Où l’on s’arrête sur les derniers albums parus de trois pianistes appartenant à trois générations distinctes pour des approches bien différentes du jazz...
Pierre Gros choisit ici de s’arrêter sur les derniers albums parus de trois pianistes appartenant à trois générations distinctes pour des approches bien différentes du jazz :
- Joey ALEXANDER : "My Favorite Things"
- Bruno ANGELINI : "Instant Sharings"
- Keith JARRETT : "Creation"
Lorsque l’on écoute ce genre de disque sans savoir de qui et de quoi il s’agit, que l’on reconnaît quelques grands standards, saisi à première vue par la fluidité d’un discours agréable, curieux, on veut alors en savoir un peu plus sur son interprète. On ne peut pas tout connaître et je dois avouer n’avoir auparavant jamais entendu parler de Joey Alexander. Alors force est de constater que l’on est ébahi, surpris par son extrême jeunesse : 12 ans ! On réécoute pour être bien certain et surgit par instant et c’est heureux, une part de naïveté, les mini-hésitations d’une voix qui dirait « Est ce bien là qu’il me faut poser les doigts ? ». L’étonnement fait place alors à l’irritation, non contre Joey lui même, mais contre les gens qui l’on mis là où il est et on a envie de passer un coup de fil à ses parents. Disons le honnêtement : ce disque n’apporte strictement rien à l’art du trio piano- contrebasse-batterie. Le jeu de Joey n’est que le conglomérat virtuose, hallucinant et édulcoré de quelques uns des plus grands pianistes de jazz (surtout pas Monk). L’avenir pourrait lui appartenir du moment qu’il ait la force de dire non aux financiers qui ne voient en lui qu’un produit. Souhaitons lui de savoir refuser de remplir les clubs, les salles, les stades et les tiroirs-caisses, qu’il aura la capacité à retourner dans l’ombre pour affirmer sa personnalité et s’amuser. Cependant une chose est certaine, jamais au grand jamais, nous n’accepterons un second disque comme celui là. Ce serait nuire à l’enfant qu’est Joey.
C’est lors de sa résidence à la Péniche l’Improviste (janvier 2014 - lire ici !) que nous avions fait connaissance avec le pianiste Bruno Angelini, sa musique, son quartet qui venait de naître là sous nos yeux. Et déjà l’évidence d’instants partagés autour de mélodies de Paul Motian, Steve Swallow, Wayne Shorter ou de celles composées par Bruno lui même. Imagination, émulation, partage, écoute, réactivité, ouverture d’esprit étaient de mise comme autant de valeurs autour desquelles se retrouver ; la promesse de lendemains qui chantent. Et ça chante en effet dans Instant Sharings le nouvel enregistrement de Bruno. Pas de formatage bebop, mais un jazz moderne avec la volonté de reprendre les thématiques pour les mettre à nu, les revêtir de nouveaux apprêts en faisant appel aux qualités de chacun des autres membres de l’orchestre, leurs vécus, la richesse de leurs parcours. Jeux d’archets pour la contrebasse de Claude Tchamitchian, les violons de Régis Huby, le touché de Bruno Angelini, architectures sonores du percussionniste Edward Perraud ici au sommet de son art. Colorisations, dynamiques, nuances, à propos, sens de l’espace, les plages du disque s’enchaînent formant une sorte d’arche où certes le calme prédomine mais qui n’oublie pas néanmoins la vigueur et la force de la détermination.
On ne sait pas à combien d’écoutes cet enregistrement pourra résister mais force est de constater que nous y retournons chaque fois avec grand plaisir.
Oui on aime !
