Ceci n’est pas une chronique, ni même une revue de disques, à peine un inventaire de CDs qui se sont alignés sur l’étagère « en attente » de Jean Buzelin... Des trésors, parfois !
Mais, tout d’abord, un avertissement préalable s’impose : ceci n’est pas une chronique, ni même une revue de disques, à peine un inventaire de CDs qui se sont alignés, les uns après les autres, sur l’étagère « en attente ». Or, certains sont en attente depuis près d’un an, date de ma dernière apparition sur l’excellent site Culturejazz. En effet, mes activités et occupations diverses et fournies, que ce soit dans la musique ou ailleurs, ne me permettent plus de chroniquer plus ou moins régulièrement les excellentes productions qui m’arrivent de France ou d’Europe. Je voudrais donc remercier mes amis et correspondants fidèles qui continuent à m’envoyer leurs disques sans jamais réclamer ou exiger quoi que ce soit en retour : Gérard Terronès (Futura/Marge), Jean-Marc Foussat (Fou Records), Julien Palomo (Improvising Beings), Bertrand Gastaut (Dark Tree), Henri Roger (Facing You/IMR), Bruno Meillier (Orkhêstra, le distributeur d’utilité publique), Sophie Louvet (Dixiefrog) en France, Leo Feigin (Leo Records) en Angleterre, Patrik Landolt (Intakt) en Suisse… les musiciens Joëlle Léandre, Christian Brazier, Fiorenzo Bodrato, Michael Thieke… que ceux que j’oublie sur le moment me pardonnent. Quant aux disques reçus qui ne me paraissaient pas « dans mes cordes », j’ai essayé de les faire circuler et de m’assurer qu’ils étaient chroniqués par ailleurs.
Pour une grande partie d’entre eux, on ne parle pas ou guère de ces disques dans les revues spécialisées (type Jazz Magazine) et jamais dans les magazines culturels généralistes (type Télérama). On a plus de chance de les trouver sur des sites internet spécialisés, et certains arrivent à la rédaction de CultureJazz où, malgré l’abondance pléthorique des productions reçues, en particulier françaises, ils sont parfois chroniqués ou mis en vitrine, je pense particulièrement à ceux de mes amis et voisins Alain Soler et Raphaël Imbert (Label Durance, Jazz Village).
Les disques que produit ou accueille sur ses labels Gérard Terronès sont toujours édités avec soin, passion et orientation politique sans concessions d’aucune sorte selon une ligne qui n’a pas changé depuis près de cinquante ans : son engagement à toujours soutenir les projets et les musiques créatives qui conservent un lien fort avec le jazz, en particulier afro-américain – j’insiste là-dessus – et sa fidélité aux musiciens auxquels il croit. Ainsi la pianiste Claudine François qui, avec Hubert Dupont (b) et Hamid Drake (dm), a réuni un bien beau trio : "Flying Eagle" (Marge 52) en est l’éclatant résultat (OUI, on aime !). Le guitariste Richard Bonnet, qui s’est entouré de Tony Malaby (ss, ts), Antonin Rayon (org) et Tom Raney (dm) n’a pas fait moins pour produire un disque solide dans un genre jazz actuel très ouvert qui demande une écoute attentive : "Warrior" (Marge 53). Les deux « faux-frères » François et Raphaël Lemmonier ont conjugué leur homonymie en un beau duo trombone-piano ; un jazz à la fois libre et enraciné où les compositions personnelles voisinent avec d’excellentes reprises de standards : "Come Again" (Blue Marge1015).
Sur son label Hôte Marge, Terronès a reçu le quintette Healing Unit comprenant notamment Paul Wacrenier (p) et Arnaud Sacase (as) ; "Music to Run and Shout" (Hôte Marge 09) est un très bon disque de jazz post-free/bop. On retrouve Richard Bonnet en compagnie de Hasse Poulsen pour un duo de guitares inventif et aventureux : "Colors in Water and Steel" (Hôte Marge 10). Bengalifère, dans lequel se sont impliqués Matthieu Lebrun (sax), Jordi Cassagne (b) et Julen Achiary (dm, perc, voc), est un bel exemple de trio sans piano (Hôte Marge 11). Autre trio, We Free présente un choix de compositions collectives jouées généreusement souvent avec un « gros son » par Pascal Bréchet (g, sitar), Colin McKellar (b, looper) et Thierry Waziniak (dm, perc) : "Strange but True" (Hôte Marge 12).
