Alors que "l’Europe" est omniprésente, la plupart des amateurs de jazz se replient à l’intérieur des frontières de l’Hexagone... Allons un peu écouter/voir ailleurs !
La surenchère des productions françaises et des musiciens qui y sont impliqués est telle que même le spécialiste exhaustif et l’amateur pointu et attentif ne peuvent pas suivre la déferlante.
Cette occupation de l’espace laisse malheureusement trop peu de place à ce qui se passe chez nos voisins. Alors que "l’Europe" est omniprésente dans tous les domaines qui nous entourent et intervient constamment dans nos vies, la plupart des amateurs de jazz se replient à l’intérieur des frontières de l’hexagone et ne prêtent aucune attention à ce qui se fait dans les autres pays — je mets bien sûr de côté les Etats-Unis — sauf si tel ou tel musicien étranger à l’amabilité de se mêler à la scène française. Ce sont en général les seuls qui intéressent la presse, évidemment ! En dehors de ce paradoxe, j’ai du mal à comprendre ce manque de curiosité. Quand va-t-on cesser de penser que nous sommes les meilleurs, en jazz comme dans le reste ?
C’est pour moi une aberration. Ayant la chance et l’opportunité d’écouter de nombreux disques venant d’un peu partout en Europe, il m’est facile de constater cette carence quand j’entends et constate la richesse, la force, l’inventivité, les prises de risques de quantité de musiciens et des labels qui les soutiennent, souvent bien moins lotis qu’en France. Un exemple ? Vous trouverez rarement, au verso des CD, une ribambelle de logos signalant la participation de partenaires et sponsors publics ou privés comme sur la plupart des productions françaises. Voilà ce que j’appelle des labels indépendants.
Ainsi, chaque fois que j’en ai la possibilité, et avec le soutien sans faille de notre cher "directeur" qui m’ouvre les colonnes de son excellent site, je passe en revue des productions discographiques européennes. Cette fois-ci, l’abondance des arrivages récents est telle que j’ai choisi trois disques de cinq labels européens pour les réunir dans un passage en revue express… Il est encore temps d’attraper le train en marche, vous ne regretterez pas le voyage.
Nous avons souvent parlé des productions du label portugais Clean Feed qui, au fil des ans, a constitué un magnifique catalogue comprenant des musiciens de tous les pays dont de nombreux américains (Cf. Culturejazz - Label Clean Feed, 21/06/2008, et Intakt & Clean Feed, 30/03/2012). Trois exemples de cet éclectisme :
Angles 8 est un ensemble suédois roboratif dirigé par le saxophoniste Martin Küchen. Celui-ci, qui a réalisé une vingtaine de disques en quinze ans, a constitué une sorte d’orchestre de rue qui se réfère aussi bien au Liberation Music orchestra qu’à Nino Rota ou aux fanfares balkaniques, mais avec une conscience politique plus aiguë. Habituellement constitué de six musiciens "de terrain", Angles s’est enrichi, pour la scène, de deux membres supplémentaires, ce qui n’enlève rien à la puissance et à l’impact d’une musique originale servie par d’excellents arrangements. Succès assuré dans les bons festivals si… vous connaissez le refrain. OUI !
Changement de registre total avec les improvisations aventureuses et assez minimalistes du percussionniste anglais expérimental (et expérimenté !) Paul Lytton et du trompettiste Nate Wooley, habituellement beaucoup plus jazzy. Deux CD présentent deux concerts américains pour lesquels les duettistes sont rejoints en cours de route par Ikue Mori et son ordinateur, lors du premier, et, pour le second, par l’excellent saxophoniste-clarinettiste Ken Vandermark qui apporte un peu de feeling et d’humanité à la rigueur ascétique du duo. Passionnant pour auditeurs avertis.
