Leo Feigin s’obstine, pour notre plus grand bonheur, à éditer des disques “matérialisés”, abandonnant le boîtier plastique pour le digipack. Entre avril 2020 et mars 2021, vingt-et-un disques sont parus. Jean Buzelin propose sa revue annuelle...
Créée, rappelons-le, en 1980 par Leo Feigin, émigré russe installé à Londres, sa compagnie phonographique s’est d’abord faite remarquer par la publication de disques présentant des bandes “clandestines” de musiciens d’avant-garde soviétiques (comme on disait) tels que le Trio Ganelin ou le pianiste/performeur Sergey Kuryokhin. Ce qui ne l’empêchait pas de produire parallèlement d’autres musiciens comme la pianiste Anima Claudine Myers dont l’opus portait le N°100, premier disque d’un catalogue qui a dépassé les 800 unités ! Qui dit mieux, en Europe ou aux États-Unis ?
Et depuis, malgré la chute des ventes du support CD, le streaming et autres formes d’écoutes informelles, Leo Feigin s’obstine, pour notre plus grand bonheur, à éditer des disques “matérialisés”, abandonnant même petit à petit le boîtier plastique à l’ancienne pour le digipack. Ainsi, depuis avril 2020 (au moment des premières restrictions dues à la pandémie) et mars 2021, vingt-et-un disques sont parus. Le premier d’entre eux, l’extraordinaire Aardvark Jazz Orchestra de Mark Harvey ayant fait l’objet d’une chronique particulière le 16 août dernier, il nous en reste vingt qu’il est grand temps de passer en revue.
Qui connaît son éclectisme qui lui permet d’accueillir des productions musicales venant de tous les coins d’Europe et du monde, sera surpris de constater qu’une bonne partie des nouvelles réalisations fait entendre une cohorte de musiciens suisses. Petite par sa surface, morcelée entre diverses cultures et langues, la Suisse est l’un des pays européens les plus créatifs dans le domaine des musiques issues du jazz (voir prochainement les nouveautés du catalogue Intakt).
La Suisse alémanique étant très liée à son grand voisin, commençons donc par des musiciens allemands.
La jeune saxophoniste Silke Eberhard a réuni un superbe tentette de jazz comprenant notamment le grand clarinettiste Jürgen Kupke, le trompettiste Nikolaus Neuser ou le batteur de son trio habituel Kay Lübke. Après notamment deux disques consacrés à Charles Mingus, elle puise cette fois-ci son inspiration chez l’ancien partenaire du contrebassiste, Eric Dolphy qui, décidément, commence à intéresser les musiciens curieux. Revendiquant clairement son influence, elle propose huit compositions originales où l’esprit du génial souffleur est parfaitement présent : swing, fraîcheur, souplesse, harmonies (complexes), voilà qui donne un disque lumineux qu’on écoute avec un rare plaisir ; l’un des plus beaux disques de jazz que j’ai entendus depuis un an. « Potsa Lotsa XL/Silk Songs for Space Dogs » (Leo Records LR 883). OUI !
Le trio Frank Paul Schubert (alto et soprano saxes), Dieter Manderscheid (contrebasse) et Martin Blume (batterie, percussions) propose deux improvisations d’une demi-heure chacune de free music puissante, équilibrée et jouée avec grande maîtrise. « Spindrift » (LR 883).
Vocaliste contemporaine très ancrée dans les traditions kazakh et turque, Saadet Türköz chante et improvise dans ses langues natales en compagnie, dans ce second disque Leo, de Nils Wogram, grand spécialiste allemand du trombone, l’instrument le plus “vocal” qui soit. Une démarche forte voisine de celle de Sainkho. « SongDreaming » (LR 898).
Autre vocaliste et nouvelle venue chez Leo, Hanna Schörken improvise librement en solo dans une dizaine de pièces avec maints bruitages et effets. Une voix très claire que n’altèrent pas les raucités et vociférations. À écouter avec grande attention, comme on le faisait avec ses aînées Annick Nozatti, Maggie Nicols ou Moniek Toebosch. « Luma » (LR 893).
Pas plus que les virus, les frontières n’arrêtent la musique ; retrouvons-nous à présent côté suisse.
Le septième album de l’Ensemble 5 conduit par le percussionniste Heinz Geisser est peut-être le plus abouti. Au fil du temps, le quartette, avec Robert Morgenthaler (trombone), Reto Staub (piano) et Fridolin Blumer (contrebasse), qui accueille souvent un invité, poursuit une aventure musicale qui s’avère de plus en plus élaborée, maîtrisée et complexe. Au cours d’une tournée au Japon en octobre 2019, les quatre musiciens ont rencontré un formidable violoniste, Naoki Kita, et ce disque est l’enregistrement d’un concert commun donné à Tokyo. À l’écoute des quatre compositions/improvisations collectives, on perçoit la grande attention réciproque et le souci de chacun de contribuer à produire la “plus belle musique possible” (pardon pour la banalité de l’expression), une musique qui monte en intensité et en puissance au fur et à mesure du déroulement du concert. Fascinant. « Luminescence » (LR 888). OUI !
