Immersion périscopienne, troisième épisode (Twins [The Bridge#0]). Ré-immersion lausannoise, premier épisode de la trentième saison du Chorus (Thierry Lang trio + Matthieu Michel). Deux mondes opposés que tout réunit.
Cent vingt cinquième étape
Le 7 octobre 1895 (un lundi) naissait Maurice Grevisse, grammairien belge, poète ultime de la syntaxe affûtée. Cent-vingt-deux ans après, recueillez-vous chers frères. Chères sœurs aussi ; nous ne voudrions pas être taxés de machisme primaire. Cependant, ne comptez pas sur nous pour vanter l’écriture inclusive. Elle se contente d’accoler mais ne réunit pas. Ce qui nous permet d’affirmer, par ricochet, qu’à l’inverse le quartet gémellaire formé par Fred Jackson Jr. (saxophones), Stéphane Payen (saxophone), Makaya McCraven, (batterie), Edward Perraud (batterie) [1] sait ce que réunir signifie véritablement. Fait exceptionnel, ils étaient accompagnés sur cette date par le pianiste Benoit Delbecq et firent la preuve en deux sets et autant de morceaux du bien fondé de cette formation atypique, et ceci dans un Périscope fort bien garni. Qu’ils démarrassent sur un double souffle ténu n’était qu’une entrée en matière au sens propre du mot matière. Car c’est bien de cela qu’il s’agit ensuite, construire en souffles combinatoires et peaux sensibles une architecture musicale à la double origine unique en son genre. Surprenants, étonnés d’eux-mêmes, les cinq membres du quartet augmenté ne se lassèrent pas d’échafauder les structures aptes à recueillir le mélodique dans leur propos. A la recherche d’une sorte de stabilisation spatiale, toujours animés par la nécessité de l’échange, ils n’eurent également de cesse, chacun d’entre eux, de se réinventer dans l’instant, confiant leur identité musicale aux bons soins du groupe, acceptant par avance d’être écoutés et détournés par leurs camarades de voyage au profit de moments d’intense harmonie, fruits éclos d’explorations à l’audace discrète mais diablement persuasive. Le public ne s’y trompa et leur réserva à la fin de chaque set de chaleureux applaudissements ; ils étaient pour le moins nécessaire au vu du talent de démultiplication que montrèrent ces aventuriers musiciens au sein de la géométrie inspirée, souvent allégorique, d’où naquit parfaitement originale et séductrice leur musique.
Cent vingt sixième étape
Retour en pays lausannois pour débuter une nouvelle saison au Chorus avec un artiste aussi apprécié en Suisse qu’il est méconnu de l’autre côté de notre frontière commune, nous nommons ici Thierry Lang qui était ce soir-là accompagné de l’excellent contrebassiste américain (mais néanmoins drômois) au curriculum long comme un rouleau de papier toilette (rappelez-vous cette pub iconique, 1971 pour être précis), Darryl Hall, et du batteur autrichien totalement inconnu de nos oreilles, Mario Gonzi. Cerise sur cet « Héritage trio », le plus sensible des trompettistes et buglistes de son époque, Matthieu Michel était invité. Sur un répertoire de standards (seul le rappel était une composition originale), le pianiste fit bonne impression à ceux qui ne la connaissaient pas (nous) et enchanta les autres (tout le public du club). Comme une évidence longtemps refoulée, il nous apparut clairement que ce type de soirées entièrement mainstream, nous ne les pratiquions somme toute pas assez. D’abord parce que « The days of wine and roses », « Emily », « I hear a Rhapsody » et autres perles mélodiques de Stanley Turrentine et consorts, pour la plupart nées sur Broadway, ne sont pas une corvée pour les oreilles. Ensuite, parce qu’avec le temps passant, filant, fuyant et se carapatant sans aucun égard, nous nous apercevons que ces imparables rengaines se sont sournoisement faufilées jusque dans les tréfonds de notre génome. Qu’on le veuille ou non, elles forment un patrimoine auditif qui souligne la pulsation vitale qui nous anime et s’adaptent à nos humeurs, nos émotions, ou même nos soubresauts les plus incongrus. Que l’on court après Ayler ou s’extasie sur la période électrique de Miles, que l’on s’aventure dans les musiques improvisées européennes ou que l’on écoute une merde commerciale théoriquement jazzy, c’est bien vers ces standards, au final, que l’on se retourne à intervalles réguliers, au creux des jours sombres ou non. Et la nostalgie n’est pas compromise dans cette affaire ; ces compositions swinguaient bien avant que nos parents eussent envisagé de lier leurs existences respectives. Trêve d’égarements ! Thierry Lang maîtrisa ses quatre-vingt-huit notes avec une joie non feinte et un style propre entre classicisme et contemporanéité. Matthieu Michel fut grandement inspiré, ce qui en soit n’étonne plus personne, car avec lui, la lumière intérieure accède à une réalité tangible qui plonge l’auditeur dans un ravissement serein. Darryl Hall, en toute modestie, fut ce pilier rythmique sur lequel les musiciens aiment à s’appuyer. Quoi qu’il survienne, où que l’improvisation s’égaye, il fut à sa place, attentif et pertinent. Et quand il prenait un solo, il vous contraignait à penser qu’en ce bas monde il n’y a pas de justice et que la chronique de concert est un pis-aller pour les moins doués. Ceci étant posé, il nous reste à évoquer le cas Mario Gonzi. Techniquement à l’aise, il nous sembla cependant ne pas sortir du lot des batteurs européens mainstream qui gardent dans le poignet une rigidité de mauvais aloi pour la fluidité du swing. Souplesse autrichienne ? Nous ne le saurons jamais, mais cela ne se vit qu’à quelques moments quand, au détour d’une phrase, l’on ressentit la massivité d’une frappe que l’on aurait souhaitée plus dynamique. Nonobstant ce bémol, ce sympathique concert eut lieu un vendredi 13, pas le meilleur des jours puisqu’il vit, en l’an 54, Néron accéder au trône de l’Empire romain. Et je ne vous parle pas de 2015, n’est-ce pas. Pour adoucir un peu (beaucoup) les contours de ce jour noir, notez que le 13 octobre vit naître Art Tatum (1909), Ray Brown (1926), Lee Konitz (1927) et Pharaoah Sanders (1940). Allez-vous mieux maintenant ?
Dans nos oreilles
Airelle Besson / Edouard Ferlet / Stéphane Kerecki - Aïrés
Devant nos yeux
Diane Di Prima - The poetry deal
NDLR : Le quartet Stéphane Payen / Fred Jackson Jr. / Makaya McCraven / Edward Perraud s’intitule "Twins [The Bridge#0]" (le 7 octobre à Lyon au cours de la tournée française 2017). Il s’est constitué dans la cadre du projet The Bridge, réseau transatlantique pour la musique créative entre la France et Chicago. Pour en savoir plus,il suffit de visiter le site du projet, ici...
[1] soit Twins - The Bridge#0 - lire en bas de page. NDLR