Troisième et dernier épisode de la revue des disques publiés en 2016 sur le label Leo Records. Cette fois, c’est le saxophoniste Ivo Perelman qui est à l’honneur avec pas moins de onze disques en douze mois !
La production discographique du saxophoniste-ténor brésilien de Brooklyn est tellement prolifique, qu’on hésite à parler d’événement lorsque Leo Feigin publie, en deux fois (avril et septembre) onze nouveaux disques d’Ivo Perelman, lesquels sont parfois cosignés avec son ou ses partenaires. Depuis ses débuts en 1989, celui-ci avait déjà une bonne soixantaine de CDs à son actif avant ces onze dernières parutions et sa « frénésie enregistreuse » va bientôt rejoindre celle de Joëlle Léandre ! Au fait, ces deux-là pourraient volontiers se rencontrer et échanger. Je suis certain que cela fonctionnerait très bien.
NB : diaporama de l’ensemble des pochettes des disques cités en bas de page !
La livraison du mois d’avril propose cinq disques dont, tout d’abord, un superbe duo entre le saxophoniste et le pianiste Matthew Shipp. Entre ces deux complices qui se connaissent bien, dire que le courant passe serait un euphémisme [1] . Au discours accidenté, ponctué de brisures, d’accents, de plongées dans l’épaisseur, dans la matière sonore, jusqu’aux cris étouffés du saxophoniste, répondent les accords, le jeu contrapunctique, l’à-propos et les réactions du pianiste. Cette spontanéité et ce goût du risque ménagent aussi des attentes, des moments de réflexion, des prises de conscience. Les douze parties de ce « Corpo » s’articulent entre pièces lentes, sortes de ballades free, et de passages plus enlevés, tandis qu’une sorte de mélodie intérieure arrive à sourdre alors qu’il n’y a jamais de véritable progression harmonique. Un dialogue fécond s’est installé entre Shipp et Perelman, un échange qui va à l’essentiel, au cœur même du jazz, dans son essence, sa pureté, son évidence : « Corpo » (Leo Records LR 755)- OUI ! [ pour toutes les raisons évoquées ci-devant (ndr) ].
On peut dire que Matthew Shipp a retrouvé, en la personne d’Ivo Perelman, le partenaire perdu, David S. Ware, qu’il a si longtemps accompagné. Rejoints par deux autres familiers, Michael Bisio (contrebasse) et Whit Dickey (batterie), qui joua également avec Ware, ils prolongent le disque précédent où les tempos sont souvent plus vifs. Si l’on n’y retrouve peut-être pas tout à fait la cohérence et l’osmose exceptionnelle que le duo avait su créer, ce disque en offre un bon complément : « Soul » (Leo Records LR 739).
Deux autres duos nous sont proposés : l’un avec le grand guitariste Joe Morris, ici à l’instrument acoustique, l’autre avec le fameux pionnier du nouveau jazz, l’Allemand Karl Berger, cette fois au vibraphone [2]. Deux instruments qui ne peuvent rivaliser avec le son puissant du saxophone-ténor, et qui trouvent diversement leur place. La finesse de la partie de guitare, tout en retenue, offre une sorte de parallèle légèrement décalé qui lui permet de se glisser dans les espaces que laisse celui, plus aéré que d’habitude, du saxophone : « Blue » (Leo Records LR 734). Le vibraphone n’offrant pas la même souplesse, le contraste est plus grand entre la légèreté volatile et la sonorité forte du saxophone, tandis que la discontinuité du discours de Perelman semble encore accentuée par le jeu lui-même discontinu de Berger : « The Hichhiker » (Leo Records LR 754).
Retour à un autre quartette de cette véritable famille musicale qu’Ivo Perelman a réuni autour de lui [3]. On retrouve donc l’altiste (violon) Mat Maneri, Joe Morris, cette fois à la contrebasse – il adore jouer de cet instrument qu’il maîtrise parfaitement bien – et le batteur Gerald Cleaver, que l’on n’avait pas entendu dans ce contexte depuis plusieurs années. Il en résulte un free très enlevé, puissamment rythmé par Cleaver sur des up tempos foisonnants, sur lesquels le jeu très incisif de Maneri concurrence celui, sinueux et haletant de Perelman. Stridences et soubresauts réjouissants : « Breaking Point » (Leo Records LR 753).
Ajoutons que tous ces CD sont accompagnés de notes de livret copieuses et documentées de Neil Tesser [4].
.
