Final de l’EUROPAJAZZ Festival 2018 (Le Mans). Ce qu’Alain Gauthier a retenu les 2, 3 , 4 et 5 mai. Échos de cette 39è édition...
Le final de l’EUROPAJAZZ Le Mans 39è édition commence là, maintenant, ce 2 mai 2018, Il est 12 h 15.
Affluence des grands jours dans la Collégiale reconfigurée pour le Paul RODGERS/Beñat ACHIARY Duo, le premier à la contrebasse, le second à la voix. Une prestation rare ici puisque la précédente remonte à quinze ans. Bien sûr improvisation totale, éphémère et définitive, pas de retouche en studio.
Ça sonne comme une musique de Cour, des Lamentations. Ils convoquent Josquin des Prés et ses potes de la Renaissance. La basse tient une ligne rythmico-harmonique qui sous-tend les variations vocales. Chant de Bataille, un clin d’oeil à Clément Janequin. On croirait voir défiler en fond d’écran la tapisserie de Bayeux avec ce duo en train d’en fabriquer la bande-son. Achiary développe une tessiture hallucinante, passant dans un glissement imperceptible, d’une voix de plante des pieds à une voix de peau sommitale du crâne. L’aventure polyphonique se poursuit entre fureur et douceur. Noria entêtée, confession murmurée, la peine et le regret. Pas une once d’écart entre ces deux loulous. L’idée proposée par Achiary est reprise et prolongée par Rogers, le tien fait vibrer le mien, le mien fait pulser le tien, le tien le mien le nôtre... Dans cette création immédiate, pas d’installation pérenne, aucune répétition ad infinitum, l’ostinato s’épuise vite, s’efface, est remplacé. La tapisserie de Bayeux copule avec le Dit du Genji, le souffle rauque des samouraï s’invite et sous l’impulsion permanente de Rogers, Achiary semble un chaman narrant quelque cosmogonie.
Moment de grâce.
À la Fonderie
Séquence génétique avec NOX.3 et Linda OLAH pour le concert de 17h. Génétique, oui oui, le gène NOX3 encode l’enzyme NADPH oxidase 3. NOX.3 donc : Linda OLAH, voix et FX, Rémi FOX, saxophones et FX, Matthieu NAULLEAU, piano, moog et FX, Nicolas FOX, batterie et pads électroniques. Sans oublier l’homme du son nécessaire pour assembler tout ce fourbi quincaillier : Valérian LANGLAIS.
Ces djeunes modernes et contemporains sont aussi connectés qu’un appart avec son compteur Linky et ses objets : le fridge, la brosse à dents, les chaussons, la cafetière. Si t’as pas un EPR pas loin, t’es mal. On serait sorti de boîte au petit jour et, encore chauds bouillants, on aurait rejoint un after machinesque. Ce quintet électrogmenté fait dans le son filtré, trituré, bidouillé. Dans cette relation homme-machine, pas facile de distinguer qui fait quoi. Bien sûr, le dancefloor ne se suffit pas de bluettes tendres alors saturation, magma, chaos, pandémonium, transe. Et puis, tout de même, quand le jour s’impose, que la fatigue s’affirme, que les mollets flanchent, elle le susurre, Linda Olah : pavé.... mouillé..... le vent.... tes pas... la main... le front.....
Ouf, l’humain reprend les commandes de sa vie : des ressentis qu’une machine ignore, des zones ni 0 ni 1, la fuzzy logique humaine dans sa beauté singulière.
À l’Abbaye de l’Épau, vers 22h et des poussières.
Bill FRISELL, guitare et Thomas MORGAN contrebasse nous jouent la vieille histoire de l’ancien et du jeune. Et le jeune quoique trentenaire, l’air d’avoir tout juste fêté ses 19 ans s’embarque dans un répertoire vagabondant avec le multicapé Frisell revenu de toutes les aventures jazzeuses des cinquante dernières années. L’ont-ils fait exprès ? L’amplification à minima donne à entendre un truc fragile, ténu qu’on croirait au bord de la rupture et en même temps solide, pas inquiet. Plus mélodieux pour câliner les oreilles du public, on ne fait pas. Ça sent l’épisode de transmission d’un âge à l’autre ( penser à relire Le jeu des perles de verre de Hermann Hesse ). Ils enfilent un morceau après l’autre, sans s’arrêter pour qu’on les applaudisse ou que le jeunot se détende les doigts. Frisell le couve des yeux comme une poule sa Rollex. Pas de chichis, pas de pensée complexe, ils jouent simple, droit à l’os. On n’est pas loin de Éric Clapton et son Unplugged. D’accord, la premier gros paquet de morceaux, enfilés sur le même tempo pépère s’avère parfait pour préparer une nuit calme et un sommeil profond tant ils jouent en catimini pour ne pas réveiller la voisine et son baby. Mais soudain, le son reprend du volume, et hop hop : ils enchaînent deux morceaux olé-olé : un solide 4/4 et une valse. Le public les rappelle et, ils reviennent carrément pour un second concert.