C’est toujours un bonheur que de retrouver le grand pianiste et musicien américain Ran Blake (Cf. Culturejazz - Sons d’Amérique, 20/09/2009) qui accompagne ici, ou plutôt dialogue avec la chanteuse portugaise Sara Serpa. Certains feront le rapprochement un peu rapide avec celui que le pianiste forma, au tournant des années 60, avec la chanteuse afro-américaine Jeanne Lee. S’il y a une même attention, un même équilibre, une même justesse, une même poésie, on ne peut comparer la voix douce et lisse, presque éthérée parfois, de Sara Serpa, à la présence, au poids et au vécu de Jeanne Lee. Ce qui ne minimise en rien la beauté de ce disque (leur second) servi par un excellent répertoire.
Rudi Records est, à notre connaissance, une toute nouvelle compagnie italienne, non encore distribuée en France, qui apparaît exigeante et d’un grand intérêt.
Le premier disque réunit deux maîtres trombonistes, Giancarlo Schiaffini, vétéran de la nouvelle musique européenne et son confrère, plus jeune, Sebi Tramontana, également bien connu des scènes où l’on improvise. Voisins de pupitres au sein de l’Italian Instabile Orchestra, ils se retrouvent pour explorer toutes les possibilités de l’instrument à coulisse en un féroce et impressionnant duo. Seize plages denses où les explorations avant-gardistes rejoignent les growls du jazz ancien. L’un ou l’autre pose parfois son trombone pour emboucher un tuba (contrebasse) ou un euphonium (basse).
Le trio Sandro Satta (saxo alto), Roberto Bellatalla (contrebasse) et Fabrizio Spera (batterie) s’inscrit dans une tradition sans piano "classique". On appréciera le jeu très lyrique et chantant de l’altiste, dont les longues improvisations sinueuses comportent des prises de risque, accents, dérapages, et révèlent un soliste de grande lignée. Du beau jazz contemporain. OUI !
On retrouve Giancarlo Schiaffini en compagnie de l’accordéoniste Antonello Salis, musicien inclassable qui fit les belles soirées de nombreux festivals français. Imprévisible aventureux, sinon aventurier, doté d’une incroyable énergie, Salis reste toujours proche des musiques traditionnelles de son pays, ce qui fait le charme de ses trois pièces en solo. Prennent place ensuite le tromboniste et le percussionniste Mohssen Kasirossafar (zarb et daf) pour deux solos, les trois musiciens se retrouvant ensemble sur quatre morceaux improvisés.
La maison suisse Intakt n’a plus de secrets pour nos lecteurs fidèles (Cf. Culturejazz - Petit voyage en Suisse, 26/12/2012). Elle suit et accompagne ses musiciens sur la durée, leur offrant d’excellentes conditions de productions et suscitant les rencontres.
Ainsi la saxophoniste suisse Ingrid Laubrock, pour son cinquième disque sur le label, rassemble les mêmes partenaires que pour le premier et, dernièrement, le quintette se retrouvait trio sous la houlette du batteur Tom Rainey, la guitariste Mary Halvorson complétant le triangle (Cf. Culturejazz - Intakt & Clean Feed, 30/03/2012). La pianiste canadienne Kris Davis (Cf. id.) et le contrebassiste John Hébert retrouvent leur place dans le groupe Anti-House qui propose un jazz assez complexe, exigeant et subtilement harmonisé. La musique, variée et éclatée, s’ouvre sur de larges espaces et tous les participants rivalisent d’à-propos et de finesse dans leurs échanges.
Du jazz européen contemporain et du meilleur, voilà ce que propose le quartette allemand Die Enttäuschung, qui n’est autre que le quintette "monkien" d’Alexander von Schlippenbach sans le pianiste-leader. Axel Dörner (trompette) et Rudi Mahall (clarinette basse) figurent parmi les plus importants solistes européens sur leur instrument respectif. Soutenus par une "vraie" rythmique, ils font circuler leur jeu en une succession d’échanges et d’enchevêtrements, comme le faisaient, entre autres, Don Cherry avec Ornette Coleman ou avec Dewey Redman (dans Old and New Dreams), ou Ted Curson et Eric Dolphy avec Mingus. La preuve éclatante que l’on peut encore poursuivre cette grande tradition du jazz moderne en s’en inspirant tout en s’en affranchissant. Une musique d’une grande fraîcheur et d’une égale force, et qui plus est, intelligente, pleine de trouvailles et non dépourvue d’humour. OUI !
