Soixantième étape

Philippe Voodoo Gordiani
Philippe Voodoo Gordiani

En ce 17 mars qui vit naître Nat King Cole (1919) et mourir Marc Aurèle (180), à Vaulx c’était Voodoo et à Jazz c’était Lovano Joe. Et s’il y avait eu quatre jeudis cette semaine, nous ne retiendrions que celui-ci.
Philippe Gordiani et son gang à la recherche du mythique mix entre Hendrix et Davis mirent les choses au point dès le premier accord joué : « tu prends ça dans la tronche et après on verra. » Il sera toujours temps de s’interroger sur la possible conjugaison du Jimi et du Miles ensuite. De facto, ce projet qui s’exprimait pour la première fois sur la scène du festival vaudais ne manqua pas de nous intéresser. Du trompettiste d’Alton, il y eut l’instrument et ses effets (Antoine Berjeaut), du natif de Seattle, la guitare électrique (Philippe Gordiani). Entre les deux, un Fender Rhodes épris de liberté sonore tendance « rust never sleeps » (Alice Perret), une basse Rickenbaker au profil acéré (Joachim Florent) et une batterie façon artillerie lourde (Emmanuel Scarpa) joignirent les deux bouts et donnèrent à ouïr une libre exploration des possibles. Tantôt blues, tantôt free (un peu), souvent rock, le quintet ne laissa pas vraiment de répit aux auditeurs et peut-être est-ce le reproche que nous lui ferions. Ceci posé, nous n’avons pas le souvenir d’un Hendrix apaisé chantant au coin du feu « Somewhere over the rainbow. » Alors, sachant que Miles dans la période électrique à laquelle se réfère Philippe Gordiani était plutôt excité (réécoutez Agartha) par le bruitisme électrifié agitateur de sensations outrancièrement psychédéliques, et l’on conviendra que la cible visée fut atteinte malgré la nouveauté du projet. Mais un supplément de folie dans l’expressivité musicale ne nuirait pas selon nous car Hendrix et Davis, toutes choses considérées, ont passé leurs vies à botter le cul des limites imposées par la bienséance en bousculant avec avidités les grilles. Alors, conservant à l’esprit que notre époque a élu pour couleur de ses oriflammes le gris uniforme, toute opération de déstabilisation de la norme molle à souhait est la bienvenue. Faites chauffer la colle ! Si l’on ne déconne pas maintenant, nous enfants vivront l’enfer.


Joe Lovano
Joe Lovano

Un tour au bar plus loin et la seconde partie s’annonça. Si les deux légendes évoquées à titre posthume en début de soirée demeurent présentes dans les esprits, il nous paraît prématuré de se référer à Joe Lovano de cette façon et dans cet esprit. Bien que la soirée fût nommée «  Jazz legends », ce titre-là se mérite et le ténor de l’Ohio a encore un bout de chemin à parcourir avant de toucher le Graal. Avec son « classic quartet », il est à l’évidence doté d’une machine étourdissante capable de sublimer des compositions originales jusqu’à leur donner l’apparence de standards déjà patinés par le temps. Le public ne vous dirait pas le contraire, nous non plus, qui perçut immédiatement à quel point ce jazz novateur, assis sur un fonds culturel précieux, possède ce supplément d’âme donnant à l’instant sa richesse, sa profondeur et sa vérité première. On touche à l’intrinsèque et les musiciens semblent s’accorder pour l’extraire des limbes de la création. Il y a urgence à faire de la musique. Se laisser faire serait honteux. Regardez vivre est apaisant et vivre est épuisant. Entre les deux, la musique donne cette possibilité au musicien comme à l’auditeur de participer ; on se regarde, soi et les autres, et cela fait la différence. La connexion s’établit en conscience. On vit avec son temps. Rendons grâce à Lovano et à ses acolytes (Lawrence Fields, Peter Slavov & Lamy Estrefi) de nous avoir offert cet espace aux temps multiples où chacun sait à quel point le jazz est fédérateur, à quel point il aime le danger, à quel point il sait partager l’indicible et l’illimité. Pour cela, il ne faut pas que les musiciens jouent la musique. Il faut qu’ils fassent celle qui leur appartient, qui est en eux et les inspire. Simplement. Ils s’éloignent alors du projet. Juste, ils se projettent. Ça, c’est plus compliqué à faire qu’à écrire.


Dans nos oreilles

Miles Davis – Star people

Sous nos yeux

John Steinbeck – Tendre jeudi