Jean Buzelin a retenu ici 5 disques parus il y a quelques semaines ou quelques mois... Le temps n’a guère d’importance si la musique est bonne, voire plus encore !
Les disques, à notre époque, ne sont plus datés comme pouvaient l’être ceux qui ont jalonné et marqué l’histoire du jazz. À peine enregistrés et fabriqués, ils doivent se frayer une place au milieu de l’avalanche des productions de toute sorte pour être écoutés, avant d’être emportés par la vague suivante. Qu’en restera-t-il ? La chance des “vrais disques qui tournent” et sont accompagnés d’un boîtier, d’un digipack (sic) ou d’une pochette et d’un livret ont un léger avantage sur les réalisations dématérialisées – on aura compris que je n’aime pas le streaming – celui d’espérer trouver une petite place sur nos étagères et nos rayonnages, donc d’exister et de rester et, avec un peu de chance, de retrouver le chemin de nos lecteurs-CD. Voilà pourquoi, qu’ils soient parus il y a six mois ou quinze jours n’a, à mes yeux (et mes oreilles) aucune importance [1].
Commençons par un très joli disque, “Xénos” concocté Rue des Balkans (sic) par le batteur bosniaque Srdjan Ivanovic avec son groupe “parisien” très concerné et soudé autour de la chanteuse Jovana Krstevska dont la présence contribue pour beaucoup au beau climat “oriental” qui parcourt les sept chants de cette belle réalisation. J’y trouve un esprit proche de ce que faisait Okey Temiz en son temps – les “anciens” me comprendront. Voilà une “musique du monde” qui possède de vraies racines.
Peut-on faire plus beau qu’un duo piano/trombone, deux instruments aussi purs et superbement enregistrés ? Mais également, et surtout, merveilleusement joués. La spontanéité de leurs échanges est un exemple de réactivité et – allons-y : de musicalité – sur les dix compositions que se partagent le pianiste Russ Lossing et le tromboniste Samuel Blaser, maîtres absolus de leur instrument réciproque. On sent une réelle aisance (je n’ai pas dit décontraction) et en même temps une grande concentration chez les deux musiciens, sans parler de leur écoute réciproque. L’art du duo à son point le plus haut, et le jazz dans toute sa vérité. Ce qui va se traduire par un second volet tout-à-fait différent et plus éclaté.
En effet après avoir patienté sagement dans un coin du studio (du moins on peut le deviner), Billy Mintz s’installe derrière ses fûts et le trio s’élance. Sa batterie sonorisée "à l’ancienne", Mintz s’infiltre discrètement entre les duettistes avec sa caisse claire "frisante", d’abord pour une reprise de deux pièces déjà jouées par le duo. La suite du programme est différente : à côté des compositions de Blaser et Lossing et d’un standard final, le trio nous offre une relecture du vieux negro spiritual Dark Was the Night, Cold Was the Ground, l’une des plus belles pièces de l’histoire de la musique populaire marquée à jamais par l’inoubliable interprétation de Blind Willie Johnson (1927). Magnifique !
Monk est à la mode ! On ne compte plus les jeunes (et moins jeunes) musiciens qui s’en réclament. Il est vrai qu’un pianiste et compositeur aussi singulier, et pourtant parfaitement inscrit dans l’histoire du jazz, exerce (pour) toujours une force d’attraction assez fascinante. Le quintette suisse, sans piano, de Christoph Grab présente une série de neuf compositions du prophète, pas toujours les plus connues, très bien arrangées et harmonisées (avec de belles dissonances) pour le trio de souffleurs, par ailleurs excellents solistes. C’est parfaitement bien joué, dans l’esprit, donc tout-à-fait réussi. Écoute plus que recommandée.
Le saxophoniste new-yorkais David Bixler a fait ses armes dans les orchestres de Lionel Hampton, Toshiko Akioshi et Chico O’Farrill, ce qui lui confère un bagage solide.. En hommage au grand poète et romancier afro-américain Langston Hughes (dont l’œuvre est nourrie par le gospel, le blues et le jazz), il s’est lancé dans un travail d’écriture ambitieux en combinant un quintette de jazz avec un quatuor à cordes, donnant à chacun de ces deux groupes une place presque équivalente, sachant que la voix principale (Bixler lui-même) et les solistes sont les jazzmen. Ainsi les deux groupes se suivent, se répondent, se superposent, les passages en tempo swing laissant de l’espace aux parties plus libres. De cette œuvre d’envergure de 40 minutes, quatre parties, Justice, Liars, End, Moan, sont extraites et s’écoutent dans leur autonomie. L’écoute de cette belle réalisation nous permettra de patienter avant le volume 2.
Autre hommage dédié à un poète américain très engagé dans le jazz contemporain : Steve Dalachinsky [2] . Mais la suite que lui consacre son compatriote le guitariste Scott Fields n’a pas grand-chose à voir avec celle de Bixler. D’une part il s’agit ici d’un choix de six poèmes déjà présentés à Cologne en 2016 du vivant de l’auteur (décédé en 2019), d’autre part ces lyrics sont dits et chantés par la remarquable Barbara Schachtner sur un "accompagnement" qui tire vers les musiques contemporaines, arrangé et joué par un quintette choisi pour sa palette sonore lumineuse. Chaque poème est séparé du suivant par des interludes composés par Eva Pöpplein. Un travail très fin, sensible et assez émouvant.
> Srdjan Ivanovic : “Xénos“ – Rue des Balkans/Absilone
Jovana Krstevska (vocal), Bobby Marshall (saxo-ténor, clarinette), Hugo Corbin (guitare), Timothée Robert (basse), Srdjan Ivanovic (batterie, compositions)
2023
> Samuel Blaser & Russ Lossing + Billy Mintz : “Roundabout + Triple Dip“ – 2 CD Jazzdor Series 19
Samuel Blaser (trombone), Russ Lossing (piano) + Billy Mintz (batterie sur CD2).
Hampton (New Jersey), 19 mars 2022
> Christoph Grab’s Reflections : “Oneness” – Lamento 007
Christoph Grab (saxophones), Luckas Thoeni (trompette), Andreas Tschopp (trombone), Bänz Oester (contrebasse), Pius Baschnagel (batterie).
Winterthur, 11 juillet 2022
> David Bixler : “The Langston Hughes Project Vol.1” – Tiger Turn
David Bixler (saxo-alto, compositions), Mike Rodriguez (trompette), Jon Cowherd (piano), Gregg August (basse), Fabio Rojas (batterie, percussions), Judith Ingolfsson, Heather Martin Bixler (violons), Arthur Dibble (alto), Rubin Kodheli (violoncelle) + Elainie Lillios (electroacoustics).
2023
> Scott Fields Ensemble : Plays the Songs of Steve Dalachinsky – Ayler Records AYLCD-180
Barbara Schachtner (vocal), Scott Fileds (guitare, compositions), Annette Maye (clarinettes), Norbert Rodenkirchen (flûtes), Melvyn Poore (tuba), Florian Stadler (accordéon) + Eva Pöpplein (electronics).
Cologne, 2023