En hommage à Jacques Chesnel (1928-2021)

Jacques Chesnel a collaboré activement aux débuts de CultureJazz. Il vient de nous quitter ce 13 septembre 2021. Nous lui rendons hommage en extrayant de nos archives cet entretien avec l’écrivain Julio Cortázar réalisé en 1977 et réédité dans la première mouture de CultureJazz en 2005.

  Le fantastique du quotidien et le jazz

Qu’est-ce que c’est cette musique ?
Je ne sais pas ; ça doit venir de New York.
C’est du jazz. Je l’arrête, si tu veux.
Non, cela me plaît bien ; l’orchestre est bon

(Mutation, dans « L’autre rive »)

Ainsi qu’il le déclarait lui-même, la vie et l’œuvre de l’écrivain argentin (1914 – 1984) se sont nourries de musiques et surtout de jazz. Rarement dans les Lettres du siècle dernier, homme, littérature et musique semblaient former une trinité, une telle imbrication qu’il est bien difficile d’envisager quelque dissociation.

Avec notre manie bien française de vouloir mettre une étiquette à chaque chose, l’œuvre de Cortázar s’est trouvée répertoriée dans la case « fantastique », ce qui d’ailleurs ne le choque pas tellement, ce terme étant employé faute d’un autre, car personne n’a encore pu en donner une définition précise ; disons plutôt qu’il existe des « fantastiques, les meilleurs exemples étant ceux de Edgar Allan Poe, José-Luis Borges, Lovecraft… et Julio Cortázar ; ce fantastique qui se trouve dans les failles du quotidien est résumé par Jean-Paul Sartre dans « Situations I » : il n’est ni nécessaire, ni suffisant de peindre l’extraordinaire pour atteindre au fantastique , ce que Cortázar complète par : c’est quelque chose de très simple au milieu de la réalité quotidienne… le fantastique peut se produire sans qu’il y ait modification spectaculaire des choses… le fantastique est simplement l’indication soudaine qu’à côté des lois aristotéliciennes les plus consacrées et qu’en marge de nos mentalités raisonnables, il y a un système, il y a des mécanismes parfaitement valables et en vigueur que notre cerveau ne capte pas mais qui font irruption et se font sentir à certains moments (cf. entretien avec E.G. Bermejo dans la revue « L’œil du Golem », n° 4, hiver 76-77).

C’est principalement dans ses nouvelles (réunies en un volume, 1945 – 1982, édition intégrale, préface de Mario Vargas Llosa, chez Gallimard en 1993) que l’écrivain illustre d’éclatante façon cette faculté de franchir les miroirs, de percevoir l’envers de l’événement le plus banal et d’en discerner la portée vitale. Cette œuvre riche et abondante est jalonnée de constantes qui frise l’obsessionnel : le côtoiement avec le réel et son approche de l’autre dimension de la réalité, le thème du double dans La Lointaine dans laquelle est tenu le journal d’Alina Reyes (prénom et nom qu’empruntera une femme auteur de romans érotiques), la relation espace/temps dans L’homme à l’affût ( à la dédicace : In memoriam Ch. P. (autrement dit Charlie Parker), longue nouvelle qui sera évoquée dans l’entretien qui suit, Liliane pleurant dans Octaèdre, le règne animal, les mains, le métro, le jeu, tout cela avec une forte empreinte surréaliste…

et LA MUSIQUE avec de nombreuses citations de musiciens : Mozart, Beethoven, Ravel, Chostakovitch, Kurt Weill, Terry Riley, Bela Bartok, mais aussi Joni Mitchell et bien entendu le jazz : Jelly Roll Morton, Billie Holiday, John Coltrane, Miles Davis, Ornette Coleman, Archie Shepp (celui-ci dans Lieu nommé Kindberg), Ben Webster, Sonny Rollins… ainsi que dans de courts textes contenus dans Le tour du jour en 80 mondes (1980) : Clifford, hommage au trompettiste Clifford Brown, Louis (Armstrong) super cronope, Le tour du piano de Thelonious Monk (écrit à la suite d’un concert du pianiste auquel Cortázar assista à Genève en mars 1966)… le premier texte Ça commence comme ça débute ainsi : c’est à mon homonyme que je dois le titre de ce livre et à Lester Young la liberté de l’avoir transformé sans vouloir offenser la saga planétaire de Phileas Fogg esq. Un soir que Lester emplissait de fumée et de pluie la mélodie de Three Little Words, j’ai senti plus que jamais ce qui faisait les grands du jazz, cette invention qui demeure fidèle au thème qu’elle combat et transforme et irise… avec le jazz, je débouche toujours sur l’ouvert… ou dans Siestes : …écouter Billie Holiday c’était une belle tristesse qui donnait envie de se coucher et de pleurer de bonheur…

Les romans (Marelle, 62 Maquette à monter et Livre de Manuel) laissent apparaître une autre démarche (parallèle) dans laquelle l’auteur nous invite à participer au grand jeu de la création littéraire en faisant son propre montage des éléments du récit comme si chaque personnage, chaque destin était la pièce d’un immense mécano humain (chacun, notamment dans le deuxième cité), chacun pouvant ainsi composer "le livre qu’il aura choisi de lire".

