Sur scène comme sur disque, le saxophoniste François Corneloup multiplie les expériences entre fidélité affirmée et rencontres inédites.
Le colosse français du saxophone baryton François Corneloup, compagnon de route d’Henri Texier, Louis Sclavis, Bernard Lubat... a connus ces dernières semaines quelques joyeuses circonstances de concerts et de rencontres en France et à l’étranger, en milieu rural et urbain, qui ont mis la puce à l’oreille d’un rédacteur de CultureJazz.fr, se disant qu’il y avait sans doute une opportunité d’écriture à saisir pour rappeler l’immense talent du saxophoniste et son activité entre fidélité affirmée et rencontres inédites.
Le 1er décembre dernier, François Corneloup se donnait en concert au Triton pour une soirée en deux parties, au cours de laquelle il invitait des musiciens avec lesquels il partage des affinités musicales fortes depuis plusieurs années.
En première partie, le saxophoniste était accompagné par Franck Tortiller (vibraphone, marimba) pour interpréter le programme « Singing Fellows ». Créé en 2011 dans le cadre du festival Au Sud du Nord, ce duo résulte d’une complicité de longue date entre les deux solistes qui, jusqu’à maintenant, ne s’étaient pas autant rapprochés que par la formation de ce magnifique duo. Ils nous donnent à découvrir un certain plaisir de la rencontre, de la danse, de l’harmonie, du souffle et des claviers-percussions qui apportent par moment une touche voyageuse. Ils sont attachés à mettre en valeur leur engagement rythmique, à cultiver un lyrisme touchant, à générer des mélodies captivantes et généreuses dans lesquelles ils insistent sur les traits les plus beaux.
Le dialogue est très serré, les improvisations insufflent une totale liberté de jeu et d’expression, à partir de thèmes simples. Ce concert intense nous force à constater et admirer l’engagement musical profond de ces deux grands solistes remarqués sur la scène européenne par leurs discours et sonorités très personnels.
En seconde partie, le saxophoniste proposait un trio inédit intitulé « Joyous circumstances » avec Henri Texier (contrebasse) et Christophe Marguet (batterie). Même si les trois musiciens ont fait beaucoup de route ensemble, notamment au sein du Strada sextet de Texier (l’une des plus belles initiatives de la carrière du contrebassiste), la musique qui résulte de ce trio donne une impression de renouveau, grâce à l’aptitude de chaque musicien à personnaliser les compositions de François Corneloup (« Noir lumière », « Post Mambo », « La nuit est un son ») et d’Henri Texier (« Old Delhi », « Decent Revolt », une composition dédiée au batteur Elvin Jones), parmi les plus belles de leurs répertoires.
On apprécie le son très voyageur et chantant du contrebassiste, les roulements de toms très caractéristiques du batteur et les envolées chaleureuses, parfois turbulentes des improvisations à l’énergie vibrante du saxophoniste qui possède un son très expressif, fait d’attaques franches et de notes soutenues. Les trois musiciens disposent d’une extrême sensibilité musicale, d’une facilité à générer une musique convaincante et riche d’intentions. Ils nous plongent dans une ambiance singulière avec très peu de notes, comme on a pu souvent le constater dans l’univers contemplatif de Texier. Ils nous font découvrir de nouveaux territoires, tels une Afrique réinventée, chère au contrebassiste.
Les "joyeuses circonstances" de François Corneloup pouvaient aussi être admirées à l’étranger en octobre et novembre derniers lors d’une tournée dans les pays d’Europe du Nord (Finlande, Pays Baltes), avec Hélène Labarrière (contrebasse) et Simon Goubert (batterie). Le trio a fait évoluer son répertoire à partir des compositions du disque « Noir lumière » en les faisant vivre avec encore plus d’intensité, en laissant toujours un champ très ouvert aux improvisations à partir de thématiques brutes, tendues de rythmes qui respirent en mélodies qui nous semblent familières, en permanence à la limite de la rupture. _ Le trio cultive avec précision et cohérence le jeu collectif. Il se caractérise par une entente musicale profonde entre les trois improvisateurs, qui impressionnent par la vitesse de circulation de leurs idées et le côté très naturel de leur musicalité, n’hésitant pas à cultiver l’instantanéité de leurs propos lors de leurs différents concerts. La rythmique d’enfer constituée par le tandem Labarrière/Goubert donne au groupe un caractère très personnel et en fait l’un des trios les plus intéressants du moment, très loin des clichés à standards parfois entendus chez certains saxophonistes.
Le souffle de Corneloup, mélodiste et rythmicien à souhait que ce soit dans l’interprétation des thèmes que dans le développement de ses longues improvisations évolutives donne à entendre une certaine forme de danse originale, notamment sur « Cyrillique », « La nuit est un son », qui nous incitent à réécouter indéfiniment ce trio en disque et sur scène.
