La 23ème édition 2024 du festival Chinon en Jazz aura échappé à la pluie mais au prix d’une météo friquette. Heureusement, le jazz et ses satellites réchauffent les cœurs et... pour pas un rond !
Chinon en Jazz 2024
Organisé par le Petit Faucheux(Tours) [1], La ville de Chinon et le Conseil Départemental d’Indre-et-Loire.
du 31 mai au 2 juin.
Chinon, sous-préfecture d’Indre-et-Loire, est connue pour son imposante forteresse royale ainsi que pour ses bons crus à base de raisin fermenté. Voilà deux bonnes raisons pour faire escale dans cette très jolie ville le long de la Vienne. La troisième bonne raison, c’est de s’arrêter pour son festival de jazz qui s’épanouit en même temps que les roses présentes partout en ville, le premier week-end de juin. Pourquoi se priver ? Tout est gratuit !
Un retour s’imposait après les bons souvenirs de 2018 et 2014.
Solennel Dada, la fanfare insolite de la Compagnie du Coin investit les ruelles et places de Chinon dès le vendredi 31 mai, à l’heure de l’apéro. En mode dispersion, regroupement en costumes loufoques, mêlant instrumentation traditionnelle, mégaphones et bidules électroniques, ils invitent à un cheminement joyeux et débridé pour le plaisir de tous.
Nicolas Audouin : clarinette / Alex Berton : grosse caisse / Aline Bissey : flûte picolo et pichotte / Simon Couratier : saxophone baryton / Guillaume Dutrieux : trompette / Bertrand Hurault : caisse claire / Gwenn Le Bars : saxophone ténor / Mathias Penaud : soubassophone / Cyril Solnais : trombone
Dès 15 heures, ce 1er juin, Hélène Duret (clarinettes), Benjamin Sauzereau (guitares) et Maxime Rouayroux (batterie, percussions) sont sur la petite scène au pied de la collégiale Saint-Mexme. Leur trio, Fur, vient de publier un bien bel album sur le label BMC et ils terminent ici leur tournée de sortie de disque. Mélodies ciselées et sensibles, sens de l’écoute et du jeu collectif, tout est bon dans ce trio... Hélène Duret est vraiment une musicienne à suivre dans ce cadre mais aussi avec son beau quintet Synestet (extension de Fur) ou un autre trio atypique, Suzanne (avec Maëlle Desbrosses, présente le lendemain).
Comme on aurait aimé qu’une douce chaleur incite à l’écoute sereine de la musique très tempérée du quintet tourangeau P.446 dans le cadre de la forteresse royale ! Il a fallu composer avec la froidure, épreuve délicate surtout pour les musiciens. On pourra prêter une oreille attentive au "jazz folk acoustico électrique" de cette formation sans batteur ni percussions qui évoque les univers de Bill Frisell mais aussi des musiques scandinaves finement travaillées. Bravo et bonne route à cette formation !
Pierre Allouch : guitare / Remy Rouland : basse / Thibaud Boustany : piano / Alix Beucher : guitare / Axel Gaudron : trompette
La soirée débute avec Camille Bertault en un solide quartet sur l’autre scène de la collégiale, côté jardin. Vocaliste, autrice-compositrice mais aussi danseuse et assez comédienne, cette artiste complète a le sens de la scène et sait tout de suite entraîner l’auditoire dans son univers poétique et subtil... Mon camarade Alain Gauthier écrivait d’elle en 2017 : "Non seulement elle chante et nous réjouit mais elle écrit les paroles en français s’il vous plaît [...]. S’accrocher aux piliers est bienvenu. Le son lui coule de la goule comme ça, flux sans effort, ça coule, ça coule". Il concluait : "Pourvu que le public propage son plaisir comme une épidémie". Des frissons mais pas de forte fièvre... rien de grave, juste le plaisir d’un moment revitalisant.
Camille Bertault : voix, électronique, métallophone / Fady Farah : clavier / Samuel F’hima : contrebasse / Minino Garay : batterie, percussions
Cédric Piromalli (orgue, France), Stefan Pasborg (batterie, Danemark) et Mikko Innanen (saxophones, Finlande) concluaient cette journée du 1er juin. Ce trio puissant tient la route depuis pas mal d’années. Il a commis un nouvel album épatant chez Clean Feed paru fin 2023 et je l’attendais de pied ferme. À Chinon, malgré la froidure, ils ont mis le feu avec une musique étincelante et toujours inventive dans une formule somme toute assez classique mais qu’ils renouvellent avec la fougue qu’on leur connaît. On espère les retrouver ailleurs et très vite.
La balade du dimanche matin nous mène dans les faubourgs de Chinon, jusqu’à l’Espace Saint-Jean pour un concert d’improvisation libre. Il s’agit d’abord de mettre en application le travail réalisé dans le cadre d’un atelier (inter-générationnel !). Sous la conduite de leur prof Alain Ribis (piano) avec des interventions du trompettiste Jean-Luc Cappozzo, ces cinq apprenants se sont initiés à l’art de l’impro collective. Pas facile de lancer les premières idées devant un public nombreux et très attentif mais la musique prend rapidement son envol en totale liberté sous le regard bienveillant de Jean-Luc Cappozzo.
