Avec le saxophoniste Oliver Lake qui fait figure de vétéran et le renouveau apporté par le trio féminin Nite Buty, Jean Buzelin se rassure : l’esprit de la Great Black Music est toujours présent même si on oublie parfois les origines afro-américaines du jazz.
Le saxophoniste Oliver Lake débarqua à Paris il y a 50 ans. Nous ne le connaissions pas, de même que ses confrères du Black Artists Group de St-Louis : Baikida Carroll, Joseph Bowie, Charles “Bobo” Shaw... Il arrivait quelques années après l’Art Ensemble de Chicago et le quartette d’Anthony Braxton, et précédait de peu David Murray, George Lewis, Hamiet Bluiett, Julius Hemphill, Arthur Blythe, Joe McPhee... tous noirs ! Ce fut la dernière vague de musiciens afro-américains à poursuivre ce que tous leurs aînés avaient accompli depuis Louis Armstrong : donner la direction de la musique et orienter les grands courants novateurs – je ne minimise pas le rôle des musiciens blancs américains et européens mais, pour les amateurs, le jazz était d’abord la création originale des Noirs, pas plus que je fais abstraction de ceux qui, à la suite de Wynton Marsalis, suivirent des voies plus conservatrices. Et puis, décennies après décennies, on observa un effacement progressif des musiciens noirs (de jazz s’entend car ils étaient légion dans d’autres circuits post funk), lesquels, hormis les grandes vedettes qui nous ont presque toutes quittées, disparurent de l’affiche. Au point que l’on peut se demander si les jeunes générations d’auditeurs, la transmission n’étant plus assurée, finiront par ignorer que le jazz a été inventé par les Noirs !
Dieu merci, les courants musicaux actuels étant des plus variés, il existe de nombreuses niches où chacun peut s’exprimer et trouver son public. Et les curieux constateront que les jazzmen jeunes, James Brandon Lewis en étant un exemple parfait, ou “vieux”, sont toujours là. Oliver Lake en est un exemple bien vivant.
Sfäre.
Oliver Lake : saxophone alto, voix
Mathias Landaeus : piano
Kresten Osggod : batterie, kalimba, flüte à bec
Oliver Lake (né en 1942), s’il n’a jamais atteint les sommets de la notoriété, a toujours été très actif et présent, traversant un demi-siècle sans concession avec une grande exigence artistique. Il anime depuis des années, en compagnie de deux autres vétérans, Reggie Workman et Andrew Cyrille, le Trio 3 dont nous avons souvent recensé les parutions discographiques. En octobre 2017, il se présentait lors d’un concert à Lund (Suède) avec un autre trio comprenant deux musiciens chevronnés plus jeunes, le pianiste suédois Mathias Landaeus (né en 1976) et le batteur danois tout-terrain Kresten Osgood (né en 1976). L’entame du concert annonce la couleur : une sorte de work song lance le morceau Spirit bien nommé qui va se développer durant 18 minutes dans l’intensité et l’urgence d’une parole forte et puissante, parfois haletante et heurtée, circulant dans l’espace où s’engouffrent ses compagnons, sans négliger les racines (blues/gospel) qui nourrissent sa musique. Les trois autres pièces, lancées par un simple thème court permettent à l’improvisation de se développer, parfois jusqu’au cri, jusqu’à une sorte d’hymne, le jeu expressif du saxo s’appuyant sur un rythme lancinant et marqué. Rien n’est prévisible à l’écoute de ce disque, mais chaque note témoigne, dans sa “brutalité”, d’un vécu qu’on ne rencontre que chez un musicien qui en connait le prix.
Whirlwind WR4803 / Socadisc.
Candice Hoyes : chant, effets
Mimi Jones : contrebasse, effets, voix
Val Jeanty : batterie, percussions, electronique, effets
En découvrant cet autre trio dont je ne connaissais rien, l’évidence m’a frappée immédiatement : voici la Great Black Music de notre époque, libre et profondément ancrée dans la réalité de notre monde. Trois jeunes musiciennes venant d’univers différents ont visé ensemble le meilleur en s’associant il y a cinq ans. Candice Hoyes, descendante d’une famille jamaïcaine est une chanteuse magnifique possédant une voix de soprano qui lui permet de travailler dans les musiques classiques/contemporaines comme dans le jazz ; Val Jeanty, d’origine haïtienne, compositrice et turntablist, s’illustre dans le vodou-electro et se fait remarquer comme performeuse et percussionniste de jazz ; Mimi Jones, habitante du Bronx, contrebassiste renommée qui a joué avec quantité de musiciens de jazz, est aussi vocaliste, productrice et directrice de projets.
À la fois subtilement mixée et/ou très dépouillée, leur musique retrouve les rythmes essentiels, quasi-primitifs. Les musiciennes se servent de toutes leurs traditions pour aboutir à une création originale. Il ne s’agit pas de saupoudrage pour un métissage de surface, mais d’une démarche radicale. Seul instrument mélodique, la contrebasse, aidée des subtiles percussions, pose l’assise sur laquelle la voix apparait et s’ouvre dans l’atmosphère comme les pétales d’une fleur. C’est minimaliste et grandiose, c’est Nina Simone dans ses grands jours (pas la voix) !. Nite Bjuti (night beauty) à un bout, Oliver Lake à l’autre, sont porteurs d’un même esprit – spirit – et d’un message d’espérance : la Great Black Music est toujours vivante !