Où le pérégrin confiné continue l’anachronique du temps présent et souvient de Lee Konitz, entre autres.
Soixante-huitième équipée
Ce n’est pas que je me morfonde, j’ai bien des choses à faire et je m’étendrai pas sur le sujet, mais j’en arrive presque à une absence de manque. Je l’écris comme une évidence ou presque et rien ne l’empêche d’être présente en soi. Toujours l’absence de concert et d’images captées aux bords des scènes et moins de disques physiques ou numériques dans mes boites de réception. Un œil sur les réseaux ? Ma lassitude se fait sentir et les initiatives palliatives ne me semblent que des initiatives palliatives. Pas assez de vie. Chacun pense être le sel salvateur sur la fadeur des autres. Entre deux publications, je lis que Lee Konitz ne manque plus de rien. Au bout d’une carrière longue comme un fleuve majeur, il a rejoint son estuaire, le lieu où la disparition s’épuise dans les reflux de la marée. S’y trouvent pêle-mêle les souvenirs. Je me souviens de lui à Genève, en 2014. Il chantonnait ses soli. L’air de rien, plus assez de souffle. Juste l’infaillible soutien de Dan Tepfer tant la rythmique était à l’ouest. Il donnait le change par une présence encore plus facétieuse qu’à l’accoutumée. Il semblait pourtant heureux d’être là avec, bien chevillée au corps, l’incertitude de l’hypothétique jour à venir qui n’était pas un lendemain qui chante. Il était encore dans son élément bien qu’il l’interrogeât plus qu’il ne le convoquât. Bec, anche et ligature l’attendaient. Il les approchait, leur donnait le change pour quelques secondes et s’en détournait en maître de la pirouette, en vieux briscard espiègle. J’avais le sourire aux bords des yeux. À quoi bon être triste ? C’était beau, d’une beauté ridée par les âges, derrière un regard fumé où la musique vibrait sans relâche. L’illusionniste d’un soir suivait son cours, sa vie aussi. Il était encore vivant. Au pays du virus, il ne l’est plus. Il n’est pas le seul mais je ne ferai pas la liste. Je ne suis pas encyclopédiste. Henry Grimes ? D’accord. Il était l’archétype du milicien intègre, au point d’oublier de faire carrière pendant trente-cinq longues années à tirer le diable par la queue, anonyme enterré dans la foultitude humaine. Ni vous ni moi ne saurons le pourquoi de ce mystère, la raison de cette absence. A son retour sur scène, il était juste l’homme dont le jeu immédiatement reconnaissable me semblait un ciel infiniment étoilé. So long, comme on dit là-bas. Ceci tapuscrit noir sur blanc, les anciens, aussi grands soient-ils, sont de nos jours quelquefois trop révérés. Ils finissent par cacher les vivants dont le tort principal est d’être jeunes. C’est bizarre ce besoin de regards appuyés au passé. Il ne s’agit pas de le nier cependant. Il serait juste bon d’équilibrer la balance, quitte à la faire légèrement pencher vers l’avenir afin de bien préparer les grands anciens de demain, ceux dont d’autres que moi pleureront la disparition, un de ces jours lointains où les pissenlits seront mes amis. En attendant, ce 18 avril 2020 nous ramène à Lucrèce Borgia qui naquit ce même jour en 1480. Disparue à trente-neuf ans, trois fois mariée, elle était la fille d’un pape et, avant tout, une protectrice assumée des arts et des lettres. N’allez surtout pas croire Victor Hugo. Ce vieux barbu n’a écrit qu’un ramassis de conneries, un gros tas de foutaises, et il est grand temps de la réhabiliter, de lui rendre ses mots bleus, de la sortir des paradis perdus où j’ai crié Lucrèce ! pour qu’elle revienne…
Dans mes oreilles
David Helbock - Playing John Williams
Devant mes yeux
Béatrice Douvres - Journal de Belfort