Nous conclurons avec un travail de grande ampleur et d’égale résonance, "Jade", sous-titré "New spiritual music" dont les instigateurs, la saxophoniste suédoise Biggi Vinkeloe et le tromboniste François Lemonnier, se sont entourés de Karin Nelson au grand orgue, et d’une Volcanic Choir de neuf chanteuses dirigées par la mezzo-soprano Maria Forsström. Dans une démarche assez voisine de certains travaux de Raphaël Imbert, il s’agit d’une œuvre ambitieuse et profonde, magnifiquement réalisée, autour de psaumes et de musiques anciennes ou plus contemporaines (Satie, Almqvist), mais qui n’oublie jamais les racines du jazz et du blues, à l’image des solos et duos des deux instrumentistes, et dont le ton est donné par Ecclusiastics de Charles Mingus qui ouvre ce superbe double CD (Futura Voix 03)(OUI, on aime !).
Je ne reviendrai pas sur la qualité et l’esprit d’ouverture et de découverte du formidable catalogue d’outre-Manche Leo Records, dont je présente les productions depuis des années. Celle qui s’achève a vu arriver vingt-trois nouveautés aussi radicales qu’inattendues et passionnantes dont voici l’essentiel :.
Côté « russe », la terre natale de Leo Feigin, c’est tout d’abord un double CD d’un concert donné en Chine par le grand pionnier de la free music russe, Vyacheslav Ganelin ; le pianiste (+ synthé, dm, perc) se produit d’abord en solo sur la première partie du CD 1, puis laisse la place au duo Alexey Kruglov – l’un des plus grands saxophonistes actuels – et Oleg Yudanov (dm, perc), les trois se retrouvant ensemble dans le second CD. Ce trio déploie une force absolument incroyable, un free époustouflant sans aucun équivalent sur la scène actuelle : "Live in Shenzen" (Leo Records 717/718) (OUI, on aime !). On retrouve Kruglov et Yudanov associés au pianiste Simon Nabatov et au saxophoniste allemand Frank Gratkowski pour un concert donné à Moscou en l’honneur des 35 ans du label Leo Records : une tranche impressionnante de musique libre, et qui swingue (Leo Records 719). Nabatov se joint au saxophoniste hollandais Luc Houtkamp et au batteur Martin Blume pour un autre beau moment d’improvisation free : "Encounters" (Leo Records 716). Suit un autre trio international, à cordes, formé de Hugues Vincent (violoncelle que l’on a attendu sur des disques Improvising Beings), Vladimir Kudryavtsev (b) et Maria Logofet (vln) dans une série de 21 pièces courtes et variées ; un côté « musique de chambre » qui n’a pas peur de donner de la voix et réserve pas mal de surprises : "Free Trees" (Leo Records 715). Et nous terminons avec un duo entre Alexey Lapin (p) et la flûtiste allemande Helen Bledsoe pour une musique très fine, assez minimaliste, à la fois pleine de fraîcheur – la pureté de la flûte –, profonde et sensible : "Ghost Icebreaker" (Leo Records LR 704).
Petit crochet par l’Allemagne avec le quatuor vocal féminin VocColours (entendu déjà avec Alexey Lapin) qui, accompagné par Eberhard Kranemann (b, electronics) propose une musique très éclatée : "Luxatio" (Leo Records 720). Le pianiste Uwe Oberg, qui joue sur un instrument préparé se partage entre compositions personnelles et reprises originales d’Annette Peacock, Steve Lacy, Carla Bley et Thelonious Monk presque méconnaissables dont il ne reste parfois que la structure ; curieux et intéressant : "Twice, at Least" (Leo Records 733).
