Soixante-sixième étape

Dominique Pifarély

En sa qualité d’artiste, Dominique Pifarély accorde, plus que d’autres, à la poésie la place qu’elle devrait avoir dans nos sociétés. Toute la place. Oui, la poésie apporte un regard, pose une écoute, sur la ténuité du vivant humain, ses contradictions, l’empathie, fruit d’une culture, et les affres de la bêtise, les errements, la perdition, fruits de la grossière inculture d’une civilisation qui tend à s’oublier elle-même. Ce faisant, il possède une exigence envers lui-même qui le mène vers la réalisation de projets exigeants pour l’auditeur. Comme certains l’affirment dans ce type de contexte, « ça fait de la place ». Parce que les temps ne sont peut-être pas propices. Allez savoir. Toujours est-il qu’accompagné d’Antonin Rayon au piano, de Bruno Chevillon à la contrebasse et de François Merville à la batterie, Dominique Pifarély a livré un concert de qualité devant un auditoire pour le moins clairsemé, hélas, et convaincu, fort heureusement. Que l’on écoutât les explorations mélodiques du violoniste ou la percussivité de son groupe, force est de constater que l’on fut séduit par le brio de l’ensemble. Nous vous épargnerons le couplet sur la maîtrise technique des musiciens, c’est acquis depuis belle lurette. Et puis franchement, on s’en moque un peu car, quand nous allons au concert, c’est avant tout pour écouter de la musique, pour être pris par la création, ballottés par les surprises, étonnés de l’improbable et interpellés par le discours. C’est notre désir et vous ne nous ferez pas changer de credo. C’est ainsi que nous nous laissâmes aller à la musique, flottant et rêveur, que nous nous abandonnâmes à ses contrastes, à ses ruptures, car le violoniste sait ménager des cheminements traversiers que l’on emprunte (empreinte) avec une visibilité réduite (et donc une attention soutenue) afin d’aller de découverte en découverte. À l’évidence, cette écoute active doit être portée par un esprit libre (ou pour le moins libéré de ses scories inopportunes) que le mystère n’effarouche pas. Dès lors que ce pré-requis est intégré, l’émotion bat son plein, le mouvement vous porte et le regard, avec la gourmandise d’un gamin avide d’éblouissement, se tend vers l’imprévu, sa profondeur et son vécu (rêvé ?).

C’était le 22 avril 2016 au Périscope, à Lyon. 22 avril, jour de contraste ! Emmanuel Kant (1724), Lénine (1870), Yehudi Menuhin (1916), Charles Mingus (1922), Paul Chambers (1935) sont nés ce jour-là. Mais ce jour a également vu disparaître Earl Hines (1983) et Don Pullen (1995). De notre point de vue 24x36, il marque également le déclic de trop pour Ansel Adams (1984). Mais bon, sa poésie demeure.


Soixante septième étape

Le jour suivant nous trouva à Lausanne. Enfin quoi ! Quitte à aimer la poésie, autant ne pas se priver d’une soirée débutant avec un solo de Marc Perrenoud et se poursuivant avec le même et, en sus, un saxophoniste natif d’Alep (Syrie), Basel Rajoub pour un duo aux réminiscences orientales. Qu’auriez-vous fait, vous ?

Basel Rajoub

Marc Perrenoud seul pour la sortie de son album solo, « Hamra  », c’était l’occasion de découvrir son travail sous un autre jour. Loin du trio, l’art du solo requiert des aptitudes différentes. De fait, ce mode d’expression musicale n’est pas donné au premier venu. Quand c’est le cas, l’on s’ennuie. Le pianiste genevois tient la rampe avec les qualités qu’on lui connaît. Mélodique, expressif, entre classicisme et inventivité contemporaine, il se permet d’aborder des rivages ensoleillés plus inhabituels qui ne dépareillent pas dans son discours. Il faut dire qu’il sait assimiler les genres avec une aisance confondante. Qu’il s’attaque à un standard, une rengaine russe ou ses propres compositions, il impose une cohérence qui doit autant à son savoir musical qu’à son intrinsèque sensibilité. De l’art d’être original, quoi. C’est assurément la raison pour laquelle il accumule les critiques élogieuses et autres satisfecits. Et c’est très bien ainsi. Nous nous souvenons de l’époque où nous l’avons découvert avec son trio. Nous avions alors noté qu’il excellait dans l’art de la lenteur, cet art subtil qui donne à l’espace et au silence leur profondeur véritable, et que c’est la marque des grands pianistes. Cela n’a pas changé bien sûr et nous l’avons pleinement apprécié aussi dans le second set essentiellement consacré aux compositions de Basel Rajoub mais traversé par une version méditative de Naïma qui figea le public dans une sorte d’émoi contemplatif. C’était bien la faute à ces deux musiciens qui mirent un point d’honneur à défier la pesanteur, à gommer la trotteuse sur le cadran, pour nous immerger dans un continuum empli d’une poésie ciselée au service de mélodies lascives, quelquefois interrogatives, taillées, qui sait, dans un secret. Pour tout dire, Basel Rajoub possède lui aussi cet art de la retenue qu’on nous évoquions ci-dessus sous le nom de lenteur, avec une densité similaire à celle de Marc Perrenoud. C’est l’un des plaisirs du jazz que la rencontre avec une voix nouvelle et ce fut assurément une belle découverte que ce saxophoniste syrien.

C’était donc le 23 avril 2016 à Chorus, et si le 23 avril vit la naissance de Pascal Quignard (1948), il vit aussi, six cents ans auparavant (1348) la création par Édouard III de l’Ordre de la Jarretière, ordre de chevalerie britannique le plus élevé du royaume ( ?!). Leur devise ? « Honi soit qui mal y pense ». Non, je n’invente rien.


Marc PERRENOUD : "Hamra"
Unit Records - UTN, UTR 4707 - 2016 / www.unitrecords.com

Marc Perrenoud : piano solo

01. All The Things You Are - Jerome Kern / 02. Tyomnaya Noch (Dark is the night) - Nikita Bogoslovsky / 03. Nica’s Dream - Horace Silver / 04. Clouds for Dima - Marc Perrenoud / 05. Vestry Lamento - Marc Perrenoud / 06. Conversation with Nino - Marc Perrenoud / 07. Quintes (variations on 12345) - Marc Perrenoud / 08. Naima - John Coltrane / 09. Rythmh Games - Marc Perrenoud / 10. Le Roi et l’Oiseau - Wojciech Kilar


Dans nos oreilles

Joe Pass Trio - Eximious


Sous nos yeux

Marie Darrieussecq – Être ici est une splendeur - Vie de Paula M. Becker