Retour en Suisse avec Gabriela Friedli, pianiste exploratrice dotée à la fois d’une solide culture du jazz et familière des langages contemporains, un peu comme l’est Marilyn Crispell, par exemple. Le trio réuni ici s’est formé avec le concours de Daniel Struder (contrebasse) et Dieter Ulrich (batterie), improvisateurs aguerris. Poussés les uns et les autres dans leurs derniers retranchements, ils voyagent pourtant en toute confiance avec élasticité, finesse et liberté, ce qui n’empêche pas une grande attention réciproque. Une musique non confortable et contrastée.
Moins connu peut-être, le label danois ILK est pourtant bien présent en France grâce à Orkhêstra, l’indispensable distributeur.
Le puissant saxophoniste Jesper Løvdal, leader de Lovedale, l’un des groupes phares danois de musique improvisée, dialogue ici avec le fameux percussionniste allemand Günter Sommer. Une suite d’échanges qui vont des circonvolutions du ténor face aux perturbations de la batterie, à la petite flûte se promenant sur la guimbarde ! Løvdal passe également de la clarinette au baryton dans cette série de pièces instantanées.
Günter Sommer, en particulier à la caisse claire, est un peu un disciple du grand batteur Han Bennink que l’on retrouve à présent. Le géant hollandais, dont la batterie était autrefois constituée par un bric-à-brac invraisemblable, s’est débarrassé petit à petit de tous ses accessoires pour s’asseoir à présent juste derrière une caisse claire… d’emprunt ! Il retrouve pour la seconde fois (Cf. Culturejazz - Petit tour d’Europe, 10/09/2010) ses partenaires Joachim Badenhorst (saxo ténor, clarinette et clarinette basse) et Simon Toldam (piano) pour une rencontre joyeusement débridée et furieusement swinguante — le swing qu’installe Bennink en trois coups de baguettes est absolument inouï. Chacun s’en donne à cœur joie, aborde tous les genres et tous les rythmes dans une sorte d’iconoclasme amoureux. Un démenti cinglant à ceux qui pensent que les musiques dites improvisées sont synonymes d’austérité. OUI !
Plus "construite" apparaît la musique du trompettiste polonais Tomasz Dabrowski, instrumentiste de premier ordre, qu’accompagne la rythmique danoise Nils Bo Davidsen (contrebasse) et Anders Mogensen (batterie). Mais les belles compositions du leader n’empêchent pas souplesse et respiration. Une jazz très ouvert et "actuel" de grande qualité.
Enfin, Leo Records nous documente une fois de plus sur les nouvelles musiques russes.
Evgeny Masloboev, compositeur et multi-instrumentiste sibérien — il joue de trente-quatre instruments dont la trompette, le piano, la guitare, la batterie et des percussions de toutes sortes, etc.) —, cuisine une sorte d’environnement sonore étrange et assez fascinant en compagnie de sa fille, la chanteuse Anastasia Masloboeva. Une musique absolument inclassable, presque irréelle et diaphane, où l’on retrouve des éléments de thèmes russes traditionnels, de chants byzantins et grégoriens. Un voyage en apesanteur dans les grands espaces.
Les duettistes avaient publié auparavant, chez Leo, trois disques intitulés "Russian Folksongs", respectivement "In the Key of Rhythm", "In the Key of Sadness" et "In the Key of Winter". Voici un quatrième volet, "Russian Folksongs in the Key of New Jazz" où, cette fois, ils ont fait appel, suivant les plages, à quelques musiciens russes de renom, comme le saxophoniste Alexey Kruglov (Cf. Culturejazz - Leo Records panorama # 1, 25/05/2012) ou le corniste Arkady Shilkloper que l’on connaît bien en France. Là encore, la musique, qui mêle les traditions folkloriques, l’improvisation et le live electronics, sort des sentiers, battus mais laisse plus largement s’exprimer les improvisateurs et offre donc beaucoup plus de contrastes.