Le saxophoniste Urs Blöchlinger (1954-1995) fut un musicien apprécié. Son fils Leo (sax également) et quelques anciens partenaires ont formé un septette Urs Blöchlinger Revisited qui reprend les compositions paternelles avec une véritable envie de les faire vivre. Beaucoup de rythme dans cette musique libre, ouverte et orchestrée avec talent qui nous permet de (re)découvrir un grand musicien trop tôt disparu. « Harry Doesn’t Mind » (LR 885).
Le trio François Lana s’inscrit dans la tradition (avancée) du jazz et du piano trio. Yves Dorison, dont je partage totalement les appréciations, vous a présenté ce très bon disque dans l’Appeal du disque de novembre 2020. « Cathédrale » (LR 884).
Le fameux duo de contrebasses Peter K. Frey-Daniel Studer, dont nous avons déjà parlé, célèbre ses 20 ans à travers un choix de sept improvisations libres, exigeantes et radicales. Ça frotte, ça claque, ça gratte, ça résonne... bref ça bouge. Une démarche très proche de celle de Joëlle Léandre. « Zip » (LR 891).
Encore plus radical – destructeur ? – le duo bruitiste Jacek Chmiel (objets, electronics) et Lara Süss (voix), produit une “musique” des profondeurs, qu’on pourrait appeler électro-primitive. Une exploration un peu déroutante que l’on écoute comme on regarde un chantier archéologique en étant persuadé qu’on ne trouvera rien. « Meandertale » (LR 900).
Il y a un an, lors de notre précédente revue des disques Leo (Leo Records, une grande année – 26/04/2020), un disque inédit du groupe Pago Libre enregistré en 2000 + 2004 faisait l’ouverture de notre recension. Je pourrais recopier au mot près et avec le même enthousiasme ce que j’écrivais alors, pour présenter cette fois-ci deux nouveaux albums du même groupe parus depuis simultanément.
Le premier d’entre eux, dont le titre platzDADA !! annonce la couleur, se présente sous la forme d’une suite de 73’ enregistrée en 2006 et 2007. Le quartette européen constitué par son fondateur le pianiste irlando-suisse John Wolf Brennan, le fameux corniste russe Arkady Shilkloper, le violoniste Tscho Theissing et le contrebassiste Georg Breinschmid, tous deux autrichiens, s’enrichit de la participation du batteur français Patrice Héral et de la chanteuse autrichienne Agnes Heginger. Sur des musiques des différents membres du groupe (Brennan et Theissing en particulier), celle-ci chante des textes de Hans (Jean) Arp, Kurt Schwitters et Daniil Charms, que complètent des parties instrumentales – le livret documenté de 16 pages détaille toutes ces pièces.
Cette musique très particulière et originale, à la fois savante et accessible, composée, élaborée, lisible, se présente un peu comme une opérette ou une musicale-revue proche du cabaret berlinois. Entre jazz, musiques folkloriques, classiques et contemporaines, interprétée, avec ce qu’il faut d’humour, de distance et de recul, par des musiciens de premier plan, cette œuvre radieuse s’écoute avec un bonheur rare. "platzDADA !! " (LR 887). OUI !
Notons qu’on peut y voir, dans les travaux de John Wolf Brennan, certaines analogies avec ceux de Mike Westbrook.
Renouvelé pour moitié, deux musiciens allemands, Florian Mayer (violon) et Tom Götze (contrebasse) remplaçant Theissing et Breinschmid, Pago Libre, pour le 30e anniversaire de sa création, émerveille toujours autant. Enregistré en 2020, il présente une nouvelle thématique autour de la montagne, une musique de “chemin de crête” comme le montre le beau livret. Les compositions des différents membres ou collectives de ce “quartette de chambre” sont toujours agencées dans une sorte de suite. L’instrumentation particulière, les superbes harmonisations, l’exécution précise, la grande culture musicale de chacun, auxquels on ajoutera la participation de la chanteuse Sonja Morgenegg (voir le trio Sooon avec Brennan) sur deux morceaux, font que cette nouvelle œuvre atteint, si j’ose dire, les sommets. Ainsi le cor des Alpes de Shilkopler n’a jamais été aussi pertinent. Bref, ce triangle jazz/folk/classique rarement aussi bien équilibré, aboutit à la réalisation d’un des plus beaux disques qui ont ravi mes oreilles depuis un an. Quel dommage (pour ne pas dire plus) que cette musique soit si peu connue en France ! « Mountain Songlines » (LR 886). OUI !
En guise de dessert, si tant est qu’on ne soit pas rassasié, voici un petit divertissement amusant que nous propose John Wolf Brennan : 33 morceaux de musiques qui l’ont “bercé” depuis sa jeunesse. Jouées comme s’il s’installait au piano devant quelques amis (mais en y ajoutant le mélodica, l’arcopiano, le pizzicatopiano, le sordinopiano, le piano jouet, le piano Rhodes, le Wurlitzer et l’orgue Hammond B3 !), il joue les Rolling Stones, Pat Metheny, Chick Corea, Bartok, Shankar, McCartney, Carla Bley, Khachatourian, Tom Waits, Abdullah Ibrahim... et j’en passe, avec à trois reprises le concours de la chanteuse Anna Murphy. Premier volet d’une Red Trilogy. « Nitty Gritty Ditties » (LR 902).