Saut en Suisse avec le groupe Afro Garage composé de Christoph Baumann (p préparé), Jacques Siron (b) et Dieter Ulrich (dm, bugle) dans une succession de solos et trios. À la fois un peu primitive et rustique, brute et baroque, avec un côté ludique, la musique est assez déroutante, parfois presque illustrative, mais incontestablement originale : "Eighteen Ways to Miss Egypt" (Leo Records 713). Le Trio Lost Frequency, avec Mina Fred (alto vln, voc), Benjamin Brodbeck (perc) et Giancarlo Nicolai (laudes/tutli), propose un musique improvisée minimaliste assez décousue : "Found Frequency" (Leo Records 723). Enfin, l’excellent quintette de jazz contemporain Roofer, dirigé par le contrebassiste Luca Sisera, délivre une musique originale et tout à fait délectable : "Prospect" (Leo Records 737).
Passons la frontière italienne pour retrouver le bien connu Carlo Actis Dato Quartet et sa musique originale, roborative, colorée, tonique et joyeuse, tout à fait dans la lignée de ses précédents disques. Celui-ci, qui mêle free jazz et musiques populaires voyageuses (Italie, Proche Orient, Europe de l’Est…) est particulièrement réussi et toujours aussi généreux : "Earth is the Place" (Leo Records 722) (OUI, on aime !). Autre très beau disque de « jazz moderne » de haute qualité par un quartette composé de Andrea Buffa (as, ts), Stefano Battaglia (p), Fiorenzo Bodrato 1 (b) et Dario Mazzucco (dm), où la rigueur se conjugue à la profondeur, le talent à l’implication : "Pow-Bee" (Leo Records 725). Le pianiste Arrigo Cappelletti pense à Paul Bley (et à quelques autres) en compagnie de Furio Di Castri (b) et Bruce Ditmas (dm) ; ce qui donne un superbe trio à la fois éclaté, aéré et dense : "Hommage to Paul Bley" (Leo Records 732). En compagnie de Adolfo La Volpe (electronics, synthé, etc.) et Francesco Massaro (bcl, bs, etc.), la chanteuse Chiara Liuzzi s’attaque à Billie Holiday ; si le sujet n’est pas original, l’approche et le traitement si, et le résultat étonnant. Un travail pudique à apprécier : "Floating… visions of Billie Holiday" (Leo Records 735).
Le mot de la fin, ou presque, reviendra au boulimique saxophoniste ténor américain Ivo Perelman, dont la discographie annuelle chez Leo comporte six nouveaux disques. D’abord un duo avec le batteur Whit Dickey pour cinq hommages bruts et puissants à cinq maîtres du ténor : Hank Mobley, Bern Webster, John Coltrane, Albert Ayler et Sonny Rollins : "Tenor Hood" (Leo Records 714).
Autre duo, avec le grand pianiste Matthew Shipp, et autre hommage, plus surprenant, à Maria Callas, dans un double disque absolument superbe dans lequel le saxophoniste s’est impliqué comme rarement ; et que dire de l’assise du pianiste : "Callas" (Leo Records 728/729)(OUI, on aime !). Un second duo Perelman/Shipp, moins exceptionnel peut-être, ne manque pas d’intérêt non plus : "Complementary Colors" (Leo Records 744). Prenez les deux partenaires précédents, et vous avez un trio Perelman/Shipp/Dickey, auquel nous n’ajouterons rien, tellement c’est bon ! "Butterfly Whispers" (Leo Records 740). Viennent dix pièces improvisées en compagnie de Mat Maneri (vln alto) et Joe Morris (g). L’interaction, le drive, la pulsation, la maîtrise des trois musiciens sont impressionnantes : "Counterpoint" (Leo Records 730). Exit Morris, tandis qu’un second alto, Tanya Kalmanovitch, se joint à Maneri pour une musique plus éclatée et un nouvel hommage : "Villa Lobos Suite" (Leo Records 742). Un phénomène, cet Ivo Perelman, le free jazzman de notre époque !
