Avril, le mois du fil que l’on ne découvre pas. Avril, le mois de Gagarine autour de la terre. Avril, le mois d’un confinement supplémentaire subi comme il se doit dans l’attente et l’apathie.
Ydimanche 11 avril 2021
Avril, le mois du fil que l’on ne découvre pas. Avril, le mois de Gagarine autour de la terre. Avril, le mois d’un confinement supplémentaire subi comme il se doit dans l’attente et l’apathie. Toujours pas de musique vivante autour de nous et des rencontres qui nous échappent, soustraites à nos désirs par le hasard viral et l’incurie gouvernementale. Je connais quelques aficionados du jazz qui compensent en regardant à la louche sur leurs écrans des concerts mythiques ou non, inédits ou pas. C’est très insuffisant pour moi. Trop. C’est du Subutex de seconde zone, un substitut frustrant, inodore et sans saveur, que je préfère ignorer. Écouter un disque, oui. Fermer les yeux. Faire du vide extérieur une plénitude intérieure, par la musique. Mais pas n’importe laquelle. Et je ne la choisis pas. C’est elle qui me choisit en épiant mon humeur. Aujourd’hui, Enrico Pieranunzi m’attrape par les pavillons avec le disque « Special encounter ». Je ne l’ai pas vu venir. « My old flame » a déjà pénétré mon esprit et elle brûle aussi derrière la vitre du poêle. Elle est partout, à tel point que j’ai raté le second morceau, « You’ve changed ». C’est « Earlier sea », dès les premières notes hautement mélodiques, qui me ramène à la rêverie initiale. Ce paysage de monts arrondis et de vallées douces au regard, cet espace aux senteurs tièdes, qui cache presque son bonheur derrière une bonhomie simple et rustique, ce visage à découvert ombré par la lisière du chapeau, c’est un moment d’harmonie anodin, un temps de bref repos au soir tombé. Déjà « Nightfall » sonne entre les notes et Charlie Haden susurre à l’économie une phrase souple. Paul Motian, si loin, si proche, joue entre les temps, laisse aux balais le choix de la caresse, du mot qui dit tout du silence. « Secrets nights », la bien nommée, survient quand l’ombre des arbres a cessé de s’étirer sur l’herbe des talus, quand elle œuvre au noir de concert avec la fraîcheur nocturne. « Loveward », sorte de territoire amoureux, incruste quelques soubresauts dans la langueur horlogère du sommeil pesant sur la campagne alentour. Dans le rêve en cours surgit, magique et tendre, cette « Waltz for Ruth » qui n’a rien d’inconvenant. Elle est presque florale dans ces atours, une robe légère que les doigts de Charlie titillent. Toute de noir et blanc, la phrase d’Enrico les esquivent. Elle a des choses à redire et garde le sourire. Elle se défile et file à « Miradas » s’asseoir contre un muret, un brin d’herbe odorant entre les dents, les yeux mi-clos, éprise de ses pensées. « Hello my lovely », c’est ce que dit la chanson suivante ; des mots que l’on ose à peine articuler dans le quotidien timide du simplement vivant. Pourtant, dans les méandres du songe, ils rayonnent d’une joyeuse délicatesse, comme un doigt glissant sur le grain d’une peau et qui soudain, à l’orée du titre suivant, s’interrogerait : « Why did I choose you ? » Une petite controverse de bon usage qu’il est bon d’évoquer sous peine de ne pas vivre l’instant, de ne pas croire à la chance et à la possible équanimité. Et voilà que « Mo-Ti » nous extirpe de la chimère. Il achève l’album et son swing vivace décale notre errante rêvasserie vers une réalité légèrement moins avenante. Demeure néanmoins pour la journée entière un sentiment de bien-être éloigné de toute mélancolie. C’est bien comme ça.
Enrico Pieranunzi : piano
Charlie Haden : contrebasse
Paul Motian : batterie
1. My Old Flame
A. Johnston, S. Coslow
2. You’ve Changed
B. W. Carey, C. Fisher
3. Earlier Sea
Enrico Pieranunzi
4. Nightfall
Charlie Haden
5. Secret Nights
Enrico Pieranunzi
6. Loveward
Enrico Pieranunzi
7. Waltz For Ruth
Charlie Haden
8. Miradas
Enrico Pieranunzi
9. Hello My Lovely
Charlie Haden
10. Why Did I Choose You ?
H. Martin, M. Leonard
11. Mo-Ti
Enrico Pieranunzi
Enregistré à Rome les 6,7 et 8 Mars 2003