Dans Marelle (1966), le mode d’emploi ajoute à la lecture dans l’ordre des chapitres une seconde possibilité, le saut programmé d’un chapitre à un autre, indiqué à la fin de chacun d’eux comme on saute d’une case à l’autre comme dans le jeu enfantin de la marelle, d’où le titre, passant ainsi du roman à une sorte d’essai, de la réflexion à l’action. De nombreuse « cases » sont remplies de musique et notamment de jazz « la seule musique universelle du siècle, cette chose qui rapprochait les hommes plus et mieux que l’espéranto, l’Unesco ou les lignes aériennes, une musique assez primitive pour être universelle et assez bonne pour faire sa propre histoire avec schismes, reniements et hérésies… pour admettre les classifications et les étiquettes, le style ceci et cela, le swing, le be-bop, le cool, va-et-vient du romantisme et du classicisme… une musique-homme. (citations des disques de blues, Bessie Smith (des épaisseurs de coton entre la voix et les oreilles, Bessie Smith chantant le visage bandé, la tête enfoncée dans une corbeille de linge sale, la voix de plus en plus étouffée, collant sa bouche au linge pour clamer, sans colère ni supplication « I wanna be somebody’s baby doll », la voix se repliait dans l’attente, une voix de coin de rue et de maison remplie d’aïeules…) ou Big Bill Broonzy (se mit à psalmodier « See see rider, comme toujours des choses venues de dimensions inconciliables se rejoignaient…), du trompettiste Bex Beiderbecke, du guitariste Eddie Lang, des saxophonistes Lester Young, Benny Carter et Chu Berry, de l’orchestre de Duke Ellington, de Louis Armstrong : et après la flambée de la trompette, le phallus jaune fendant l’air et rythmant la jouissance puis, vers la fin, trois notes ascendantes, hypnotiquement d’or pur, une pause parfaite où tout le swing du monde palpitait en un instant intolérable, enfin l’éjaculation du suraigu, jaillissant et retombant comme une fusée dans la nuit sexuelle… de tant d’autres).

Dans Livre de Manuel (1974), Cortázar écrit dans ce livre-cadeau pour tous les Manuel : ce qui compte , ce que j’ai essayé de raconter, c’est le geste affirmatif face à l’escalade du mépris et de la peur, et cette affirmation doit être la plus solaire, la plus vitale de l’homme ; sa soif érotique et ludique, sa libération des tabous, son exigence d’une dignité partagée sur une terre libérée de l’horizon journalier de crocs et de dollars. L’un des personnages se définit comme celui qui écoute du free jazz… (adieu mélodie, et adieu aussi les vieux rythmes définis, les formes fermées, adieu sonates… adieu le prévisible, adieu le plus cher de l’habitude…

Dans Les autonautes de la cosmoroute (1983) écrit avec sa compagne Carol Dunlop, pour un « voyage intemporel » de Paris à Marseille sur l’autoroute A 7 en faisant deux arrêts par jour sur les parkings à bord d’un camping-car surnommé Fafner (référence à Richard Wagner) parfois qualifié de Dragon, l’écrivain s’étonne de trouver trois cassettes de Billie Holiday et rien d’Ella Fitzgerald ou de Helen Humes, trois cassettes de Fats Waller et une seulement de Duke Ellington et de Louis Armstrong, de prendre le meilleur de Bix et de Trum qui sonne si bien, clair et parfaitement découpé dans la nuit des parkings…

Cette notion du fantastique débarrassé des chaînes et fantômes du roman gothique, ce formidable pouvoir subversif d’un humour qui s’attaque à tous les conformismes, ce rejet des formes installées, cette nouvelle mise en question des responsabilités du lecteur et la quête de sa participation active, cette volonté et cette faculté de réinventer le/s monde/s, cette conciliation entre la vérité poétique et le projet révolutionnaire, cette dénonciation du faux problème de « l’art pour l’art » et de l’art « engagé » (un des personnages ne déclare-t-il pas : il n’est pas sûr qu’entre Lénine et Rimbaud il y ait une telle différence), cet amour de la musique comme besoin vital, forment les atouts majeurs de cet œuvre sublime.


  L’interview en 1977...

En février 1977, « Julio Cortázar, l’enchanteur » (titre de sa biographie indispensable, écrite par Karine Berriot (1988, Presses de la Renaissance) a bien voulu m’accorder un long et cordial entretien, pour la revue Jazz-Hot, dont voici la transcription intégrale.

Que ce soit dans les romans, les nouvelles, contes ou essais, la musique, et plus particulièrement le jazz, tient un place importante dans votre œuvre.

Je réponds bien sûr par l’affirmative et à un point qui très souvent a choqué certains critiques littéraires, car en faisant avec eux le jeu de l’île déserte, j’ai toujours répondu que si je devais choisir entre littérature et musique, ce serait la musique…

Comment êtes-vous venu au jazz, ou le jazz à vous ?

Pour cela il faudrait prendre quelques cassettes, mais je vais essayer d’être bref… quand j’étais très jeune, vers mes 15 ans, le jazz est arrivé en Argentine, à Buenos-Aires sous la forme de disques 78 tours qui passaient dans les radios, et c’est comme cela que, au milieu de notre musique populaire, la musique folklorique et surtout le tango, s’est glissé un certain Jelly Roll Morton, puis Louis Armstrong, et la grande révélation que fut Duke Ellington ; je vous parle des années 27/29, c’est-à-dire la première grande époque de ces artistes ; donc j’ai fait la découverte du jazz par son niveau le plus haut… ce fut la révélation d’une musique tout à fait différente de la nôtre, ce qui ne voulait pas dire que nous, quelques amis et moi, oubliions le tango dont je reste un fanatique, mais le jazz étant musicalement plus riche, moins limité, il m’a tout de suite donné ce que le tango ne pouvait me donner, une ouverture sur une autre dimension de la musique…

Les musiciens qui vous ont le plus impressionné ?

