"



> Innacor INNA11307 / L’Autre Distribution

Hélène Labarrière : contrebasse, compositions sauf 4 / François Corneloup : saxophone baryton / Hasse Poulsen : guitare / Christophe Marguet : batterie, percussions

01. Le pouvoir de Loch’ha / 02. Désordre / 03. In My Room / 04. La chanson de Craonne (Adelmar Sablon, Anonyme) / 05. Voleur / 06. 10’ / 07. Montreuil Mali

Enregistré à La Grande Boutique - Langonnet (France)

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