… de Suisse, du Luxembourg et d’Allemagne et les dernières notes du regretté Michel Pilz, des États-Unis avec un chef-d’œuvre absolu du duo Ivo Perelman/Matthew Shipp, du Royaume-Uni et un autre duo fascinant, celui de Carolyn Humes et Paul May, avant un retour en Suisse en compagnie de John Wolf Brennan et ses amis pour un final haut en couleurs !. |
Le contrebassiste suisse Daniel Studer est un nom familier de nos chroniques. Improvisateur “libre” assumé, il est connu notamment pour son duo de contrebasses avec Peter K. Frey. Deux autres de ses familiers, le violoniste Harald Kimmig et le violoncelliste Alfred Zimmerlin, ont permis la réunion du Kimmig-Studer-Zimmerlin Electric Trio. Ce qui signifie que les trois instruments sont électrifiés tandis que s’ajoute encore le renfort de manipulations électroniques. Le résultat : une « Black Forest Diary » en six “entrées”. Peu mélodique mais rythmée, tendue, architecturée, la musique s’impose par sa clarté, sa tonalité d’ensemble dans le registre médium, son unité et son absence de surcharges sonores. Il fallait que les trois musiciens s’entendent à merveille pour réaliser cette œuvre étonnante et originale dans le domaine de l’improvisation libre. « Black Forest Diary » (Wide Ear Records WER 074).
Le clarinettiste-basse luxembourgeois Michel Pilz est mort le 2 novembre 2023 à l’âge de 78 ans. Ça n’a pas fait beaucoup de bruit dans le landerneau du jazz français, et votre serviteur l’ignorait avant que deux disques, parus coup sur coup, le rappellent à notre souvenir. Le souvenir ? Avant tout sa participation constante, à partir de 1970, au Globe Unity Orchestra d’Alexander von Schlippenbach. Tous ceux qui ont assisté à un concert de cet extraordinaire big band free, se souviennent peut-être de la longue silhouette du clarinettiste qui devait batailler dur au milieu de cette masse musicale aussi grandiose que grondante emmenée par la puissance du titan Peter Brötzmann. Nous l’avons vu. L’avons-nous entendu ? Et surtout écouté ? Deux belles occasions s’offrent à nous :
Un premier quartette tout d’abord, emmené par son compatriote Benoit Martiny, batteur épatant et stimulant. Michel Pilz s’y fait longuement entendre et déploie un lyrisme et une palette sonore comme on en entend peu sur cet instrument sur lequel on passe souvent directement du grave au suraigu en négligeant le registre médium. C’est le dernier enregistrement – il date du printemps 2021 – de cet admirateur d’Eric Dolphy dont une composition figure ici. Ne négligeons pas la participation des deux autres musiciens qui ont mis la main à la pâte à la réalisation de ce disque précieux : Michel Reis au piano, et Pit Dahm à la seconde batterie et au saxo ténor sur trois titres. Un formidable disque de jazz édité en LP par le label belge Badass Yogi Productions. « Mayhem » (Byp Records).
Le second quartette a été enregistré en public au FreeJazzSaar de Saarbruck deux ans avant, en avril 2019. sur le label de Klaus Kugel, bien présent derrière ses fûts. Il s’est spontanément constitué pour combler l’absence du saxophoniste américain Charles Gayle. Ne le regrettons pas tant les musiciens sont particulièrement impliqués dans leur prestation. Where is Charles ? est une longue pièce de 43 minutes qui offre de longs développements et de beaux échanges entre Michel Pilz et Frank Paul Schubert (saxos alto et soprano), Stefan Scheib assurant une partie de contrebasse sans faille. Comment pourrait-il en être autrement lorsqu’on a un batteur comme Klaus Kugel à côté de soi ! Le public, conquis, aura droit à deux rappels. « Live at FreeJazzSaar 2019 » (Nemu 032).