Ceux que je viens de citer… je pourrais ajouter quelques noms… pour Jelly Roll Morton ce sont ses disques avec les « Red Hot Peppers » qui sont les premiers arrivés en Argentine, j’ai découvert les solos en Europe beaucoup plus tard… je trouvais que c’était un musicien génial… et puis Louis Armstrong quand vinrent les disques des « Hot Five » et « Hot Seven », là j’ai eu les grandes révélations de ma vie, celle de Earl Hines qui est MON pianiste. Il faut que je dise d’emblée ceci : cette interview sera très « vieux jeu », simplement par une question d’âge, j’ai soixante-deux ans… j’aime bien le jazz moderne, contemporain, j’aime énormément quelqu’un comme John Coltrane bien sûr, et d’autres encore plus en avant, bien des choses d’Archie Shepp, mais s’il me fallait choisir ce serait le jazz de la Nouvelle-Orléans, le style Chicago, je sauterais largement sur l’époque swing malgré de très bonnes choses ; et puis il y a eu Fats Waller qui arrivait en sautillant de l’air de Buenos-Aires, et aussi l’orchestre des « New-Orleans Rhythm Kings », et Bessie Smith, et plus tard Billie Holiday…

L’homme à l’affût (publié avec quatre autres nouvelles réunis sous le titre Les armes secrètes en 1959) est une longue histoire dans laquelle le personnage principal, quelques moments de son existence, sa mort, ont été inspiré par la vie et l’œuvre de Charlie Parker ; la première épigraphe ne laisse aucun doute ; pourquoi cette nouvelle qui n’est pas (ainsi que Lieu nommé Kindberg dans Octaèdre) dans le même esprit « fantastique » que les autres histoires du livre ?

C’est une belle question pour moi, et je crois qu’elle mérite une réponse un peu développée ; j’imagine que vous qui connaissez mon œuvre mieux que moi, j’ai tendance à l’oublier, vous vous êtes aperçu que L’ homme à l’affût est un peu une petite Marelle ; c’est un prélude à Marelle ; dans les deux cas, le personnage central est un homme qui n’est pas un génie, c’est un homme assez médiocre, aux moyens limités, mais qui possédé par une espèce d’anxiété, d’angoisse, de recherche de métaphysique ; il veut crever les portes de l’au-delà ; c’est le cas de Johnny Carter et d’Oliveira ; je n’aurais pas pu écrire ce roman si je n’avais pas écrit cette nouvelle auparavant ; quand j’ai écrit L’homme à l’affût j’étais dans une impasse à cause d’un problème qui me hantait : chaque fois que j’imaginais le personnage je tombais dans le système de Thomas Mann qui s’est toujours choisi des héros intellectuels de haut niveau comme dans La montagne magique ou Doktor Faustus par exemple ; ce sont des hommes qui réfléchissent comme des génies avec des problèmes métaphysiques ; mon problème était tout autre, il était celui de montrer un homme de la rue, un homme tout à fait moyen mais qui avait en lui cette soif d’absolu ; je ne trouvais pas mon personnage, j’avais pensé imaginer un peintre, un écrivain, cela ne me plaisait pas.

A ce moment je venais de découvrir Charlie Parker dont les premiers disques 78 tours arrivaient en Argentine ; je l’aimais énormément alors qu’il était haï et banni par les amateurs de traditionnel ; j’étais dérouté au début mais après plusieurs écoutes je me suis aperçu que c’était un génie ; je quittai l’Argentine en 1951 ; quand j’arrivai à Paris je ne savais rien de lui malgré l’image que j’en avais car je ne l’ai jamais vu ; un jour en lisant un numéro de Jazz-Hot, j’ai pris connaissance de sa mort et de sa biographie ; j’ai trouvé un homme angoissé tout au long de sa vie, non seulement par des problèmes matériels, celui de la drogue, mais par ce que j’avais cru ressentir dans sa musique, ce désir de rompre les barrières comme s’il cherchait autre chose, aller de l’autre côté et je me suis dit : c’est lui, mon personnage, c’est lui que je cherchais ; je ne pouvais pas écrire son nom, je n’en avais pas vraiment le droit, j’ai fait un clin d’œil au lecteur dans la dédicace ; j’ai changé le nom mais une bonne partie des anecdotes se sont passées réellement, l’histoire du Café de Flore quand il s’est agenouillé devant la table, quand il a mis le feu à un hôtel, cela est vrai ; cela se passait à New York bien sûr, pas à Paris ; j’ai donc pris les données biographiques, j’ai mis l’action à Paris que je connais bien alors que je connais mal New York… et la nouvelle était lancée…

Il y aune phrase que vous lui faites dire : « ce solo-là, je l’ai déjà joué demain »

Je ne saurai jamais comment j’ai pu écrire cela parce que j’écris la plupart de mes nouvelles dans une espèce d’état second, j’ai un peu honte de les signer ; je signe volontiers mes romans, c’est plus travaillé, plus pensé bien qu’il y ait des moments où je pars dans l’inconnu, cela se remarque très souvent, mais dans les nouvelles tout arrive en bloc, comme cela, je ne connais même pas la fin ; je ne connaissais pas la fin de celle-ci, cela s’est fait par soi-même, en route ; je ne sais pas pourquoi et comment j’ai écrit cette phrase mais je crois qu’elle correspond très bien à l’angoisse de Parker parce qu’il y a chez lui une lutte contre le temps ; il y a cet épisode où il se rend compte de l’abolition du temps ordinaire, où i découvre dans le métro, en voyageant, que pendant une minute et demi il a eu des pensées qui prendraient un quart d’heure, ceci m’est arrivé personnellement ; je suis fasciné par le métro, pour moi c’est un lieur de passage, de passage dans un sens très métaphysique ; les ponts, les tramways, les autobus et surtout le métro qui est en dessous me hantent, c’est une relation avec les enfers au sens grec du passage…

Il y a dans Marelle (chapitre 23), ce qui pourrait être à elle seule une nouvelle dont l’action se passe pendant le concert de Berthe Trépat, pianiste ; il y a dans le recueil Gîtes deux contes : Les ménades et Fanfare dans lesquels deux événements se produisent aussi dans une salle de concert ; assistez-vous à des concerts de jazz ? Vous arrive-t-il d’y vivre des moments qui correspondent à votre définition du fantastique : le fantastique est dans les failles du quotidien.