François Corneloup est aussi un habitué du festival Jazzdor de Strasbourg, une manifestation française réputée pour ses échanges importants avec la scène allemande, ses créations originales, son aptitude à proposer une programmation qui ne délaisse pas les meilleurs artistes du free jazz européen. Après avoir conquis le public lors d’une édition précédente dans un solo majestueux entre blues décharné et fandango spectaculaire, Corneloup était de retour cette année avec un duo inédit ou presque (ils se sont produits pour la première fois ensembles à Copenhague l’année passée) avec le guitariste danois Mark Solborg, formidable metteur en sons qui ne fait pas défaut à l’ouverture musicale de Corneloup. Cette rencontre a confirmé la naissance d’un nouveau duo avec le saxophoniste, que l’on espère retrouver au plus vite sur scène.
Fin novembre, François Corneloup était en tournée dans le cadre du « Rural détour » [1] organisé par l’association Luberon Jazz. Deux duos faisaient escales à Céreste, St Saturnin-les-Apt, Bonnieux, Lioux, St Pantaléon, Cavaillon, Gargas et Lacoste. L’un avec Franck Tortiller et l’autre pour une version inédite avec le contrebassiste Bernard Santacruz.
Selon François Corneloup, cette tournée a permis aux musiciens de « s’impliquer encore plus dans une fonction naturelle, celle qui devrait être la nôtre, celle d’un partage social » telle une « issue réelle de notre splendide isolement ». Il ajoute : « Franck et moi avons mis toute notre énergie à tirer parti au maximum de cette opportunité offerte par Luberon Jazz. » Quant à sa rencontre avec le contrebassiste Bernard Santacruz, François Corneloup affirme : « Sans aucun doute, cette rencontre aura certainement une suite. Si nous ignorons l’un et l’autre quand et comment, nous nous sommes séparés avec la certitude de retrouvailles. Ce duo a maintenant une musique, une histoire dans laquelle il ira puiser une poésie pleine d’avenir. Bernard fait partie de ces musiciens qui sont justement inclassables parce qu’ils jouent de façon unique une musique dont l’histoire est partagée par tous. Il est de ces artistes qui vous révèlent les trésors de l’inconscient collectif avec son mouvement naturel du swing profond, avec un plaisir de s’en inspirer pour partir ensemble ailleurs. Il nous redit que cette musique si créative nous est aussi familière et que c’est parce qu’elle nous est en fait si proche que nous sommes prêts à la suivre n’importe où dans l’inouï. »
Les fans parisiens du saxophoniste s’étaient peut-être rendus en juin dernier à l’Atelier du Plateau pour la carte blanche qui lui était consacrée, grâce à laquelle nous découvrions son duo inédit avec la comédienne Martine Amanieu dans un concert lecture inspiré de la nouvelle « L’homme à l’affût » de Julio Cortazar, le duo Tortiller/Corneloup et surtout un nouveau projet très différent des précédents qui donne à entendre François Corneloup exclusivement au saxophone soprano dans son quintette baptisé « Le peuple étincelle ». Une belle aubaine quand on sait qu’il joue la grande majorité de ses concerts au saxophone baryton. Ce concert nous replongeait dans l’esprit festif de la Compagnie Lubat (avec laquelle il collabora pendant plusieurs années) et dont certains musiciens de cette nouvelle formation sont issus. Le saxophoniste réunit des instruments typiques des orchestres de bal : l’accordéon de Michael Geyre, la guitare et la voix de Fabrice Vieira, la basse électrique d’Eric Dubosc et le zabumba (sorte de tambour à deux peaux) de Fawzy Berger. Le groupe permet et autorise l’écoute, le chant et surtout la danse, à partir d’un répertoire très écrit et arrangé, finement travaillé et réfléchi comme sait très bien le faire le saxophoniste dans ses différents projets. Il laisse la place aux improvisations pour chaque musicien, à partir de thèmes très mélodiques sous la forme couplet-refrain. Danses traditionnelles et rythmes du monde se succèdent dans une ambiance conviviale et joyeuse des thèmes aux couleurs de reggae, biguine, valse... qui nous incitent à ne pas rester assis. On sort ébloui de cette musique ensoleillée, voyageuse et chaleureuse. Une opportunité qui nous fait redécouvrir l’immense talent du saxophoniste au soprano avec son phrasé typique, son placement unique et surtout le son énergique très rempli qu’il véhicule. Il ne manquait plus que le célèbre « Fandango de Montreuil » interprété dans les années 90 par le quartet de Corneloup pour être assurément comblé de plaisir. Encore une très belle surprise révélée par l’Atelier du Plateau, parmi d’innombrables autres...