Mais que se passe-t-il avec Keith Jarrett, souffrirait-il d’une introspection qui serait allée trop loin ? On apprend dans un grand mensuel qui traite du jazz que Keith ne supporte pas le manque de sourires des musiciens classiques. Pourtant, à l’écoute de son propre génie créatif, il n’admet pas le moindre toussotement ou mouvement ciliaire de son auditoire qu’il est prompt alors à engueuler et même à plaquer manu militari. Trait d’humour ou facéties d’un caractère à facettes ? Doit-on prendre alors Creation, l’intitulé biblique de son nouveau disque anniversaire de ses 70 ans, au pied de la lettre ? Passons et revenons un instant aux plages pourtant minutieusement sélectionnées par Jarrett himself, fruits de ses voyages en tant que concertiste soliste. La première, Toronto, sorte de marche funèbre n’est pas sans rappeler La Lugubre Gondola de Franz Liszt dont on aurait retiré toute force tragique. La seconde, Tokyo, est une tentative de mouvement polyphonique qui aurait du mal à déployer ses ailes. On passe par Paris, plage (sans jeu de mot) peut-être la plus réussie (cocorico) et la plus jazz dans laquelle on retrouve des traces de la célèbre introduction du Stella By Starlight de 1985. Puis vient le chemin qui mène à Rome aux accents puérilement orientalistes et pourtant si éloigné des Femmes d’Alger de Delacroix. Arrêtons ici l’énumération des plages d’un disque qui se veut le fruit d’une carrière solo de 50 ans et qui n’aura jamais la force expressive et imaginative d’un Monk ou d’un Solal. Ce disque à pourtant un mérite que l’on suppose involontaire, celui de nous montrer que l’improvisation n’est pas la chose qui caractérise de façon évidente le jazz (on sait que Mozart, Beethoven, Chopin, Messian puisque que c’est sur ce terrain que se situe Keith, étaient d’immenses improvisateurs) mais que c’est bien une couleur harmonique spécifique et son mouvement rythmique que l’on nomme swing, quasi absents ici qui le font. Alors d’une carrière si riche nous préférons réécouter les quartets avec Dewey Redman, le Never Let Me Go de Standard Vol.2 de 1983, le concert en Trio Standards Live du Palais des Congrès, les merveilleux enregistrements en duo avec Charlie Haden. Comme quoi on a toujours besoin d’un aussi grand que soi.
Joey ALEXANDER : "My Favorite Things"
> Motéma – Membran 233988 / Harmonia Mundi (parution le 19/05/2015)
Joey Alexander : piano / Larry Grenadier, Russell Hall : contrebasse / Ulysses Owens Jr, Sammy Miller : batterie / Alphonso Horne : trompette
01. Giant Steps (Coltrane) / 02. Lush Life (Strayhorn) / 03. My Favorite Things (Rodgers-Hammerstein) / 04. It Might as Well Be Spring (Rodgers-Hammerstein) / 05. Ma Blues (Alexander) / 06. Round Midnight-solo- (Monk) / 07. I Mean You (Monk) / 08. Tour De Force (Gillespie) / 09. Over the Rainbow -solo- (Arlen-Harburg) // Enregistré à New York en octobre 2014.
> Retrouvez ce disque dans la "Pile de disques de mai 2015", ici !
Bruno ANGELINI : "Instant Sharings"
> Label La Buissonne RJAL397022 / Harmonia Mundi (parution le 02/06/2015)
Bruno Angelini : piano, compositions sauf 1, 2, 5, 10 / Régis Huby : violon, violon ténor, électronique / Claude Tchamitchian : contrebasse / Edward Perraud : batterie ; percussion
01. Folk song for Rosie (P. Motian) / 02. Meridianne - A Wood Sylph (W. Shorter) / 03. Solange / 04. Home by another way / 05. Some Echoes (S. Swallow) / 06. Be Vigilant / 07. Open land / 08. Romy / 09. Immersion / 10. Folk song for Rosie (P. Motian) // Enregistré au Studio La Buissonne (Pernes-Les-Fontaines, 84) en juin 2014.
> Retrouvez ce disque dans la "Pile de disques de mai 2015", ici !
Keith JARRETT : "Creation"
> ECM 472 1225 / Universal
Keith Jarrett : piano
01. Pt.I – Toronto / 02. Pt.II – Tokyo / 03. Pt.III – Paris / 04. Pt. IV – Rome / 05. Pt.V – Tokyo / 06. Pt. VI – Tokyo / 07. Pt. VII – Rome / 08. Pt. VIII – Rome / 09. Pt. IX – Tokyo / Enregistré en 2014.
> Retrouvez ce disque dans la "Pile de disques de mai 2015", ici !