Quand j’étais en Argentine, il n’y avait pratiquement pas de concerts de jazz, il y avait quelques groupes argentins qui s’étaient constitués en s’inspirant des disques qu’il écoutaient, mais ce n’était pas bon, je n’y assistait pas ; pour la musique dite classique alors oui ; je suis un grand amateur de Wagner et de l’opéra ; il existe en Argentine une tradition musicale extraordinaire et ma jeunesse a été nourrie de concerts, j’ai écouté tous les grands solistes de l’époque, tous les grands chanteurs et chanteuses ; j’ai eu Toscanini à deux mètres de moi ; par contre une fois en Europe je me suis réfugié dans le disque, même pour la musique classique, j’achète les enregistrements, je préfère cela aux salles de concert ; évidemment pour le jazz il n’y a rien de mieux que la présence en plus de la musique ; s’il m’arrive d’être près d’un festival, Antibes ou Châteauvallon, j’y assiste mais j’avoue qu’avec l’âge je deviens impatient par rapport au public, très souvent ; je n’aime pas que le public venu pour un artiste adulé soit capable de le siffler si ce soir là il est très mal, ou qu’il ne joue pas ce que le public attend de lui…

… Ce qui est arrivé à Shepp à Antibes…

… Et ici, à Paris, à John Coltrane ; j’ai entendu Coltrane se faire siffler ; on était venu pour Miles Davis parce qu’il était à la mode, Miles a laissé jouer Coltrane prodigieusement et il a été hué… et il y a eu pire, et cela je ne le pardonnerai jamais, dans un festival dont la deuxième partie était consacrée à un jazz plus moderne, on a sifflé Coleman Hawkins, on a sifflé cet homme qui jouait merveilleusement bien ; c’est un de mes dieux, alors quand j’écoute mes disques,personne ne siffle… ou bien c’est moi, si je n’aime pas le disque ; pour revenir au fantastique, bien sûr qu’il m’arrive de vivre des moments qui s’en rapprochent ; je vous dirais même, quoique cela ne relève pas du jazz mais c’est du pareil au même, que c’est personnages que j’ai inventé, les cronopes, je les ai vus un soir dans les années 51 alors que j’arrivais en France, au Théâtre des Champs-Elysées pendant un concert d’œuvres de Stravinski dirigé par lui-même avec Jean Cocteau comme récitant dans Oedipus Rex ; j’étais absolument transporté par la musique, je suis un grand stravinskien, avec en plus l’émotion de voir des gens qui m’ont marqué comme Cocteau pour la littérature et Stravinski pour la musique… pendant l’entracte, j’étais resté seul tout en haut, la salle était vide et à un moment donné, sous l’influence de la musique, j’ai VU ces personnages que je ne pouvaient définir lais ILS étaient LA, ils s’appelaient « cronopios » en espagnol ; c’est une preuve parmi tant d’autres que la musique aide à me mettre dans un état second, me fait « passer », et c’est très souvent qu’en écoutant des disques, du jazz ou du Mozart, j’arrête le pick-up pour aller à ma machine à écrire, à cause d’un passage qui me lance sur l’écriture ; cela va sans dire que ce que j’écris n’a rien à voir avec la musique en tant que sujet, mais j’ai été propulsé par ce que j’entendais.

Quelle traduction pourriez-vous donner de « cronopios ?

La grande qualité de « cronopio » est qu’il se laisse difficilement traduire…

Pourtant n’y a-t-il pas «  chronos » ?

Oui, le temps ; tout le monde me l’a dit mais je n’y ai pas pensé ; vous verrez que cela n’a rien à voir avec le temps, absolument pas ; si vous voulez, le cronope c’est l’affranchi, le poète, celui qui va à l’encontre des lois, tandis que ceux que j’appelle les « fameux » (Cronopes et Fameux est inclus dans Nouvelles, 1945 – 1982), ce sont par exemples les agents de la banque, les chefs d’entreprises, vous voyez le genre, c’est un grossier comme définition mais cela correspond bien ; ce qui fait que le cronope est immédiatement censuré, réprimé par les fameux, ceux-ci sont pour l’ordre, la discipline, la société, la cité, et les cronopes sont en train de crever tout cela dans la plus grande innocence car ils sont très innocents et en même temps très spontanés ; je dis cela pour essayer de donner une explication caractérielle, comme diraient les pédants.

Existe-t-il pour vous un ou plusieurs musiciens qui s’expriment d’une manière proche de la vôtre ? Y a-t-il une musique et des musiciens fantastiques ? J’emploie ce mot, car c’est celui qui correspond le mieux à votre œuvre, mais je ne sais pas si vous aimez ce qualificatif ?

