Deux fois de suite dans l’oeil jazzy du Périscope en une semaine. Tout va bien.
Cent septième étape
En ce 06 mai pluvieux, le pérégrin se retrouva au Périscope qui, depuis quelques temps, propose de belles affiches jazz de manière assez régulière, pour tendre les oreilles au trio Deep Ford, trio constitué du saxophoniste Robin Fincker, du pianiste Benoit Delbecq et du batteur Sylvain Darrifourcq.
Pour tout dire, ces trois-là ne s’embarrassèrent pas de préambule. A peine montés sur scène, ils nous prirent par la main et nous plongèrent dans leur univers. Le piano préparé de Benoit Delbecq et la batterie nous moins bidouillée de Sylvain Darrifourcq cernèrent le ténor de Robin Fincker, non pour l’isoler mais bien pour l’entrainer à n’être que lui-même, à se porter à un niveau d’excellence comme nous les aimons. De concert (on a osé…), le trio nous interpela par ses boucles faites d’accords et de rejets, autrement dit d’opposition constructive installant une atmosphère à haute densité sans être jamais étouffante. Chant intérieur mis à nu plutôt que musique solaire, les créations du trio résonnèrent comme autant d’éclats singuliers aux timbres savants projetés par une mécanique instrumentale redoutablement élaborée. Et c’est tout l’art de ce trio que d’être à la fois technique sans jamais omettre de laisser vivre la musique, celle que l’auditeur attend, celle pour laquelle il vient vibrer. Entre souffle et cordes, de respirations percussives en vagues faussement alanguies, le public du Périscope fut transporté en des lointains intimes où l’humain sanctuarise ses émotions. Le faire en musique est un privilège réservé aux meilleurs. Nous le savons, nous y étions.
Veuillez noter pour finir que le 06 mai 1940, John Steinbeck recevait le prix Pulitzer pour son roman « Les Raisins de la colère » tandis qu’en 2004, Barney Kessel, génial autodidacte de la six cordes, raccrochait définitivement la Gibson. Il nous manque le bougre. Écoutez-le donc, en juin 1955, sublimer le chant de Julie London sur « Julie is her name, Vol 1 ».
Cent huitième étape
Du Barney évoqué ci-dessus au Federico Casagrande à venir ci-dessous, six décades nous contemplent qui virent la guitare passer par tous les états de la création. Nous n’en ferons pas l’histoire ici, on n’a pas que ça à écrire en ce 11 ami 2017 qui vit en 1647 Peter Stuyvesant arriver à la Nouvelle Amsterdam, certainement pipe au bec. Toujours est-il que sur la scène du lyonnais Périscope Ziv Ravitz tenait les fûts et Simon Tailleu, à la contrebasse, remplaçait Joe Sanders qui avait officié sur le disque "Fast forward [1]" prétexte à cette tournée. C’était d’ailleurs la première date et nous constatâmes que les musiciens sérieux sont toujours prêts, en l’occurrence prêts à en découdre avec l’univers du natif de Trévise qui nous prévint que le nouveau disque serait joué dans son entièreté, ce qui fut fait avec un brio dû pour partie au travail réalisé en amont et, naturellement, au talent des musiciens et à la qualité intrinsèque des compositions.
Pour tout dire, Federico Casagrande possède l’âme d’un voyageur au long cours, de ceux qui posent un regard aimant sur l’humanité qu’ils découvrent au hasard de leurs vagabondages. Et cela s’entend en toute occasion dans sa musique, dans les mélodies ouvragées qu’il cisèle autant que dans l’esprit éminemment contemporain qui les parcourt. Aérienne, ancrée dans l’émotion, chaque composition laisse le temps sur le pas de la porte et installe un climat particulier qui porte à la rêverie (de là à dire que le guitariste est un promeneur solitaire…) et s’expose en tableaux successifs autant qu’affectifs (il y a du Mario Rigoni Stern et du Marco Polo dans ses paysages). Ce soir-là, Ziv Ravitz et Simon Tailleu l’accompagnèrent dans la création sonore avec rigueur et inventivité sans jamais se départir de la primordiale écoute qui fait, au final, toujours la différence. Sur ce postulat (définitif), les lignes mélodiques s’entrecroisèrent avec élégance et installèrent la dramaturgie qui sied à cet univers évocateur, poétique, qui ombre la lumière et illumine l’obscur.
Beaucoup de musiciens font de la musique avec un talent non négligeable. Nous en croisons ici et là, d’une scène l’autre et passons quelques bons moments en leur compagnie. D’autres sont la musique. C’est comme ça et cela ne nécessite aucune autre explication. Federico Casagrande appartient à cette catégorie réduite d’élus qui tendent à l’universel et auxquels l’on donne nos suffrages sans renâcler. C’est dit.
Dans les oreilles
Jean Paul Céléa - Yes Ornette !
Devant nos yeux
Andrzej Stasiuk - Sur la route de Babadag
[1] Label CamJazz / Harmonia Mundi - Voir la "Pile de disques" de mai 2017 sur CultureJazz.fr. NDLR