Vendredi 28 avril 2023

L’autre soir, entre deux orages, j’allai au Crescent voir de quel ivoire les doigts de Sullivan Fortner, seul en scène, allaient se chauffer. Dans le club, plus de pianistes au mètre carré que d’habitude. Normal, le natif de la Nouvelle Orléans avait donné une master-class dans l’après-midi. Un auditoire somme toute assez conséquent était présent. Était-il curieux ou convaincu ? Dès l’arrivée du pianiste, je constatai qu’il lui était acquis. Il ne me restait plus qu’à ouvrir les esgourdes et profiter de la soirée. Un set et un rappel plus loin, je m’interrogeai sur le bien fondé de l’exercice. Bien qu’il allât puiser du côté de Jerry Roll Morton, de Monk, d’Irving Berlin et d’autres du même tonneau, je demeurai circonspect devant la teneur de l’exercice. A l’évidence, Sullivan Fortner est un pianiste qui, comme bon nombre aujourd’hui, assoit sa modernité sur le passé du jazz (comment faire autrement se demandent certains). Ce faisant, tout au long du concert ou presque, il multiplia les difficultés techniques, harmonisa et réharmonisa, démontrant au passage une virtuosité constituée d’une belle dynamique, d’un toucher clair et précis et d’une faculté notoire aux renversements d’accords bien sentis. Ajoutez quelques brisures rythmiques, une main gauche efficace et inventive, une authentique implication, et le tableau vous apparaît tel qu’il m’apparut. Certes, avec les multiples et prestigieuses collaborations qu’il a déjà à son actif, il est indiscutablement l’un des grands pianistes de sa génération. Mais lui est-il pour autant nécessaire de noyer les thèmes joués sous un déluge de notes et d’accords qui les efface presque totalement le long d’un chemin tortueux et quelquefois abscons ? Il me fallut m’accrocher. Hormis le dernier morceau du concert, une ballade, où il servit le standard avec une économie de moyen qui le sublima, je subis, non sans saluer ses qualités intrinsèques et sa présence accorte, cette musique de musicien pour musicien qui manqua cruellement d’émotion. Vous me direz que je fais la fine bouche. Et alors ? Je ne suis qu’un auditeur lambda qui apprécie d’être ému par une musique dont l’âme laisse entrevoir les profondeurs de notre humanité, comme l’immense majorité des auditeurs qui se déplacent au concert d’ailleurs. Cela ne signifie pas que je suis rebuté par la difficulté. Simplement, elle doit être habitée par autre chose qu’une technique virtuose. Et puis pour les exercices de style, Queneau est indétrônable. C’était un vendredi 28 avril et il se dit qu’à la saint Valérie, souvent le soleil luit. Ce ne fut pas le cas dehors et, dans la salle, il brilla des milles feux d’une maestria qui me laissa au mieux circonspect et, au pire, fatigué par la vacuité de cette prolixité un tantinet hyperbolique. Je gage qu’avec le temps le discours musical de Sullivan Fortner fera la place qu’elle mérite à la respiration et à la résonance longue, celle qui préfigure le silence. Ceci dit, le 28 avril est aussi la date de parution (1934) de l’Héliogabale ou l’anarchiste couronné d’Antonin Artaud. Cette édition originale était en outre rehaussée de six vignettes d’André Derain. J’en mettrai bien un exemplaire dans ma bibliothèque, tiens. Si un milliardaire (ou juste un type beaucoup plus riche que moi) lit Culture Jazz, qu’il n’hésite pas à me l’offrir. J’aime bien les cadeaux.


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