Argh ! J’ai chopé la Rhinojazzingite ! Le premier symptôme s’est appelé Dave Burrell. Ça vous attrape par les oreilles ce truc...
Douzième équipée
La maladie automnale imparable dans la région, c’est la Rhinojazzingite. Elle dure presque un mois et elle aime se nicher là où on ne l’attend pas. C’est ainsi que ce 14 octobre 2018, elle m’autoporta, entre deux rafales salement automnales, vers l’Église de La Terrasse-sur-Dorlay (42740) à la rencontre de Dave Burrell. Ce compagnon de route de Pharoah Sanders, d’Archie Shepp ou encore de Marion Brown, est plus que d’autres un musicien à part dans le monde pianistique du jazz. Célébré, encensé par ses pairs et parfaitement inconnu du reste du monde, il appartient à ce cénacle de musiciens qui ne peuvent s’exprimer pleinement que sous les auspices d’une liberté grande et sur tous les terrains de jeu possibles et inimaginables. Car ici la musique est d’abord sincérité. L’âge aidant, l’émotion profonde affleura là où le toucher défaillit quelquefois légèrement. Dave Burrell n’en était que plus présent dans sa musique et, devant le piano, il offrit l’image d’un artiste intègre allant au bout de ses désirs musicaux. J’en veux pour preuve cette invraisemblable version de « Lush Life » qui clôtura le concert (avant le rappel). Respectueuse de l’écriture de Billy Strayhorn, elle se développa sous les doigts rugueux et âpres du pianiste dans une forme proche de l’original, à peine égratignée par les fulgurances hier avant-gardistes, jusqu’à l’instant où la fougue burrellienne ne put s’empêcher de renverser l’ordre des choses, l’ordre des notes, et dynamita le standard comme on exécute une ombre, à grands coups inutiles autant que nécessaires de marteaux pianistiques dans une recherche toujours turbulente et polychrome d’absolu musical. La cinquantaine de clampins qui avaient choisi d’échapper au Drucker dominical ne s’y trompèrent pas. Qu’ils furent néophytes ou depuis toujours convaincus, ils accueillirent comme il se devait cette musique de l’autre monde, celui qui s’ouvre avec délice à tous les possibles. Merde ! Nous étions si peu nombreux que la pensée me vint que l’imaginaire et la curiosité avaient dû perdre le pouvoir sans nous prévenir. Remarquez, tant de beauté pour si peu d’humains, c’est nourrissant.
En 1990, un autre 14 octobre, Leonard Bernstein lâcha son clavier pour de bon. Lui, il crut avant tout le monde qu’il fallait enseigner le jazz et le mélange des genres au plus grand nombre, notamment par les médias. A son époque, cela fonctionna. Qu’est devenu cet enseignement ? C’est question que l’on n’ose plus poser tant la réponse fait peur. J’attends des jours meilleurs. Des jours ou d’autres Dave Burrell pourront offrir leurs visions ailleurs que dans l’église (fort jolie au demeurant) d’un sympathique village de la Loire partenaire historique d’un Rhinojazz qui fête cette année quarante années d’existence et d’exigence.
Pour finir, le 14 octobre vit également naître l’écrivaine Katherine Mansfield (1888). Une vie courte et improvisée, riche en rebondissements, grande ouverte. Cela nous réconforte. Virginia Woolf écrivit à sa mort : « Je ne voulais pas me l’avouer, mais j’étais jalouse de son écriture, la seule écriture dont j’aie jamais été jalouse. Elle avait la vibration. » Dave Burrell aussi la possède, enclose dans sa longue vie, grandement improvisée, ouverte aux rebondissements.
Dans nos oreilles
John Scofield - Combo 66
Devant nos yeux
Marc Lambron - L’œil du silence