Le saxophoniste Tim Armacost est une figure majeure de la scène new-yorkaise. Né à Los Angeles en 1962, il commence à jouer du ténor à 16 ans à Washington. Deux ans plus tard, il est de retour à LA où il joue notamment avec le trompettiste Bobby Bradford. Puis il part pour l’Europe et rayonne depuis Amsterdam durant sept ans. C’est en 1993 qu’il se fixe à New York et enregistre son premier disque avec Kenny Barron et Billy Hart. Sa carrière démarre alors vraiment : il joue et/ou enregistre avec Tom Harrell, Roy Hargrove, Randy Brecker, Jimmy Cobb, etc., et participe également aux big bands de David Murray et Maria Schneider. Son Chordless Quintet réunit des musiciens qui travaillent ensemble régulièrement depuis 8 ans : Gary Smulyan (saxo baryton), John Patitucci (contrebasse), Al Foster (batterie) – excusez du peu – que rejoint Tom Harrell (trompette). Inutile d’insister sur le niveau musical de ce jazz mainstream moderne, la qualité des improvisations, les échanges entre les souffleurs. La force et l’énergie du jazz de toujours. « Something About Believing » (TMA Records 2024).
“Ce disque est un témoignage majeur dans l’histoire du jazz. C’est le sommet du travail que j’ai fait avec Ivo et le sommet de ce qui peut être réalisé en duo avec un piano”, déclare Matthew Shipp (le pianiste). Et son partenaire Ivo Perelman (le saxophoniste) reconnaît lui-même qu’il s’agit de leur meilleur disque depuis qu’ils jouent ensemble en duo mais aussi en trio et en quartette. Possédant 21 disques de leurs duos (sur Leo Records, tous présentés dans ces colonnes), je ne peux qu’acquiescer.
Prayer, sorte de ballade improvisée qui ouvre ce disque est d’une beauté absolue ; le son du ténor, digne des plus grands preachers, conjugué à la profondeur et la gravité du piano en font une œuvre bouleversante. La suite est à l’avenant : tour à tour virevoltantes ou déchirées, nerveuses ou tourmentées, vives ou brisées, les sept pièces suivantes jouées par le saxophoniste et le pianiste dans un dialogue continu fait de questionnements, développements et résolutions constants font qu’il n’y a nul besoin de faire ressortir un solo de l’un ou de l’autre.
Les chefs-d’œuvres du jazz brillent souvent par leur apparente simplicité qui touche à l’évidence. Ce disque en est un exemple. À une époque où peu d’horizons se dévoilent, ce disque, d’une pureté bouleversante, devrait prendre sa place dans la grande histoire du jazz. « Magical Incantation » (Soul City Sounds SCS 0019).
Je me souviens du premier disque, « Zero », du duo britannique Carolyn Humes/Paul May qui m’avait totalement subjugué. Une musique sombre et délicate qui semblait venir de nulle part. C’était il y a 25 ans. Le temps a passé et ils sont toujours là. Voici leur septième disque et rien n’a changé. Les notes parcimonieuses, posées, de la pianiste, la complexité et la légèreté du jeu de balais du batteur installent dès l’entrée cette atmosphère étrange et prenante, certes crépusculaire mais jamais étouffante, qui nous laisse dans l’attente. Mais l’attente de quoi ? Avec très peu de moyens, ajouts de clavier électronique qui élargissent l’espace, subite élévation sonore qui retombe vite, les deux musiciens démontrent magistralement qu’ils n’ont pas peur du vide, du silence, se situant à contre-courant de notre époque bruyante, surchargée, où l’on ne respire plus. Leur musque, ancrée dans les profondeurs, se colore mais ne progresse pas, elle a tout son temps. L’auditeur pressé est prévenu. Chacun leur tour, Bernd Rest et sa guitare baryton (déjà entendu avec eux), et le chanteur Duke Garwood font une petite visite et s’intègrent sans difficulté dans ce monde musical minimaliste et grandiose, si je peux employer ce paradoxe. « Shape of the Night » (Leo Records LR 942).
Né en 1981, le pianiste et compositeur anglais Bill Laurance, après une formation classique et la pratique du jazz traditionnel, s’est intéressé à la pop music moderne. Membre du groupe Snarky Puppy avec lequel il a réalisé une dizaine d’albums depuis 2006, il travaille également beaucoup en tant que pianiste avec David Crosby. Son premier disque sous son nom date de 2014. « Bloom » est une œuvre ambitieuse qui mêle le piano et tous les claviers possibles à un orchestre à cordes de dix-huit membres, The Untold Orchestra. Fort bien arrangés par Joshua Poole et Laurance, les neuf pièces présentées, largement basées sur le rythme (sans percussions) sont un exemple de parfaite intégration entre le soliste et l’orchestre. Au delà de la qualité musicale du travail réalisé, on constatera toutefois quelques précipitations et répétitions dans le jeu rythmique sur lequel navigue, avec une grande virtuosité, le claviériste. Un concerto crossover pour piano et orchestre de chambre. « Bloom » (ACT 9059-2).
