Soixante-cinquième étape

Si nous vous disions que Sylvie Courvoisier, avec les américains Drew Gress et Kenny Wollesen à l’AMR (Genève), c’est bien le genre de trio qui nous donne envie de faire des kilomètres, cela vous étonnerait-il ? Nous ignorons la réponse et survivons. En ce 9 avril, jour de naissance de Steve Gadd (1945), du ci-dessus nommé Kenny Wollesen (1966) et jour qui vit s’achever la Guerre de Sécession (1865) cinq jours avant l’assassinat d’Abraham Lincoln, un vendredi 14, nous étions par avance heureux que l’improbable chatouillât nos ouïes. De fait, et pour faire court, nous éprouvâmes tout au long de la soirée un contentement satisfait, celui de ceux qui savent que leur intuition était juste.

Sylvie Courvoisier

De musique il fut question. D’une musique de caractère pour un trio à trois têtes composé d’un batteur, maître absolu de son instrument, qui donna à l’espace sa part silencieuse, d’un contrebassiste iconique dont le libre jeu se renouvela à l’infini et d’une pianiste qui réunit dans un geste fort et original une sensibilité contrastée exprimant le jaillissement instinctuel et la rigueur cérébrale dans un même courant musical. Plus précisément, Kenny Wollesen fut l’homme pensant le geste. Pesée, soupesée, chacune de ses frappes était un éloge de la concision, chaque séquence une ode à la sobriété. L’expressivité de sa palette fut contemporaine, ancrée dans un mouvement dynamique qui définit la trace avant le paysage. A ses côtés, Drew Gress put se contenter d’être lui-même (d’autant qu’ils se connaissent depuis longtemps) et proposer, avec ce son ample et rugueux qui le caractérise, des lignes très actuelles n’ayant cependant pas totalement oublié les Sonny Stitt et autre Clifford Jordan fréquentés au début de sa carrière. Où que son jeu le porta, Gress ne perdit jamais de vue le collectif qui l’entourait. Ce duo rythmique est évidemment à classer dans la catégorie « Rolls réservée à ceux qui savent quoi en faire ». C’est donc là qu’intervint Sylvie Courvoisier. Pianiste totale, elle insuffla à son instrument une dimension autre. Elle lui offrit des résonances et un large spectre de sonorités (quelquefois audacieuses) avec une technique certes infaillible mais qui eut été fade sans l’âme de la musicienne. Alors, autour de compositions millimétrées, diaprées et néanmoins ouvertes sur l’improbable, ses mains joueuses en diable aimèrent à surprendre, à défier l’abstraction, la faisant bondir, la jetant dans les cordes gresseuses, l’intercalant dans les baguettes et balais wollesiens afin d’ériger dans l’instant des suites en éclats mélodiques colorés, des lignes cristallines et denses. De cette diversité foisonnante naquirent des moments de musique étonnants, détonants. Libre d’esprit, cette musique aux structures originales, pétries d’intrigues quasi théâtrales, illustra pour le meilleur ce qu’un artiste exigeant et intègre est à même d’offrir : un moment d’exception assuré de devenir un souvenir mémorable pour le spectateur. C’est ce que fit ce trio. Ce doit être la raison pour laquelle la salle de la genevoise AMR était à moitié vide…

Comme quoi, nul n’est prophète en son pays, alea jacta est et tutti quanti, et cætera. Mais cela ne laisse pas de nous irriter ! A quoi bon vivre libre (ou presque) dans des démocraties (ou presque) si c’est pour mourir (à coup sûr) devant la télévision ? In jazzo veritas. Qui improvisera verra. Pour les autres, toutes mes condoléances. Au trio de Sylvie Courvoisier, merci.


Dans les oreilles

Chet Baker - The touch of your lips


Devant les yeux

Herta Müller - La convocation