dimanche 23 mai 2021

Enfin. Je l’avais bien dit. Plutôt pensé. Un putain de concert pour la Saint Yves. Le 19 mai 2021. Jour du début de la fin des restrictions. Première fois depuis neuf mois. Terrasse. Copains copines. Sourires. Merde ça caille un peu. Dedans. Concert. Bruno Ruder. Piano solo. Périscope. Dans mon œil aussi. Photographies. Nouvelle salle. Avec balcon. Acoustique. De la lumière. Assez pour travailler. Jauge réduite. Ambiance tout de même. Plaisir. Qui donc était cette jeune femme accroupie contre le mur du fond de scène avec un appareil photo au début du concert et qui m’empêcha de photographier l’arrivée du pianiste comme je l’avais imaginé depuis les hauteurs balconnières (et qui mitrailla sans vergogne pendant trois minutes comme si elle était seule au monde) ? Le miroir qui claqua entre les notes n’était pas en rythme et mon cadre vidé de sens par trop de présence. Je ne sais pas. Je ne lui ai rien demandé. Parce que j’étais heureux d’être là pour écouter un grand pianiste qui nous présenta ses brouillons de confinement (selon ses dires), brouillons qui furent entrelardés avec un bout d’Ornette amoureusement abordé et un Honeysuckle rose revu et corrigé qui aurait surpris Fats en son temps. De la musique comme il sait la créer, Bruno Ruder, entre résonance profonde, effleurement intime et grondement soudain. De cette contemporanéité pianistique, il tira un suc aux saveurs multiples. L’écoute se devait d’être soutenue si l’on souhaitait pénétrer cet univers, s’y laisser porter au gré des méandres sonores et des mélodies naissantes. Je parlais le concernant, il y a quelques années, d’un beau havre d’intensité musicale. C’est, aujourd’hui plus encore qu’hier une évidence et un bonheur car rares sont les musiciens qui savent ouvrir les portes de la perception à leurs auditeurs ; il eut comme à l’habitude ce talent discret pour le dialogue à trois : pianiste, piano, public. Lequel prime ? Je ne sais pas (mais veux-je vraiment le savoir ?) et ne demande pas, ni à moi, ni à personne. À quoi bon ? L’échange se vit, fécond, dans l’instant et cela suffit pour extraire passagèrement du temps ma carcasse et le poids des années qu’elle promène malgré elle. Je pris les notes qui venaient, celles qu’il me donna. Et nous le savons depuis longtemps, une note, c’est toutes les notes… et celle-ci, l’irremplaçable, le parfait, le souple vocable, encadré par le texte des choses. Pardon Rilke, pardon. Je ne sais pas résister à une analogie trop facile pour être honnête. Mais il est vrai que Bruno Ruder connait mieux que beaucoup la valeur d’une note et qu’il sait lui offrir des mots, une pensée, et échafauder avec ses consœurs un langage improvisé à partager avec les auditeurs. J’en fus fort satisfait, le public aussi et lui de même me sembla-t-il. En sortant de l’antre à musique, le jour était encore là. Étrange. Il n’était pas vingt-et-une heures. Sur le trottoir, les têtes, connues ou non, étaient radieuses et leurs voix embellissaient le début de soirée. Je vis même de la mousse aux commissures de certaines lèvres démasquées. Des visages entiers, enfin.


https://www.brunoruder.com/
https://www.periscope-lyon.com/