Toujours attiré par les rencontres, les cultures d’autres traditions, et les relations de fidélité qu’il a avec les uns et les autres, John Wolf Brennan est un musicien créateur assez exceptionnel, éclectique et curieux capable de mener de front plusieurs projets ou groupes et de toujours atteindre parfaitement ses objectifs. Nous suivons ses travaux passionnants et souvent enthousiasmants depuis des années, toujours documentés par de belles réalisations discographiques, ainsi le trio Pilgrims rassemblé une première fois en 2013 (cf. Culturejazz « C’était en 2013… Leo Records » 06/02/2014) et repris cinq ans après en 2017 (Cf. Culturejazz « Leo Records : une production qui laisse sans voix » 23/08/2018). Or, sept ans plus tard, revoilà nos trois pèlerins en transit – le jeu de mot du titre – qui ont choisi la Suisse pour poser leur bagage : l’Irlandais Brennan et sa douzaine de claviers, le Palestinien Tony Majdalani, sa voix et seize instruments à percussion, et l’Italien Marco Jencarelli, aux différentes guitares. Dès le début, cette musique nous prend au corps et au cœur par son éclat, son ampleur, sa puissance, tout cela servi par la complicité, la réactivité et ce sentiment de fraternité qui unit les trois musiciens. Leur voyage les mène à nouveau vers l’est et le Moyen-Orient, sources d’inspiration. Il en résulte douze compositions amenées par chacun, sans aucun plagiat, toutes aussi réussies les unes que les autres, et réalisées dans des couleurs sonores très actuelles qui font fi des catégories musicales. Passionnant. « Pilgrims in Trance it » (Narrenschiff Nar 2023165).
Un petit complément pour les amateurs de Tony Majdalani qui voudraient en écouter plus. À l’aide de tous ses instruments à percussions et sa voix forte, le musicien nous conduit, dans un langage “ethno-contemporain” – je prends le risque d’associer les deux thermes – dans des contrées qui échappent un peu à mes connaissances et aux limites que je donne arbitrairement à mes chroniques. Qui plus est, il est rejoint sur quatre titres par Tamar McLeod, une chanteuse maori. Ce qui s’appelle repousser les frontières ! Un disque vraiment intéressant pour les amateurs. « Moment in Time » (Narrenschiff Nar 2023164).
Le quartette, lui aussi international Pago Libre est une entreprise musicale marquante – douze albums depuis 1990 – du travail de John Wolf Brennan. Tous relèvent leur lot de surprises. Celui-ci constitue la suite d’un premier « Friendship » (cf. Culturejazz « Six Leo Records » 17/08/2022) dont il se présente aussi comme le pendant graphique. Les mêmes musiciens se retrouvent, tous formidables : Arkady Shilkoper (cor, cor des Alpes, bugle), Florian Mayer (violon), Rätus Flisch (contrebasse), et les deux membres du trio Sooon, Sonja Morgenegg (chant et yodel) et Tony Majdalani (percussions et occasionnellement vocal). Le pianiste est ici l’arrangeur (génial) d’une série de dix-huit chansons diverses qui ont jalonnées son existence et l’ont construit. Les chansons pop rock de Supertramp, UK, Paul McCartney, Procol Harum, Bill Bruford voisinent avec des airs folkloriques suisses, celtes, suédois, ukrainiens, d’Anatolie ou des Pays-Bas, Passés entre les doigts de Brennan (sans oublier les remarquables parties vocales de Sonja Morgenegg), ils sont tous presque méconnaissables.mais retrouvent surtout une nouvelle couleur en s’inscrivant dans la construction d’une œuvre parfaitement cohérente. Et pour finir ou presque, une véritable performance : a quolibet/collision/collage based on 33 famous rock riffs en 2’12 ! Cet album est un régal. On en redemande Jean-Loup ! « FriendShip Riffs Ahead ! » (Leo Records LR 942).