Créée, rappelons-le, en 1980 par Leo Feigin, émigré russe installé à Londres, sa compagnie phonographique s’est d’abord faite remarquer par la publication de disques présentant des bandes “clandestines” de musiciens d’avant-garde soviétiques (comme on disait) tels que le Trio Ganelin ou le pianiste/performeur Sergey Kuryokhin. Ce qui ne l’empêchait pas de produire parallèlement d’autres musiciens comme la pianiste Anima Claudine Myers dont l’opus portait le N°100, premier disque d’un catalogue qui a dépassé les 800 unités ! Qui dit mieux, en Europe ou aux États-Unis ?
Et depuis, malgré la chute des ventes du support CD, le streaming et autres formes d’écoutes informelles, Leo Feigin s’obstine, pour notre plus grand bonheur, à éditer des disques “matérialisés”, abandonnant même petit à petit le boîtier plastique à l’ancienne pour le digipack.
Il est temps de passer en revue six disques compacts parus il y a environ un an.

Bloom Effect : "The Way out in"
© Leo Records

Nouveau venu au catalogue, le quartette suisse Bloom Effect produit un jazz actuel d’excellente tenue, ouvert, équilibré, évoluant dans une sorte de retenue volontaire. Jocchen Baldes (sax), Franz Hellmüller (guitare), Patrick Sommer (contrebasse) et Tony Renold (batterie) produisent un bel assemblage de timbres et de couleurs. Un travail pensé, élaboré et soigné dans la tradition du jazz “moderne”. « The Way out in  » (LR 897).

Sergio Armaroli - Roger Turner : "Dance Steps"
© Leo Records

Révélé l’an passé avec deux disques qui marquaient son entrée chez Leo Records, le vibraphoniste italien Sergio Armaroli double la mise avec deux nouvelles productions. D’abord un nouveau duo de percussions (après celui avec Fritz Hauser) avec le batteur anglais Roger Turner : une suite de neuf pièces qui laissent de larges espaces au silence. Turner effleure ses instruments, avec des bruissements et frottis à peine brisés par quelque fulgurance ou déferlement fugace sans que n’apparaisse la moindre ébauche de tempo. Armaroli, sur un instrument parfois “préparé” (qui peut lui donner une sonorité de piano jouet) disperse ses résonances tout aussi légères. ébauches, fragments, figures sans logique apparente... Comme une sorte de musique primitive retrouvée par de savants musiciens. « Dance Steps  » (LR 899).

Armaroli - Piccolo - Sharp : "Blue in Mind"
© Leo Records

Autre duo, enfin presque, puisque une voix, neutre, celle de Steve Piccolo, intervient ponctuellement pour annoncer chacune des quinze courtes pièces (sauf deux de onze minutes), laissant le champ au vibraphone d’Armaroli et au guitariste Elliott Sharp (qui manipule aussi l’ordinateur et qu’on entend brièvement au saxo soprano). Le dialogue entre le vibraphone, aérien, “flottant”, presque envoûtant, et la guitare utilisée dans toutes ses possibilités sonores, nous emmènent dans un beau voyage par étapes qui, au delà des découvertes, dispense une certaine profondeur. « Blue in Mind » (LR 920).

Éric Plandé - Hasse Poulsen - Claude Tchamitchian : "Beyond Dreams"
© Leo Records

Les musiciens français sont rares au catalogue Leo. Voici une belle occasion de faire connaissance, pour certains, avec Éric Plandé, saxophoniste ténor et soprano qui vit en Allemagne depuis 2006 – six disques parus – et qui a réuni ici un fameux trio avec deux musiciens qu’on ne présente plus, Hasse Poulsen (guitare et mandoline) et Claude Tchamitchian (contrebasse). Au travers de neuf compositions personnelles ou du trio, et une de Paul Motian – chacun se réservant un court solo – c’est une musique prenante, forte et enracinée qui accroche l’auditeur. Chaque pièce s’ouvre par un thème mélodique sur lequel s’appuie un développement progressif maîtrisé, équilibré, architecturé sur une ligne résolue, appuyée sur des phrases de ténor construites et charpentées, sans accélération de tempo, permettant à chacun d’entrer véritablement dans une dimension d’une certaine ampleur ; dimension dans laquelle participent à merveille Poulsen et Tchamitchian. Un disque dense, cohérent et inspiré (mot que j’emploie rarement et avec prudence !). « Beyond Dreams » (LR 917). OUI !