Je l’aime faute de mieux, car personne n’a encore pu définir le fantastique, pas même Todoroff qui a écrit un livre de 300 pages donnant de précieuses indications, mais on termine le livre sans en savoir beaucoup plus.
Le fantastique il faut le trouver, pas le savoir, c’est une question d’expérience personnelle, mais ma réponse va un peu différer ; dès que j’ai commencé à écouter du jazz, j’ai découvert une chose que j’ignorais car je ne connais pas beaucoup la théorie musicale, c’est que à l’encontre de la musique classique où il y a une partition, un interprète qui joue la partition avec plus ou moins de talent, il se passe avec le jazz que sur un canevas, un thème ou quelques accords fondamentaux chaque musicien crée son œuvre, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de médiateur, il n’y a pas ma médiation d’un interprète, c’est un homme en train de créer et je me suis dit, je ne sais pas si cela a déjà été dit, que le jazz est la seule musique parmi toutes les musiques, avec elles de l’Inde aussi, qui correspondre à la grande ambition du surréalisme en littérature, c’est-à-dire l’écriture automatique, l’inspiration totale, n’être pas soumis à un discours logique mais qui naît plutôt des profondeurs et alors là il y a un parallèle entre le surréalisme et le jazz… comme j’ai été très très marqué par le surréalisme dans ma jeunesse et que cela coïncidait avec ma découverte du jazz, j’ai toujours ressenti cette relation parallèle ; la notion de fantastique ne s’applique pas là mais l’impression de surréalisme…

Oui, mais le ou les musicien/s qui vous touchent plus particulièrement, avec lequel ou lesquels vous vous entez en complète communion…

Là, vous me déchirez un peu… il y en a deux… mais celui duquel je me sens le plus près, à l’intérieur, dans le plus profond, c’est Charlie Parker… et sur un autre plan, celui de la beauté, de l’appréhension totale d’une réalité merveilleuse, c’est Louis Armstrong…

Certains musiciens associent à leur art une démarche politique, certains peintre tels que Julio Le Parc, Rancillac, déclarent qu’il n’y a pas d’art dépourvu de contenu politique ; dans votre œuvre, à part votre collaboration à « Chili/dossier noir », ouvrage collectif, ce n’est qu’avec Ultimo Round et Le livre de Manuel qu’on trouve cette résonance ; le fantastique ne serait-il pas politique ?... que pensez-vous du phénomène « free jazz », mot d’ordre musical, esthétique et politique qui attire toujours certains musiciens ?

C’est une longue et compliquée question…

Je n’ai pas su la formuler autrement, excusez-moi…

On va essayer de la décortiquer un peu ; il me faut faire un peu d’histoire personnelle.
J’ai grandi dans un milieu que j’avais choisi moi-même comme apolitique ; pendant ma jeunesse je ne suis pas intéressé à ces problèmes, d’une façon théorique je me situais à gauche mais je ne faisais rien pour cette gauche. Pendant la guerre d’Espagne et la deuxième guerre mondiale vous pensez bien que j’étais du côté des Républicains et des Alliés ; ce n’est qu’ici, à Paris, à l’époque de la révolution cubaine que je me suis pris d’intérêt pour ce qui se passait dans cette petite île et que cette révolution a été pour moi le détonateur. Je suis allé à Cuba, j’ai assisté à ce phénomène historique et quand je suis rentré j’étais un autre homme…et donc les préoccupations idéologiques, géopolitiques plus que politiques car je ne fais pas de politique, ont pris le rôle qu’elles ont maintenant dans le Livre de Manuel et d’autres textes… le fait aussi que j’ai été membre du jury du tribunal Russell et de tant d’autres choses que je fais tous les jours pour l’Amérique Latine… donc je me suis « engagé » mais en faisant très attention à ce que la littérature ne souffre pas de cet engagement car c’est très souvent le cas. Il y a des écrivains engagés qui croient qu’il faut faire une littérature politique et les résultats politiques sont médiocres… et les résultats littéraires encore plus médiocres. Un bon exemple serait le réalisme socialiste soviétique qui s’est avéré être une échec total. Quand un grand écrivain ou un grand poète soviétique très engagé comme l’était Maïakovski garde sa liberté de créateur cela donne une œuvre merveilleuse, mais s’ils met à écrire en suivant les consignes ou parce qu’il faut prendre comme sujet la récolte du blé alors tout est foutu.

Mais la musique… Archie Shepp et sa musique… le free jazz…

Il y a deux aspects ; en tant que musique de combat, de musique engagée, le cas de Max Roach qui en profite très souvent pour faire de petits discours me semble admirable dans la mesure où Max Roach ne recule, ne rétrograde pas dans sa qualité d’artiste où il continue à servir son art et qu’en même temps il le charge d’un message, mais je pense que c’est un message parallèle, c’est-à-dire que vous n’entendrez pas l’Internationale dans une œuvre de Roach… Le bon engagement c’est celui qui ne mord pas sur la qualité artistique. De ce point de vue je pense que le free jazz est un mouvement qui répond au combat des Noirs, à leurs espoirs, à la nécessité de sortir des contraintes, même des contraintes musicales, d’une soumission à la tradition… Si vous voulez que je revienne à mes impressions du point de vue esthétique ce ne sont pas les disques de free jazz que je possède que j’emporterais sur mon île déserte…

Que savez-vous du jazz en Argentine et dans les pays d’Amérique Latine ?

C’est une question à laquelle je ne peux répondre que partiellement car j’ai quitté mon pays en 51… j’y suis retourné souvent, jusqu’à maintenant où je ne peux plus… J’étais un exilé volontaire jusqu’à 1973 mais maintenant je suis un véritable exilé, malheureusement… je n’ai pu suivre le jazz de très près… Ce que je sais c’est qu’après un début très amateur de pur enthousiasme il y a maintenant des choses très valables ; c’est le moment de parler de Gato Barbieri, de Lalo Schiffrin qui a été pianiste et arrangeur de Dizzy Gillespie et d’autres que j’oublie et que je ne devrais pas oublier… J’ai entendu en 73 un groupe étonnant qui faisait des pastiches parfaits de Fletcher Henderson, Duke Ellington, c’était à la perfection mais froid comme toujours l’est la perfection ; je sais qu’il y a de très bons orchestres et d’excellents solistes, c’est tout…

À propos de Gato, quelles réflexions vous inspirent sa démarche actuelle qui veut intégrer au feeling du jazz les composantes de la musique de son / votre pays et ses préoccupations d’Argentin ?

