Cent vingt quatrième étape

Benedikt Jahnel

Le 6 octobre 1927, les frères Warner présentaient «  le chanteur de jazz  », premier film parlant de l’histoire du cinéma. Quatre-vingt dix ans plus tard, tout le monde s’en fout et au Périscope, en partenariat avec le Goethe Institut, pour faire chanter le jazz, c’est le trio international dix ans d’âge de Benedikt Jahnel qui s’y colla. À la contrebasse un espagnol, le madrilène Antonio Miguel. À la batterie un canadien, Owen Howard, originaire d’Edmonton et basé à New York. Nous avions lu en amont beaucoup de bien de ce trio ECM et étions là en confiance, prêt à nager dans l’esthétique subtile du label allemand en contemplant la brume au fond des fjords un soir d’automne au coin d’un poêle de fabrication suédoise tartinant lentement de margarine allégée ces espèces de galettes rectangulaires inodores et sans saveur, en un mot, dégueulasses, qui ravissent les papilles politiquement correctes de celles et ceux qui vantent les mérites de la fadeur sous toutes ses formes. Si vous trouvez la phrase précédente trop longue, sachez qu’elle est due à une soudaine et irrépressible envie de faire chier Mallarmé et aussi tous les faiseurs de haïkus bien que, est-ce un comble, nous les aimions sincèrement, au détriment du Marcel (qui n’est pas seulement un tricot de peau ou un maillot de corps) dont les langueurs interminables révèlent en nous, pour faire court, un possible tueur en série pétri d’une très probable et sanguinaire inhumanité. À nos moutons revenons car nous avions donc lu que ce chercheur mathématicien aimait par exemple lier entre elles des idées microscopiques générant des formes macroscopiques ; cela nous parut plausible. Il était également écrit qu’il sculptait ainsi des figures évocatrices entre mélodies popisantes et groove subtil. Va pour la pop. Pour le groove subtil, nous ne fûmes pas entièrement convaincus. Toutefois dans le tissu musical tramé par le trio, nous entendîmes clairement la dynamique qui nous fut à certains moments un tant soit peu douloureuse à l’oreille, notamment quand le trio Piano-basse-batterie devint, au second set, un trio batterie-piano-basse, plein d’une verve rythmique appuyée sans trop de discernement par le canadien en service aux fûts. Ceci étant écrit, ce trio ne manqua pas de fort bien jouer à l’unisson et s’appliqua à une sorte d’exploration collective au sein de laquelle les soli faisaient leur vie tout en maintenant une rigueur rythmique non dénuée d’intérêt. De fait, cela se passa quelque part entre Michael Wollny et Esbjorn Svensson, dans un bain de lyrisme musical très apprécié outre Rhin qui, osons l’avouer, provoqua en nous quelquefois une forme de douce lassitude. Mais à bien réfléchir, nous demeurons dans l’incertitude quant à notre possible jugement sur ce trio. Les musiciens travaillant ensemble depuis une décade, ils étaient en phase, et même au diapason. La qualité des compositions était patente, avec une mention spéciale pour les ballades, et la générosité était au rendez-vous. Alors quoi ? N’était-ce pas suffisant pour leur donner un consentement plein et entier ? Ah ! Il nous sembla que ces musiciens en quête de Graal le voyaient à porter de main sans jamais pouvoir véritablement le toucher. Ils en étaient tout près, si proches que l’on y crut souvent. D’où cette légère déception en forme de frustration, cette sale idée que l’on est passé à côté d’un beaucoup mieux, d’un carrément bien, d’un truc épatant dont nous pourrions nous souvenir avec plaisir. Mais eux, nous ne le saurons jamais, peut-être le touchaient-ils leur Graal, sans que nous fussions capable de le percevoir. Encore une question à creuser que nous ne creuserons pas. Manquerait plus que ça ! Alea jacta est. Le ressort est cassé. Restons discrets sous peine d’être estampillés fouteurs de bordel, illettrés, fainéants sans costume-cravate. Contentons-nous, contentez-vous, d’aimer le jazz sous toutes ses formes et prêchons, prêchez, la bonne parole : une bonne révolution est une révolution improvisée. Sinon, cela s’appelle la guerre, c’est moins drôle et ne laisse à la fin que peu de moyens pour les affamés d’arriver à leurs fins.


Dans nos oreilles

Bernard Santacruz - Tales, fables and other stories.


Devant nos yeux

Siegfried Lenz - le bureau des objets trouvés