À la Fonderie
COURTOIS/ERDMANN/FINCKER Trio ( violoncelle, sax ténor, clarinette ) donne à entendre sa toute dernière création, « Jack », inspirée de/par l’oeuvre de Jack London, immense écrivain américain du début du 20è siècle.
Une phrase simple, incipitielle au violoncelle, les sax ténors à l’unisson, le temps de se faire un travelling panoramique du paysage et hop : on est chopé. Chopé-saisi, attrapé sans avoir tenté de se débiner. Ce trio sonne BEAU, à fleur de peau.
La clarinette, son boisé, volute une valse limpide, le ténor fait écho. On se croirait dans une scène de « La porte du Paradis » de Cimino, un bal paisible avant de retourner se tuer à la mine. 200 ans après la naissance de Karl Marx, autant constater que rien n’a changé : la production pour les classes laborieuses asservies ( avant leur remplacement par les robots asservis aussi ) et le partage de la richesse entre quelques « mains » avides et follement éprises du besoin d’accumuler sans fin.
Au cello, Courtois martèle une scansion rapide, tendue, un refrain s’immisce et les audaces des sax surprennent. Ils rafraîchissent des clichés, les renversent, changent le sépia en arc en ciel.
L’écriture somptueuse assigne à l’un ou à l’autre, à l’un et les autres, des rôles tantôt de soliste, tantôt de duelliste, tantôt de garant du rythme, de la ligne mélodique. Il y a de l’horizontalité dans l’air, un partage zadiste. Des unissons magnifiques allègent à peine la tension permanente de ce qui se joue. Même le silence groove. Quand le public reprend-il son souffle ?
La suite tirée du « Goût des mers ( ? ) semble une série déclinée en saisons, avec la patte de London en fil rouge scénarique. Le dernier morceau a tout l’air d’une gavotte hallucinée au chuchen biologiquement modifié. Quand ils s’arrêtent, le public reste en suspension.
C’est beau à pleurer.
Concert exceptionnel, la référence de ce final 2018.
Une question, Monsieur Courtois : à quand pour un petit quelque chose inspiré par Radieuse Aurore ?
À l’Abbaye de l’Épau, le soir
Le quintet de Pierrick MENNUAU ( sax ténor ) rend hommage à l’album de Don Cherry et Gato Barbieri « Togetherness » avec Yoann LOUSTALOT, trompette et bugle, Julien TOUERY piano et fender, Barry ATSCHUL batterie et Santi DEBRIANO contrebasse.
Togetherness : tous-ensemble, la solidarité, décidément, c’est tendance en ce moment. Même le Black bloc sur le Pont d’Austerlitz pratique le togetherness....
Donc un quintet à l’ancienne : trio piano-basse-batterie, deux souffleurs et une forme engrammée en chaque auditeur : thème, pont, soli, thème, bisou.
Loustalot prend tout de suite le lead et vazy Marcel accroche-toi aux bretelles, j’enlève la ceinture. Le thème, précis-ciselé-léger, change de tempo et ça ne rigole plus. Les deux souffleurs se relaient, Atschul et Debriano s’emparent du temps ; c’est rafraîchissant, d’entendre un tel quintet avec cette si familière old fashion de jazzer. Chacun son tour est mis en valeur, Atschul, 75 balais aux prunes, ne mégote pas sur l’emploi des susdits, une frappe de jeune forgeron qui découvre ses fûts. Debriano soloïse comme un guitariste, poussé par des riffs façon refrain. La mise en place, les tourneries, les soli, les ruptures rythmiques, c’est comme rentrer à la maison et enfiler un vieux sweet à mémoire de formes.
Le son si caractéristique du Fender joue la machine à remonter le temps : 2018-1965. Comme qui dirait avant-hier.
SHABAKA HUTCHINGS/SONS OF KEMET prend la suite.
Shabaka HUTCHINGS sax ténor, Theon CROSS tuba, Seb ROCHFORD et Tom SKINNER batterie.
La paire de batteurs remplace aisément une batucada de quinze musiciens déterminés à faire dévier le mouvement du globe terrestre. Atlas, t’es foutu, ces batteurs sont résolus !! Impossible de ne pas voir une foule avancer sur ce rythme un peu plus rapide qu’une marche ordinaire. Une fête tribale avec déambulation, pérégrination, circumambulation au coude à coude, dans le plaisir partagé du groove collectif.