C’est un sujet qui a été matière à polémique parce que l’Argentin « moyen » connaît le tango en tant que tango et il n’aime pas les aventures esthétiques qui le détournent et l’arrachent de sa route, de sa tradition, de sa filiation… je trouve que lorsque Gato s’est mis à jouer des thèmes de tango comme El dia que me quieras, il a fait des créations merveilleuses parce que le tango est toujours là, que j’en saisis les valeurs comme si j’écoutais le même tango chanté par Carlos Gardel et qu’en même temps il fait une musique différente dans laquelle est incorporée sa propre création. Je le répète le tango est très monotone dans le sens où à partir d’une formule l’orchestre joue toujours de façon identique à de rares différences près, sauf pour le bandonéon sur lequel quelques instrumentistes se permettent de petites libertés presque imperceptibles… variations ou improvisations qui n’entament que peu le fond… et Gato a libéré ces formules… évidemment ce n’est plus LE tango, cela part dans une autre direction tout aussi remarquable.

Dans Le tour du jour… il y a une photo qui vous représente jouant de la trompette…

Je m’attendais à cela, cela devait arriver… (rire des interlocuteurs)… cela m’amuse beaucoup de vous répondre… il y a un mélange de vérité et de légende ; à Buenos-Aires j’avais essayé de jouer du saxophone alto… pas à cause de Parker, c’était avant, à cause de Johnny Hodges que j’ai toujours beaucoup aimé… mon amour pour lui m’a fait acheter ce saxo en espérant qu’un jour je pourrais obtenir le son d’Hodges… J’ai vite compris que c’était comme si je voulais peindre La ronde de nuit ou le plafond de la Sixtine… alors je me suis limité à me joindre aux disques, à essayer d’improviser avec des musiciens de style traditionnel… Je m’écoutais parmi les autres, je rigolais beaucoup… Une fois à Paris, j’ai acheté une trompette d’occasion, j’avais vendu mon saxo et mes disques pour subsister et je me suis mis à la trompette pendant un certain temps… C’est une bonne gymnastique… Je joue très mal, pour moi, avec une petite technique et Louis Armstrong comme modèle… je joue encore parfois en été dans le Midi, mais c’est une maîtresse difficile… j’ai quelques connaissances musicales car j’ai fait du piano de 8 à 12 ans et avec une bonne technique pianistique je pouvais jouer des fugues de Bach, certaines études de Chopin un peu difficiles et peut-être que si j’avais continuer j’aurais pu jouer du jazz au piano…

… Avec l’influence d’Earl Hines …

Bien sûr… et Jelly Roll… et aussi de Teddy Wilson…

Vous semblez suivre un itinéraire musical qui vous conduit de Jelly Roll Morton et Bessie Smith dans vos premiers livres à Terry Riley, Xenakis, Joni Mitchell et Archie Shepp dans les plus récents. D’une façon générale que pensez vous de l’évolution, de l’orientation, des perspectives des musique actuelles ?

Des musiques ? du jazz ?

Pas seulement du jazz…

En ce qui concerne ce dernier je trouve que son incroyable évolution tout le long de plus de 50 années est fonction d’un certain Edison qui a inventé le disque. C’est une chose qu’on oublie très souvent parce que le meilleur jazz étant un travail d’improvisation, il est certain que sans le disque tout serait perdu comme l’a été la musique de musiciens légendaires qui n’ont pu être enregistrés et dont certains musiciens comme J.R.Morton se souviennent encore comme étant leurs maîtres…L’histoire du jazz est basée sur le disque ; Mozart a écrit des partitions et pour lui il n’y a pas de problème… Le disque a donc permis de montrer la fabuleuse histoire du jazz , la façon dont il peut sortir de lui-même tout en restant le jazz, comme un arbre s’ouvre à droite, à gauche, en haut et en bas… et donner tous les styles, offrir toutes les multiples possibilités, chacun cherchant sa voie… jusqu’aux musiques indiennes, latino-américaines, brésiliennes… de ce point de vue la preuve est faite de l’infinie richesse du jazz, la richesse de la création spontanée, totale… Par contre pour la musique dite classique, c’est une expression que je déteste mais on ne trouve pas d’équivalent, j’aime beaucoup ce qui se passe à notre époque ; on a crevé, à partir de Schœnberg par exemple, les structures opprimantes, les formes comme ils disent, pour arriver au dodécaphonisme et partant de là à l’atonalité totale et arriver aux expériences dans lesquelles l’électronique, l’aléatoire, le côté ludique s’ajoutent… ce qui montre et démontre la vitalité de la musique qui ne fait qu’un avec l’homme… La musique contemporaine me fascine, je n’aime pas tout, je trouve parfois des gratuités… j’ai entendu dernièrement des œuvres de Ligeti qui m’ont déplu, j’y ai trouvé une pauvreté extraordinaire mais le même jour j’ai acheté un disque de John Cage au piano préparé, c’est d’une remarquable beauté… Je l’ai entendu à Vienne et, à ce propos, j’ai une anecdote : vous savez que Vienne est le berceau d’une grande musique moderne mais demeure réactionnaire quant aux concerts car on s’y arrête à Schubert et au plus loin à Brûckner et Mahler… On joue quelquefois Alban Berg pour le prestige mais on sent bien que le cœur n’y est pas. C’était il y a 10 ou 11 ans, Cage est sur scène avec 10 musiciens et nous, public, 25 dans une grande salle… après l’entracte nous n’étions plus que 5, oui 5, éparpillés à nos places… Cage nous a demandé de nous regrouper au premier rang et a joué pour nous, c’était fantastique… dans Vienne, capitale de la musique… maintenant cela a un peu changé avec le temps, le snobisme et la mode.