Commençons par mettre en valeur un disque de duos et trios improvisés sur des propositions de chacun des participants : le vibraphoniste Sergio Armaroli, nouveau venu chez Leo, le saxophoniste (soprano et sopranino) finlandais Harri Sjöström, lesquels dialoguent dans neuf duos particulièrement denses, tendus et serrés (de 1’30 à 6’ hormis un de 11’), et le grand tromboniste Giancarlo Schiaffini qui les rejoint dans trois trios (dont un de 22’). Au jeu très résonnant, fluide et lumineux du vibraphone, répond celui fin, souvent inattendu et fort inspiré du saxophone, parfaitement en phase avec son partenaire. Remarquablement équilibrées et contrastées, les improvisations dégagent une qualité – une beauté – rare dans ce type d’expression musicale que le trombone enrichit encore. Superbe. « Duos & Trios » (LR 892). OUI !
Moins d’un an auparavant, Sergio Armaroli rencontrait le grand batteur suisse Fritz Hauser. Cette fois, le programme comprenait une longue suite de 35’, avec des parties en soliste, et une seconde de 16’30. Les deux instruments à percussion opposés, vibraphone aux sons toujours résonnants et aux notes tenues qui s’éloignent dans l’espace, et batterie sèche et précise, offrent un contraste très intéressant. « Angelica » (LR 895).
Second CD Leo du quintette du flûtiste Stefano Leonardi, avec ses compatriotes Marco Colonna (clarinettes et sopranino) et Antonio Bertoni (violoncelle et guembri), et la rythmique suisse de l’Ensemble 5, Fridolin Blumer (contrebasse) et Heinz Geisser (percussions). Au programme dix compos/impros collectives où la flûte (et autres instruments “exotiques” voisins) aux sons parfois stridents, parfois légers voire volatiles, entraînent la musique vers l’exubérance et la spontanéité. « Aura » (LR 890).
Andrea Massaria qui, comme d’autres, aime triturer les guitares, les boîtes et les bricolages électriques, présente neuf pièces dédiées à trois peintres américains célèbres, Pollock, Rauschenberg et Rothko. Superpositions des diverses sonorités, frottements, grattouillis, noise, mais aussi notes tenues, nappes et paysages sonores, composent ce disque qui mérite une écoute attentive. Participation d’un récitant, Francesco Forges, sur un morceau. « New Needs Need New Techniques » (LR 896).
Le trio espagnol Juan Saiz (flûte, piccolo, saxos ténor et soprano), Baldo (contrebasse) et Lucia Martinez (batterie), père et fille, dispense un jazz contemporain coloré, vif, chaleureux, ouvert mais structuré où s’enchaînent thèmes originaux et improvisations libres. Un très beau disque. « Fragil Gigante » (LR 889).
On ne présente plus l’immense pianiste russe Simon Nabatov qui, en 2014, rencontrait le saxophoniste-alto Michaël Attias, pilier de la scène new-yorkaise. Tout au long des cinq improvisations collectives, les deux musiciens aguerris qui s’associaient pour la première fois, n’ont aucune difficulté pour se jeter à l’eau, s’autorisant toutes les échappées, circonvolutions, fantaisies, ouvertures. Un duo et des échanges d’une grande justesse « Brooklyn Mischiefs ». (LR 901).
Autre rencontre américaine, cinq ans plus tard, entre Nabatov et Brandon Seabrook, guitariste “de jazz” par l’articulation, le phrasé et la maîtrise des sonorités. Un jeu peut-être un peu moins complexe et créatif que ceux de Joe Morris ou de Mary Halvorson par exemple, mais sensible et pertinent. Un réél plaisir de jouer sourd de ces douze courts échanges (2 à 5’) aux ambiances variées. Un beau panorama musical. « Voluptaries » (LR 894).
Une dernière rencontre, totalement surprenante et inattendue, réunit deux duos, l’un britannique, l’autre russe, qui ne se seraient peut-être jamais croisés s’ils n’avaient pas participé au 8e Leo Records Festival à Saint-Pétersbourg. Car entre la musique profonde, lunaire, économe, lointaine et chargée de mystère de la pianiste Carolyn Hume, et celle, beaucoup plus engagée et nerveuse du saxophoniste Alexey Kruglov, chacun accompagné de son partenaire percussionniste habituel, Paul May pour l’une, et Oleg Yudanov pour l’autre, rien ne laissait prévoir une telle entente. Grâce à une écoute attentive réciproque et une rare disponibilité, les quatre protagonistes ont bâti un univers musical étrange et fascinant où la retenue, quelquefois troublée par une vocifération, un éclat du saxophone qui retenait son souffle, va jusqu’à exploser en un grondement impressionnant« Last Train from Narvskaya » (LR 879). OUI !
Tous les disques Leo Records sont distribués par Orkhêstra et très faciles à commander ; ne vous privez pas.