Les deux souffleurs ne connaissent rien à l’économie de moyens, ile jouent à fond, tout le temps, la poignée dans le coin. Où est planqué leur système respiratoire ? Comment le tubiste ne succombe-t-il pas à une suroxygénation sournoise ? De quelle façon leurs poumons ne se retrouvent-ils pas projetés au fond de leurs tuyaux ?
Quand le rythme s’accélère, qu’il est question de danser jusqu’à l’oubli de soi, on imagine des cohortes de zoulous, de kikuyus, peints et armés, se chauffant avant l’échauffourée. Quel effet cela fait-il aux musiciens de jouer cette musique échevelée devant des culs vissés à leur chaise ?
Concert à la testostérone ou à l’uranium enrichi, on ne sait.
À la Collégiale, la foule des grands soirs se presse à midi. Comment ? Quoi ? Que se passe-t-il ? Armand MEIGNAN, le taulier, doit-il envisager de placer un écran XXXL sur la placette ?
Ils sont venus ils sont tous là pour le Dominique PIFARELY/Émile PARISIEN duo. La rencontre rare entre un violon et un sax soprano. On avait eu un petit poisson/un petit oiseau s’aimaient d’amour tendre mais des cordes et une anche !!?!!!
Of course, one more time pour ce concert acoustique, la quintessence de l’instant présent : l’improvisation, l’impermanence du flow. Comment commencer ? Par quoi ? En imitant le fin grincement de la porte qui se referme. Son aigu en haut des cordes, souffle du sax, trilles. Pas un regard entre eux mais des oreilles en forme de sonar aérien. L’un tire des accords, l’autre véloce et arpège puis se tait pendant que l’autre véloce à son tour. Avant de vélocer en tandem. Dans le genre sprint en haut de la côte. Voilà, ils y sont, en pleine empathie musicale. Rien d’écrit mais c’est tout comme. Leurs choix sont simples : se différencier ou s’identifier, imiter ou détourner, compléter ou nier. Chaque pièce courte ( tant mieux, ils ne s’acharnent pas à faire vivre une idée ratatinée au bord des soins palliatifs ) stimule l’imaginaire. Ici, un débat forcené sur la fausseté de la théorie du ruissellement, là, un semblant d’accord à propos du revenu universel, plus loin, une pièce du genre à toi à moi, en écho à la jolie pensée de Grégory Bateson « la sagesse consiste à s’asseoir autour d’une table pour parler de nos différences sans chercher à les changer ». Ils parviennent à l’osmose totale, leurs phrases s’arrêtent ensemble dans le respect d’une partition virtuelle et inconnue.
Du grand art.
À l’Abbaye de l’Épau
Pour REVOLUTION, une création de François CORNELOUP, sax baryton avec Sophia DOMANCICH Fender Rhodes, Simon GIRARD trombone, Joachim FLORENT basse électrique, Vincent TORTILLER batterie. Hier soir un quintet « classique » ce soir, un quintet électrique. On ne peut pas ne pas penser à Joe Zawinul, Wayne Shorter et consorts.
Corneloup introduit la chose, ( aux armes !??!! ), rejoint par le trombone, puis bingo : le thème collectif. Punchy, fiévreux, millimétré. Ça sonne comme une invitation au soulèvement. La boucle qui tourne au Fender passe au sax baryton puis au trombone, on sent l’énergie tenace pour booster les hésitants, le ventre mou, les ceuzes qui voudraient bien mais sous conditions. Le batteur pousse fort, qui lui résistera ? Les gendarmes mobiles ont du souci à se faire avec cette énergie chtonienne qui soulève les semelles. Les soli sont cadrés, pas question de mollir : tenir, avancer, avancer encore.
Quand Domancich soloïse, les autres font bloc-pas-black, envoient des riffs Molotov. Et jouer funky-martelé-funky, ça le fait bien. Le trombone s’arrache la bouche, coulisse furieux, lui non plus ne peut se permettre un semblant de pause, il fait locomotive, tire tout le monde, musique pour ériger une barricade avec ferveur et ce qu’on a sous la main.
Mais, comme le dit Corneloup, c’est long une révolution, il faut tenir, alors retour au calme. Strange stuff, en mode smoothy, un truc aussi doux que le sérum physiologique sur des yeux engazé. Juste le temps de se rassembler Avant la danse. Quelle manif reculerait, soutenue par ce funky fanfaresque ? Les pavés !! Les pavés !! On la voit, la chaîne qui les fait passer des arracheurs aux lanceurs.
Et pas de Révolution sans émotion, sans fête des sens. Alors Un coeur simple, calme valse qu’on danse à l’abri de la barricade.
Une jolie synchronicité ce concert, la veille de la Fête-à-Macron.