Nous quitterons le label Leo avec deux musiciens français, mais qui circulent et jouent bien au-delà de l’Hexagone, Joëlle Léandre (b) et Benoît Delbecq (p), qui improvisent librement en compagnie du clarinettiste canadien François Houle. Cela donne un excellent disque, vif, aéré, tendu, lyrique, swinguant même… avec un véritable son de groupe remarquablement enregistré par Jean-Marc Foussat : "14, rue Paul Fort, Paris" (Leo Records 731)(OUI, on aime !) (Lire aussi la chronique de Pierre Gros, ici ! - octobre 2015). Rappelons que le catalogue Leo Records est distribué en France par Orkhêstra.
Restons en l’excellente compagnie de Joëlle Léandre et Benoît Delbecq, auquel se joignent la beatbox, la voix et les percussions de Carnage The Executioner (n’ayez pas peur !). Un disque formidable et passionnant enregistré en 2013 au… Théâtre Dunois ! (voir plus loin) : "Tout va monter" (Nato 4757). Je m’empresse de vous recommander trois autres disques de Joëlle Léandre, trois duos, l’un avec la remarquable flûtiste américaine Nicole Mitchell : "Sisters Where" (RogueArt ROG-0055), Le second voit la contrebassiste se confronter au violoncelliste Vincent Courtois, le premier numéro d’une Jazzdor Series que lance Philippe Ochem et à laquelle nous souhaitons bon vent… ou belles cordes en l’occurrence : "Live at Kesselhaus Berlin" (Jazzdor Series 01). Le troisième la voit se mesurer à la guitare électrique – c’est plus rare mais non moins digne d’intérêt – de Serge Teyssot-Gay : "Trans 2" (Intervalle Triton 99885368). Thierry Giard nous a déjà présenté plusieurs de ces disques dans sa Pile !
En juillet 1982, Joëlle Léandre était dans l’ancien Dunois, aujourd’hui démoli, et où nous avons vécu tant d’heures extraordinaires ! Elle rencontrait Derek Bailey (g), George Lewis (tb), et Evan Parker (ss, ts), pas moins. Cette rencontre improvisée fait à présent partie de l’Histoire ; judicieusement enregistrée par Jean-Marc Foussat, elle sort sur son label Fou Records : "28 rue Dunois juillet 1982" (Fou Records CD 06). Dix-huit ans plus tard, c’est aux Instants Chavirés, à Montreuil, que Jean-Marc enregistrait Peter Kowald (b), Daunik Lazro (as, bs) et Annick Nozati (voc) : "Instants Chavirés" (Fou Records CD 07). Et c’est au festival d’Angoulême, en 1980, que ses micros captaient la dévastatrice prestation du Willem Breuker Kollektief : "Angoulême 18 mai 1980" (Fou Records CD 09/10). Voilà pour les disques historiques. Je ne m’attarderai pas davantage pour les productions originales récentes de cet attachant catalogue, l’ami Thierry les présentant régulièrement dans ses Piles de disques : Cuir (CD 08), Bien Mental (CD 12), MarsaFouty (CD 11). Les dispositifs électro-acoustiques de Jean-Marc Foussat se mêlent également au piano de Henri Roger : "Géographie des transitoires" (Facing You/IMR 008), lequel Roger dialogue avec Jean-Baptiste Boussougou dans le très intéressant "Mourim" (Facing You/IMR 00).
Deux nouveautés viennent enrichir la collection : un stimulant duo Foussat et Jean-Luc Petit qui fait entrer sa clarinette contrebasse rugueuse et caverneuse dans l’univers électroacoustique – à l’opposé du spectre, il joue aussi des saxophones sopranino et alto : "…D’où vient la lumière ?" (Fou Records CD 13).
Et un magnifique et profond duo Cécile & Jean-Luc Cappozzo, "Soul Eyes", où la trompette du père et le piano de la fille dialoguent sur des thèmes de Mal Waldron et Charles Mingus ; un retour à l’essentiel dans l’amour, l’humilité, la fraîcheur et la plus grande liberté – nombre de musiciens français qui se cassent la tête à vouloir faire du « nouveau » avec Monk, Sun Ra et autres, feraient bien d’en prendre de la graine. L’un des plus beaux disques de jazz que j’ai entendu ces temps derniers, apparemment tout simple, mais tellement riche (Fou Records CD 15)(OUI, on aime !).
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