Simon Nabatov : "Loves"
© Leo Records

Musicien russe émigré aux États-Unis à 20 ans puis résidant à Cologne depuis de nombreuses années, Simon Nabatov est, au contraire, un contributeur de poids au catalogue Leo Records. On a souvent parlé dans ces colonnes de ce pianiste, compositeur et improvisateur majeur sur la scène internationale – pas en France, hélas, ce qui ne nous surprend guère.
Nabatov a organisé ici une palette de onze musiciens, trompette, trombone, deux saxophones-clarinette, alto (violon), violoncelle, contrebasse, batterie, lui-même au piano et deux vocalistes (un chanteur, une chanteuse), soit une sorte de “jazz de chambre” au service d’une écriture contemporaine savante, riche et foisonnante mais fluide et superbement arrangée. “Loves” se présente comme une suite en huit mouvements autonomes, sept portraits, plus un Amour fou instrumental, dédiés à sept amoureuses dont les liaisons n’ont pas toujours été de tout repos (Georgia O’Keefe, Anaïs Nin, Sylvia Plath, Gabriele Münter, Clara Schumann, Lili Brik et Frida Kahlo). On appréciera la richesse des timbres, le balancement de haute voltige entre parties tonales et atonales, l’écriture personnalisée et la forte implication des musiciens. Un travail somptueux que l’on pourrait rattacher à ce fameux “troisième courant” (Third stream) qui fit couler beaucoup d’encre. « Loves » (LR 918). OUI !

Pago Libre & Sooon : "FriendShip"
© Leo Records

Pour finir, un dessert apparemment plus léger mais ô combien préparé par un maître des combinaisons savoureuses, John Wolf Brennan, également très prolifique chez Leo. En effet, quelque soit la thématique choisie, le pianiste-compositeur-arrangeur irlando-suisse cherche et atteint souvent l’excellence. Voici donc un “FriendShip” qui se présente comme un hommage amoureux aux musiciens (et groupes) qui ont fait l’histoire des musiques pop rock et sont devenues au fil du temps des “classiques”. Ces musiques ont bercé les oreilles du jeune Brennan qui leur a offert un écrin dont les superbes arrangements font ressortir les mélodies et les lyrics. De ces pièces choisies de Fay Lovsky, John Lord, Jon Anderson, Rick Wright et Roger Waters, Paul McCartney, John Lennon et Sting, complétées par plusieurs très beaux thèmes originaux qui ne leur cèdent en rien, il en résulte une véritable composition cohérente en treize mouvements parfaitement agencés et dont l’écoute est jubilatoire.
À son quartette Pago Libre qui comprend le fidèle Arkady Shilkoper, un virtuose du cor comme je n’en ai jamais entendu, Florian Mayer au violon, Rätus Flisch nouveau venu à la contrebasse, se joignent les deux membres de son trio Sooon, Sonja Morgenegg au chant (et occasionnellement à la guitare) et Tony Majdalani aux percussions de toutes sortes (également au chant).
Une seule chose à faire : embarquer et se laisser porter par des vagues qui, hélas, n’atteindront pas les rivages français où se bousculent les festivals. Un joli livret détaillé et en couleurs vous guidera vers des horizons autrement rafraîchissants.. « FriendShip » (LR 919). OUI !

Le coût des envois, dut notamment au Brexit, ne permet pas à Leo Feigin de poursuivre ses services de presse pour le moment. La distribution s’avère également difficile, mais n’hésitez pas à commander directement sur le site.


Voici la liste des CD parus en avril et mai 2022 :

LR 921 – The Clarinet Trio (Gebhard Ullmann) « Transformations and Further Passages »
LR 922 – Fabien Neubauer/Duy Luong/Pablo Liebhaber « Tales »
LR 923 – Simon Nabatov « No Kharms Done » (avec Phil Minton, Matthias Schubert, Wolter Wierbos, Jim Black)
LR 924 – Armaroli/Piccolo/Sharp « What Went Wrong » (un second disque de ce trio)
LR 925 – Francesco Cusa/Brian Groder/Ricardo Grosso/Tonino Miano « Human Pieces »
LR 936 – Juan Sainz « Pindio II »
LR 927 – Sergio Armaroli & Steve Day « Rib Music »

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