La jazzité s’affirme encore avec le sextette Goat’s Notes, ensemble de musiciens russes peu connus ici, créé en 2008 par Grigory Sandomirsky (piano) et Vladimir Kudryavtsev (basse) — ils venaient de jouer à Moscou avec Anthony Braxton. Venant des musiques folkloriques, du classique, du jazz, du rock, les six musiciens jouent une musique collective ouverte, dynamique, roborative et, dans un sens, aussi inclassable que celle des Mothers of Invention dont l’auteur des liner notes en fait un versant russe ! Ils forment un vrai groupe dont on sent la connivence et le plaisir de jouer ensemble. L’auditeur est constamment sollicité par les échanges, les contrastes, les sonorités, les couleurs, et la puissance de jeu du groupe ; une écoute stimulante et déroutante. Comme diraient les attaché(e)s de presse : à découvrir absolument ! OUI !
> Les références :
> Angles 8 : "By Way of Deception" - Clean Feed CF260CD - distribution Orkhêstra
Goran Kajfes (tp), Mats Aleklint (tb), Eirik Hegdal (sis, bs), Martin Küchen (as), Mattias Ståhl (vib), Alexander Zethson (p), Johan Berthling (b), Kjell Nordeson (dm).
> Paul Lytton / Nate Wooley : "The Nows" - Clean Feed CF256CD - distribution Orkhêstra
> Ran Blake / Sara Serpa : "Aurora" - Clean Feed CF264CD - distribution Orkhêstra
> Giancarlo Schiaffini / Sebi Tramontana : "Wind & Slap" – Rudi Records RRJ 1001
> Sandro Satta / Roberto Bellatalla / Fabrizio Spera : "Re-Union" - Rudi Records RRJ 1004
> Salis / Schiaffini / Kasirossafar : "Live in Ventotene" - Rudi Records RRJ 1009
> Ingrid Laubrock Anti-House : "Strong Place" - Intakt CD 208 - distribution Orkhêstra
> Die Enttäuschung : "Vier Halbe" - Intakt CD 211 - distribution Orkhêstra
Rudi Mahal (bcl, bs), Axel Dörner (tp), Jan Roder (b), Uli Jennessen (dm).
> Gabriela Friedli Trio : "Started" - Intakt CD 214 - distribution Orkhêstra
> Jesper Løvdal & Günter Baby Sommer - ILK 188CD - distribution Orkhêstra
> Han Bennink Trio : "Bennink # Co." - ILK 192CD - distribution Orkhêstra
> Tomasz Dabrowski : "Tom Trio" - ILK 193CD - distribution Orkhêstra
> Evgeny Masloboev / Anastasia Masloboeva : "Your Beautiful Face Makes Me Cry" - Leo records LR 658 - distribution Orkhêstra
> Russian Folksongs in the Key of New Jazz – Leo Records LR 659 - distribution Orkhêstra
Anastasia Masloboeva (voc, cymb), Evgeny Masloboev (dm, perc, etc.), Arcady Shilkloper (fhn), Alexey Kruglov (ss, as, cl, etc.), Sergey Starostin (instr. folkloriques russes), Renat Gataulin (p, synth) + Vitaly Labutin (g), Anton Kolosov (b).
> Goat’s Notes : "Fuzzy Wonder" - Leo Records LR 661 - distribution Orkhêstra
Ilya Vilkov (tb), Andrey Bessonov (cl), Grigory Sandomirsky (p), Maria Logofet (vln), Vladimir Kudryavtsev (b), Piotr Talalay (dm).
> Liens :