Au jour d’aujourd’hui, quel est LE, quels sont LES musicien/s qui vous attirent et vous emblent le/les plus dignes d’intérêt ?

Ceux qui continuent à jouer aujourd’hui ayant commencé depuis plus de 20 ans ; je suis toujours présent quand Miles Davis se produit…

Même pour ce qu’il fait maintenant… le « jazz-rock », le « progressive rock « comme on dit…

Hum… le mot rock… n’oubliez pas que je ne suis pas à la page ; j’écoute le jazz pour mon plaisir. Je m’absente souvent et pendant ce temps tout marche très vite, il paraît des tas de disques nouveaux que je ne peux pas acheter ou écouter pour moult raisons, travail, argent… et puis j’ai cette vieille tendance à revenir à MES musiciens, à MES musiques. Je ne connais la voie de Miles, ma dernière étape avec lui c’est par l’intermédiaire de ce très bel album qu’est Jack Johnson…

Sa musique bascule déjà vers d’autres horizons…

Peut-être mais il y a là une hauteur extraordinaire… j’écoute aussi bien sûr Gato…

Et Shepp, j’y reviens ; vous avez entendu ce qu’il joue maintenant ?

Non, non

Il ne joue plus ce qu’on pouvait appeler free jazz, il joue des ballades, certains standards mais avec cette démarche politique dont nous parlions ; il revendique LA musique noire ainsi que son histoire, il affirme qu’un musicien Noir doit aujourd’hui jouer toute l’histoire de la musique noire, donc il la joue… et dans le même morceau il peut y avoir Ellington, Ben webster et le free…

Quand j’entends prononcer le nom de Ben Webster, j’ôte mon chapeau ! Quel grand bonhomme ; je l’ai entendu à Londres il y a 6 ou 8 ans ; d’ailleurs je le cite souvent et dans 62 maquette à monter, il y a un épisode qui se passe pendant un de ses concerts… pour revenir à Shepp je l’ai écouté il y a aussi pas mal d’années, peut-être 8… en première partie il a joué très free, un jazz assez difficile pour un public comme moi, avec également un aspect très spectaculaire, tout cela me mettant un peu mal à l’aise, c’était la première fois que je le voyais ; après la pause,alors que je m’attendais à ce qu’il continue dans cette voie il a joué très longuement Sophisticated Lady avec une perfection technique et un travail sur le son absolument remarquable et inoubliables.

C’était aussi son hommage à Ellington…

Oui, oui… à ce propos nous avons peu parlé d’Ellington… que j’admire énormément, surtout dans la période du Cotton Club, mais nous en reparlerons…

Certainement car j’aimerais vous demander de jouer, si vous le voulez bien, au jeu de l’île déserte que nous évoquions au début de cet entretien.

Bien volontiers… d’ailleurs je m’y attendais. Je commence par ce qui me vient à l’esprit dans le temps présent ce qui ne veut pas dire que le premier disque resterait le dernier. Bon : nous parlions d’Ellington… je prendrais ce disque de lui où je trouverais le meilleur enregistrement, la meilleure version de The Mooche, Black and Tan Fantasy, Take it easy, The Blues with the Feeling, East Saint-Louis Toodle-oo, et surtout, surtout Hot and Bothered sur un tempo très rapide… ensuite en deuxième ou en premier, disons à égalité, un disque d’Armstrong où il y aurait West End Blues, Potato Head Blues, de la grande époque du Hot Five et puis ce merveilleux duo Hines – Armstrong dans Weatherbird… mais dans ce disque je voudrais aussi Louis chantant When your Lover as gone, When it’s Sleepy Time Down South et encore le Mahogany Hall Stomp qui est le premier disque que j’ai acheté en économisant sur mes cigarettes et sans avoir de gramophone au début ; puis les solos de Jelly Roll, évidemment, mais aussi les grands morceaux avec les Red Hot Peppers ; deux chanteuses ensuite, Bessie Smith et Billie Holiday… je suis en train d’imaginer un disque idéal dans lequel je trouverais réunis Empty Bed Blues, Saint-Louis Blues pour Bessie, et pour Billie, il y en a tellement, même les ballades les plus banales I’ll be seing You, I Cover the Waterfront et Strange Fruit, la première grande protestation raciale dans laquelle il y a une telle intensité ; j’avance un peu chronologiquement parce que je pense à ma vie en fonction du jazz ; il faudrait sauter sans doute… 15 disques c’est difficile ; on peut carrément arriver au be-bop en sacrifiant de vieux maîtres comme Johnny Hodges que j’adore, et Fletcher Henderson et son frère Horace, Don Redman et bien d’autres ; le be-bop… cela va sans dire, un disque où je mettrais ensemble Charlie Parker, Bud Powell, Miles Davis, Dizzy Gillespie et Duke Jordan, un très grand pianiste, je ne sais pas ce qu’il est devenu…