En dehors de ces prestations scéniques qui ont convaincu un public très large dans de nombreux lieux, on peut retrouver François Corneloup sur disque dès janvier dans le nouveau répertoire du quartet d’Hélène Labarrière, "Désordre", un enregistrement très prometteur quand on connait le casting du groupe (avec Christophe Marguet et Hasse Poulsen) et l’originalité et la richesse musicale du premier disque « Les temps changent ».
Dans les prochains mois, le saxophoniste apparaitra également dans les albums du nouveau quartet d’Henri Texier et de l’ensemble « Dédales » de Dominique Pifarély pour le programme « Géographies du temps », tous deux des complices de longue date.
Si les fans du saxophoniste n’ont pas la patience d’attendre ou regrettent de ne pas avoir pu assister aux concerts mémorables récemment donnés au Triton du quartet de Guillaume Roy et de l’ensemble de Dominique Pifarély, on ne peut que vous recommander de porter vos oreilles attentives au disque « Exubérances » de l’altiste Guillaume Roy, une des étoiles 2012 du site CultureJazz.fr.
Que pourrait-on vous conseiller d’autres ? Sans doute de vous procurer l’intégralité de ses disques dans le cas d’une discographie incomplète, pour écouter ce saxophoniste majestueux au son unique et guetter ses dates de concerts, pour vous satisfaire de ses prestations convaincantes sur scènes.
> Liens :
> À lire aussi sur CultureJazz.fr :
> Pour aller plus loin avec le saxophone dans le jazz, une émission de radio en trois parties diffusée sur radionevers.fr, produite dans le cadre de l’émission « Le jazz dans tous ses états : les instruments dans le jazz ».
> Discographie du saxophoniste en leader :
François Corneloup Trio : Noir lumière (Inna+ - 2010)
François Corneloup Quintet : NEXT (Hope Street/Nato - 2008)
François Corneloup Trio : U.L.M (In Circum Girum - 2007)
François Corneloup Quartet : Pidgin (Evidence - 2006)
François Corneloup Trio : Cadran lunaire (Evidence - 2000)
François Corneloup Trio : Jardins ouvriers (Evidence - 1998)
Duo Kassap/Corneloup : Deux (Evidence - 1997)
François Corneloup Quartet : Frégoli (Evidence - 1994)
Duo Kassap/Corneloup : Pointe noire (Evidence - 1994)
Autres collaborations du saxophoniste :
Guillaume Roy Quartet : Exubérances (Label Le Triton)
Ensemble « Dédales » de Dominique Pifarély : Nommer chaque chose à part (Poros éditions), Géographies du temps (à paraitre sur Poros éditions)
Dominique Pifarély : Peur (Poros édition)
Hélène Labarrière Quartet : Les temps changent (Emouvence), Désordre (Innacor)
Trio Contet/Chevillon/Corneloup : Nu (In Circum Girum)
Claude Tchamitchian & orchestre Grand Lousadzak : Bassma Suite (Emouvence)
Gérard Marais Quartet Opéra : Quartet Opéra (Hopi), Mister Cendron (Hopi)
Henri Texier Sonjal Septet : Mad Nomad(s) (Label Bleu)
Henri Texier Strada Sextet : Vivre (Label Bleu), Alerte à L’eau (Label Bleu)
Henri Texier Holy Lola Orchestra : Bande originale du film de Bertrand Tavernier (Label Bleu)
Henri Texier 4 : à paraître courant 2013 (Label Bleu)
François Raulin Trio : Trois plans sur la Comète (Hatology)
Ursus Minor : Zugswang (Nato), Nucular (Nato), Coup de sang (Nato), I will not take but for an answer (Nato)
Sam Rivers & Tony Hymas : Eight Day Journal (Nato)
Denis Fournier : Belleville (EMP), MAE (La lichère)
Hervé Krief Big Band : Live in Paris (BSM)
Eric Lareine : Plaisir d’offrir joie de recevoir
Alambic Impérial : Live at the petit vélo (EMB), Sinai (EMB)
Paris Musette vol. 2 : Swing et Manouche (La Lichère)
Youval Micenmacher : Fera Feza (Hopi)
Avec N.Akchoté, Ph.Minton, M.Sanders dans la compilation Buenaventura Durruti (Nato)
Jacques Higelin : Aux héros de la voltige
[1] Né en 2001, "Rural Detour" est un festival organisé hors saison estivale à l’attention de tous les publics possibles. Portant le jazz au cœur de la ruralité, en osant la diversité et l’originalité, cet événement s’appuie sur les nombreuses dynamiques locales afin de dépasser la simple opération de diffusion.