À la Collégiale, Joëlle LÉANDRE solo : contrebasse, voix, mimiques.
À l’archet, un son filé, étiré, tricoté, augmenté, tressé, redoublé, détricoté, rembobiné. Au bout du son, au bout du bout du son, la voix, primitive, primale, primaire, de primabord, incantatoire aussi, avant les mots articulés. Et la mimique de fin, mouvement des lèvres qui entraîne le bas du visage, les joues, les yeux, le corps entier.
Parce qu’ici, tu débranches ton mental et tu fais la nique à Descartes : « Je ressens donc je suis ». Tout commence par une mise en corps de l’inaudible, des petits mouvements silencieux qui de fil en aiguille, de l’air à l’archet, rencontrent les cordes, les frappent, les pincent, les font vibrer. Tous les possibles sont disponibles. Qui trie ? Qui priorise ? Qui choisit ? Qui prend le risque du confort ou pas ? Laisser les mains surprendre la tête, les laisser aller où elles le « veulent » s’impose . Combien de fois répéter cet ostinato, ce début de bout d’idée dis donc ? Existe-t-il une obsolescence de l’ostinato ?
Elle tire aussi le fil des mots, de maraboudficelle en falafel.
Entre le début corporel et la fin diminuendo-decrescendo de chaque « morceau », le corps à corps a l’intensité d’un assaut de sumotori, d’une joute amoureuse. Henri Michaux aurait pu écrire son grand combat pour ce solo. Elle la rague et la roupète jusqu’à son drâle ; Elle la pratèle et la libucque et lui barufle les ouillais ; Elle la tocarde et la marmine,..
Un corps à corps, pas une relation femme-machine.
Un corps à corps femme-contrebasse, des peaux en contact, des vibrations-émotions.
Ici, on joue et on meurt à chaque instant.
Merci Madame Léandre.
À la Fonderie, à l’abri du soleil éclatant.
Pfff, c’est à n’y pas croire. Encore la grande foule dans ce lieu dédié aux musiques audacieuses, pour la dernière création de Dominique Pifarelly ; ANABASIS.
Avec Valentin CECCALDI violoncelle, Matthieu METZGER sax soprano et alto, Sylvaine HÉLARY flûtes, Antonin RAYON piano et synthé, François CORNELOUP sax baryton, François MERVILLE batterie. Autrement dit, un orchestre de chambre plus que classieux !!
Un ostinato simplissime ; un note, une seule note, répétée-répétée-répétée, Corneloup prend la parole. Confuse d’abord, erratique, avant de s’éclaircir. Les autres ne le laissent pas seul :
Ah oui ?Non, t’es sûr, vraiment ?Pas possible...Obindidon.
Ça aide de se raconter une histoire parce que cette musique, pas plus complexe que la pensée présidentielle mais oh combien plus sophistiquée, ne vient pas empoigner le public comme un bon vieux blues râpeux. Elle se mérite. Elle semble hors du temps rythmé quand bien même rythme il y a. Intemporelle quand bien même le temps passe. La séquence lentissime avec la causette cello-flûte évoque une nuée de vanesses sur une touffe d’asters, le silence du public est juste incroyable. Pas un mouvement, pas un gratouillis, pas un soupir et pas un écran de téléphone consulté. Tous concentrés à l’extrême.
Mais tout de même, convient-il de se demander : que s’est-il passé avant ? Avant qu’ils se racontent ? Avant qu’ils le racontent ? Ont-ils souffert ? De quoi ? Qu’est-ce qui les traumatise et colonise leur mémoire ?
Sur le trottoir, certains évoqueront Messiaen, d’autres Rachmaninov, l’un dira on a le droit de ne pas vibrer à cette musique, un autre tranchera non mais allo quoi.
Alors, les ré écouter, encore et encore ? Prochaine opportunité : fin mai à l’Atelier du Plateau, à Paris.
À l’Abbaye de l’Épau
Jowee OMICIL, sax, flûte, clarinette, voix, Jonathan JURION piano et claviers, Justwody CEREYON basse électrique, Tilo BERTHELOT batterie, portent la lourde tâche de clore la soirée et la séquence Abbaye.
Omicil aura tout tenté pour mettre le feu : faire taper dans les mains, chanter, onomatoper, taper du pied, sauter dans la salle, chanter. Chauffeur de salle, ambianceur, c’est un métier. Mais ici, dans une salle faite pour l’écoute assise, bonjour. Qui a envie de se lever pour pogoter ?
Il reste sa vélocité, son énergie débordante, son lyrisme et sa joie débordant du funk, du reggae, de la ballade et du hip hop.
Est-il né celui qui fera oublier la si récente clôture par le Brotherhood Heritage, la liesse générée et le bonheur partagé ?