Quarante-sixième étape

Allez, tous au théâtre ! Quoi ? N’est-ce pas magique et enchanteur le théâtre ? N’est-ce pas le lieu d’histoires à conter, raconter, le lieu d’élection des rêveurs patentés, le lieu qui nous révèle les insuffisances du réel qui, au minimum, est double, n’est-ce pas également un lieu de contraste qui, le temps d’un concert, réunit un public acquis à un quartet de haut vol. 850 places, 850 tickets vendus. Assez rare pour être signalé. Qui a dit que le jazz ne remplissait pas les salles ?

John Scofield & Joe Lovano

D’abord il y a Joseph Salvatore Lovano et John Scofield, tous deux natifs de l’Ohio. Ils se connaissent depuis la Berklee College of Music, soit une bonne quarantaine d’année. Ensuite, voici Bill Stewart. Lui, il a appris la composition musicale avec, entre autres, Joe Lovano. Enfin, voilà Ben Street. Il est l’exception qui confirme la règle dans cette formation puisqu’il n’a « que » joué avec Scofield et Lovano (et n’apparaît pas sur le disque sorti en septembre puisque c’est Larry Grenadier qui y tient le manche). Mais cela n’est-il pas en soi la meilleure manière de recevoir un enseignement ? Toujours est-il que sur scène ce groupe en tournée semble donner à sa cohésion les plus beaux contours de l’inhérence. Quel que soit l’angle sous lequel on le regarde, ce quartet est une évidence en soi, une belle machine à musique. John, toujours entre jazz et blues, et Joe en chantre post moderne de l’harmonie, se livrent à un amical duel à grands coups de soli lyriques bien assis sur une rythmique où Bill met quand même, de temps à autre, un peu la misère à un Ben qui n’en revient pas tout à fait d’être là, aux pays des monstres. Quand John se colle au fond du manche et décoche trait sur trait jusqu’à l’achèvement de son discours improvisé, Joe se tient à l’écart et ne revient dans la lumière que pour livrer sa propre vision du décorticage de mélodie. Il faut noter tout de même, qu’une fois ou deux, il a dû sérieusement s’employer pour demeurer au niveau de son comparse tant les constructions rythmiques et mélodiques de ce dernier s’apparentaient au pur éclat d’une vitrine de chez Van Cleef & Arpels. Mais en copilote de luxe, il s’en sort avec les honneurs dus à son (premier) rang, tout comme le Stewart qui promène sa science d’un bout à l’autre du voyage. Au final, cela vous donne un concert de musiciens qui ne se refusent aucun écart. Mélodieux ou free, bluesy (option New Orleans) tendance funky, ça chante dans tous les coins et le swing surgit comme un lutin avant de filer à l’anglaise, chassé par une soudaine et freevole dérive. Le Sco et le Joe s’amusent, ils chassent la note, lui jouent des tours (ahead), déclinent des années de savoir musical chèrement créé avec l’élégance des modestes et citent les anciens sans jamais réciter avec l’à-propos des grands, interpellent leurs collègues rythmiciens, leur ouvrent l’espace. Allez savoir pourquoi mais l’on s’aperçoit soudain que ces quatre-là sont les garants d’une culture éblouissante qu’ils portent à bout d’instrument et expriment avec le meilleur de leur art ses infinies facettes, toute sa richesse sans cesse renouvelée. Ils nous baladent avec respect, chahutent nos pavillons et ça les rend heureux et ça nous rend heureux.

Pendant que j’y pense, ce 30 octobre 2015, Agota Kristof aurait eu 80 ans aujourd’hui. La pauvre, elle a raté un joyeux concert.


Dans nos oreilles

Booker Little - Out front

Sous nos yeux

Alessandro Baricco - Md Gwyn