Ensuite le duo expert Alain Ribis (piano) / Jean-Luc Cappozzo (trompette, bugle, flûte en bambou) a conversé à haut niveau pour inventer une musique fragile et volatile qui cultive l’art des nuances, des couleurs et des contrastes devant un public nombreux et très attentif. Beau moment fragile, subtil et poétique...
Retour sur terre après ce moment rare par les sentiers secrets de Chinon sur les hauteurs de la ville en passant par les ruines d’un ancien village troglodytique... Beau moment !
Le jazz dans sa diversité et dans sa dimension historique avec la jeune formation tourangelle Swamp City Six invitée à se produire dans le jardin de la collégiale le dimanche après-midi. Succès public mérité pour cette formation qui aime et fait aimer le swing pur-jus..
Martin Declercq : trompette / Basile Conand : trombone / Timothée Weeger : clarinette / Jasmine Lee : contrebasse / Pablo Roquefort : guitare, banjo / Nicolas Fougeray : batterie
Après Hélène Duret la veille, c’est au tour de Maëlle Desbrosses (sa complice dans le trio Suzanne) de se produire avec Armelle Doucet (accordéon diatonique) et Éléonore Billy (nyckelharpa) sur la petite scène de la collégiale. Ignatius : encore un trio qui bouscule les codes et les genres une musique exquise brodée à partir de bribes de mélodies collectées et recomposées en forme de puzzles subtils. Allez donc reconnaître Fly Me To The Moon, la B.O. de Mars Attack ou un hommage à Kate Bush dans ce beau patchwork sonore ! On reste tout ouïe et bouche bée devant cette belle ouvrage.
Dans le cadre de la journée "Rendez-vous au jardin", nous sommes ensuite invités à traverser la rue pour écouter le duo Nadoz à savoir Christelle Séry (guitare) et le clarinettiste Étienne Cabaret [2].
La Bretagne est aussi une terre fertile pour la création musicale. Pour preuve, l’activité riche de la Compagnie des Musiques Têtues basée à Rostrenen dont font partie ces deux artisans-musiciens.
"Nadoz, c’est l’aiguille en breton. Celle qui relie, rapièce et pique parfois..." lit-on dans le programme. Cet outil primitif a traversé le temps et évoque le travail manuel, thématique autour de laquelle ces deux complices ont construit leur répertoire. Ils façonnent devant nous une musique bien vivante, portée par quelques textes à travers la voix de Christelle Sery avec un art des couleurs et des textures qui montre toute la maîtrise de leurs gestes de musiciens. Musique électrique, certes, bretonne dans l’âme, têtue peut-être et pointue sans blesser l’oreille. Du grand art !
Finalement, Chinon en Jazz, c’est un peu le cheminement d’un jeu de l’oie. On avance de case en case pour découvrir des univers musicaux très divers dans le cadre très restreint de deux journées.
Vient l’heure du retour à la case "Jazz", celle où finit avec le quartet de Diego Imbert. Le contrebassiste dirige avec opiniâtreté depuis 2008 ce quartet sans instrument harmonique comme le firent Gerry Mulligan ou Ornette Coleman. Un parcours ponctué par quatre albums (et un live). Le dernier en date s’intitule "Le Temps Suspendu", une musique inspirée par la (re)lecture de Marcel Proust en période de confinement. C’est ce corpus de compositions qui fut au programme de cet ultime concert du festival 2024. Si on était à cette heure à la recherche du tempo perdu avec l’envie de faire un tour du côté de chez swing, on pouvait se poser dans le jardin pour écouter ce quartet haut-de-gamme. Métrique ferme et souple assurée par la paire Diego Imbert - Franck Agulhon pour donner des ailes à David El Malek, facile et agile au sax ténor et à Quentin Ghomari, trompettiste pointu qui joue sur les rondeurs au bugle. Belles compositions sans longueurs ni figures de style trop sophistiquées, juste de quoi transporter l’auditeur sur les vagues mélodiques d’instrumentistes toujours inspirés. C’est sensible et efficace. Un beau final !
Et puis, qu’on se le dise, ce festival bien sympathique, bon enfant, programmé avec intelligence n’est qu’un des leviers de l’action du Petit faucheux qui propose un programme passionnant tout au long de l’année à Tours mais pas que... (La preuve ici à Chinon). Voir leur agenda ici...
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[1] Le Petit faucheux est une SMAC (Scène de Musiques Actuelles) gérée par une association spécialisée en jazz et musiques improvisées qui développe un projet culturel et artistique fort. C’est également un espace de rencontre et de création. Une de ces structures qui sont essentielles pour la diffusion en profondeur de jazz créatif en France.
[2] Ce clarinettiste est connu aussi pour son travail aux côtés de Christophe Rocher, également clarinettiste et activiste du jazz à Brest et ailleurs. Ils se produisent en duo de clarinettes mais aussi en octet(avec Christelle Séry)