Il rejoue, il a joué récemment à Paris…

Ah !... mais entre le be-bop et ce que j’ai cité avant , il faudrait penser à l’ère swing dont je ne raffole pas particulièrement, mais dans ce que j’appelle le jazz de chambre, il y a certains enregistrements du trio et quartette de Benny Goodman que je n’oublie pas ; il y avait un petit côté mécanique et virtuose mais c’était vraiment une belle musique…
Je voudrais aussi un disque de Coleman Hawkins, un de Charlie Christian, un de Ben Webster et, on ne l’a pas encore nommé et c’est une grande injustice de ma part, un de mes dieux : Lester Young avec et sans Billie ; un disque de Earl Hines en solo ; j’ai écrit, c’est encore inédit, sentimental et larmoyant mais c’est le jeu de l’île déserte et de la mort que si j’avais le temps d’écouter de la musique avant de mourir je demanderais le dernier quintette de Mozart ou Hines jouant I ain’t got Nobody, un vieil enregistrement de lui qui m’a marqué, je devais avoir 20 ans, sur l’autre face il y a 57 Varieties, sur tempo rapide et qui commence par un jeu de variations et d’improvisation pour se terminer par l’exposition du thème ; je sais que je suis en train d’oublier tant d’amis en route, c’est inévitable… j’improvise… c’est bien d’improviser quand on parle du jazz…

Oui, c’est bien ; et si le feu prend dans la discothèque…

Il faut faire vite… et puis en parlant je continue à penser… c’est un peu à côté du jazz, il y a Josh White, Big Bill Broonzy, le côté rural, le country blues ; et pour continuer avec un chanteur : Jimmy Rushong avec et sans Basie ; je n’ai pas mentionné Basie parce que tout en l’admirant beaucoup, je n’aime pas tellement ce qui est trop arrangé, je préfère ce qui est plus spontané ; cependant c’est la seule grande formation avec celle d’Ellington qui fait exception ; il y a quelque chose de poignant dans la voix de Rushing.

Je me permets de vous souffler parce que vous l’avez cité tout à l’heure : John Coltrane…

Ah mais bien sûr ; merci ; voilà un lapsus grave ; quand j’ai découvert Coltrane, cela a été une entrée royale ; je ne connaissais rien de lui, absolument rien ; je suis entré par hasard chez un disquaire, j’ai vu dans un bac My Favourite Things, j’ai demandé à écouter le disque ; j’ai été renversé par les solos de Coltrane et ceux de McCoy Tyner qui n’a jamais aussi bien joué ; j’ai acheté le disque… et tous les autres au fur et à mesure ; puis à New York, je l’ai entendu dans un bar du Village, un soir, à un mètre l’un de l’autre… inoubliable ; et puis il y a Thelonious Monk, le grand Monk ; et encore, Mingus, Dolphy et tant d’autres. Est-on à 15 ?...

Pas loin…

Au cours de cet entretien, et pendant le jeu, j’ai fait en dehors de Coltrane, un autre oubli, aussi grave, vraiment grave, j’ai oublié un autre de mes grands dieux, Bix Beiderbecke ; je voudrais un disque de Bix ; le plaisir que j’ai eu à réécouter Royal Garden Blues et Jazz Me Blues, c’est un de mes plaisirs absolu et total que l’on connaît rarement ; c’est extraordinaire l’influence qu’il a eue sur moi ; je ne connais pas la cote qu’il conserve actuellement parmi les amateurs mais je tiens à dire qu’il fut un moment très bref mais très admirable dans l’histoire du jazz… et je vous prie d’ajouter ce disque, sinon je refuse d’aller dans l’île… (rires communs).

Je crois qu’on a fait un grand tour… (silence)… y a-t-il une ou plusieurs questions que vous auriez aimé que je vous pose ?

Des questions ?, mes questions ?... NON… ce n’est pas un question, mais il y a une chose qui m’a toujours intrigué, c’est ce procédé qui a été un peu mécanisé à l’époque dite swing dans les grands orchestres, ce qu’on appelle les riff… cela devrait être intéressant de demander à des amateurs quels sont les riff dont ils se souviennent. J’ai souvenance de deux, le premier dans Mahogany Hall Stomp quand Armstrong prend un aigu qu’il prolonge pendant 16 mesures je crois, bel exploit physique, et que l’orchestre joue ce riff qui vient et revient… et dans le Royal Graden Blues de Bix où il y ale plus beau riff de toute l’histoire du jazz ; il y en a d’autres, mais ces deux-là j’aimerais les emporter aussi.

L’ultime question alors ; on l’aura constaté, la musique, le jazz, c’est pour vous primordial ; vous ne pouvez pas envisager votre vie, votre œuvre, sans musique ; cela agit comment, comme une drogue ?

Non ce n’est pas comme un drogue, c’est une espèce de constante, je l’ai écrit d’ailleurs ; mon style à moi est basé sur une notion de rythme qui vient du jazz, qui est né en moi en même temps que le jazz, peut-être suis-je allé vers le jazz parce que ce rythme existait déjà en moi et que n’étant pas musicien, je l’ai exprimé en paroles… c’est-à-dire que si la phrase ne répond pas à un certain rythme elle ne contient pas ce que je veux exprimer et je crois que j’arrive à l’exprimer parce qu’elle a le rythme…
Ceci est perceptible surtout dans la fin de mes nouvelles ; ce qui pose des problèmes terribles en ce qui concerne les traductions… je peux dire à un traducteur qui travaille dans une langue que je connais assez bien comme le français qu’il TRADUIT ce que j’ai écrit mais qu’il ne le DIT pas parce qu’il y manque le rythme, le swing, le beat… c’est le rapport du sens de la phrase, de sa communication et de la façon de l’exprimer ; ce n’est pas une question de sonorités, non, en entrerait dans les allitérations, les trucs poétiques ; c’est autre chose, c’est dans la prose, un rythme, un balancement…


Propos recueillis le 7 février 1977, revus (non corrigés) et publiés avec l’assentiment de l’auteur.


Entretien publié ici avec l’aimable autorisation d’Encarta - Jacques Chesnel - juillet 2005 -
© culturejazz.net- Association CultureJazz (loi 1901) - Coutances / France


Lire aussi :