Ivo Perelman, toujours dans la démesure et la générosité, frappe un grand coup avec la publication simultanée d’une belle collection de six CD intitulés « The Art of the Improv Trio », où nous retrouvons les mêmes musiciens que ci-dessus, mais dans des combinaisons différentes. Joliment habillés graphiquement par des peintures de Perelman lui-même, ces six disques ont été enregistrés en l’espace de moins d’un an, entre l’été 2015 et juillet 2016 [5]. À noter que, contrairement à de nombreux morceaux qui, habituellement, ont souvent des titres évocateurs ou imagés, ceux-ci n’en comportent aucun et sont tous dénommés Part 1, Part 2, Part 3, etc. Ce qui montre bien la volonté de cohérence de l’œuvre voulue par le saxophoniste.
Commençons par deux trios ténor-piano-batterie. Le premier pianiste est Matthew Shipp, et Gerald Cleaver entre parfaitement dans ce duo toujours aussi soudé en apportant toute la musicalité que sa palette instrumentale lui permet : « The Art of the Improv Trio Vol. 3 » en neuf parties.
L’autre pianiste est Karl Berger dont le jeu est totalement différent de celui de Shipp. Il nourrit moins mais se montre très réactif et pertinent. Gerald Cleaver est à nouveau le batteur, très économe, de la séance : « The Art of the Improv Trio Vol. 1 » en six parties.
Un trio original réunit Perelman à l’altiste Mat Maneri et au batteur Whit Dickey dont le jeu, plus « percussion contemporaine », n’a pas la même souplesse ni le même à-propos que celui de Cleaver. Le côté souvent grinçant des cordes de l’alto, rivalise avec la texture du saxo-ténor, et l’on perçoit beaucoup de jeu entre les deux solistes, d’autant que les pièces sont assez courtes. Un bon disque : « The Art of the Improv Trio Vol. 2 » en treize parties.
Gerald Cleaver reprend ses instruments pour deux trios ténor-contrebasse-batterie, formule beaucoup plus courante à laquelle Sonny Rollins a donné ses lettres de noblesse. Le premier bassiste, William Parker, comme toujours « laboure » en profondeur, pizzicato ou à l’archet, le champ musical sur lequel s’appuie le saxophoniste, ici beaucoup plus strong que précédemment, sur des up tempos vertigineux que coupent parfois des passages plus calmes, tandis que déferlent les tambours toujours manipulés avec légèreté : « The Art of the Improv Trio Vol. 4 » en trois parties, dont une pièce de plus de 40 minutes, encadrée, pourrait-on dire, par une introduction et une conclusion.
Joe Morris prend la place de William Parker pour une session enregistrée en public. Là aussi une improvisation de plus de 40 minutes fait l’essentiel du concert avant un rappel. Cela démarre sur les chapeaux de roues, sans la moindre respiration durant plus d’un quart d’heure, Perelman jouant son meilleur free jazz qui l’amène jusqu’au cri. Le jeu de Morris, également très profond, assez en retrait, et qui reste dans les graves, n’est pas si éloigné que celui de Parker, si ce n’est un discours plus serré – le guitariste ! À noter que le final se joue sur un vrai tempo médium, ce qui est rare chez Perelman : « The Art of the Improv Trio Vol. 6 » en deux parties.
Les trois musiciens se retrouvent sur le dernier disque qu’il nous reste à présenter, mais cette fois-ci, Joe Morris a repris sa guitare électrique. Et c’est un régal de suivre son jeu tout en finesse, plein de surprises et fort stimulant pour le saxophoniste, ici plus mesuré si l’on veut, avec parfois ce côté plaintif qui n’a rien d’artificiel et s’inscrit toujours parfaitement dans le discours. Ivo Perelman, héritier d’une grande lignée de saxophonistes ténors, est peut-être le plus grand styliste et improvisateur post free de notre époque : « The Art of the Improv Trio Vol. 5 » en neuf parties.
Notons enfin que tous les enregistrements (sauf le concert bien sûr) ont été réalisés aux studios Parkwest à Brooklyn par Jim Clouse, à l’ancienne, c’est-à-dire avec un son acoustique, particulièrement ceux avec la contrebasse et la batterie qui demeurent « dans le fond », ce qui nous change de la plupart des séances actuelles où ces instruments sont mixés trop en avant.
Un texte général de Neil Tesser accompagne chaque livret, que complète pertinemment un musicien invité (Shipp, Maneri, Berger, Parker, Morris) et Filipe Freitas pour le dernier.
Comment faire un choix parmi ces six disques qui constituent, malgré leurs différences, un ensemble indissociable voulu comme tel par leur maître d’œuvre ? Si je devais malgré tout choisir, porte-monnaie oblige, je commencerais par le volume 3 (Matthew Shipp-Gerald Cleaver) et le volume 5 (Morris à la guitare-Cleaver), mais nos goûts sont tellement subjectifs !
« The Art of the Improv Trio Volumes de 1 à 6 » (Leo Records LR 771, 772, 773, 774, 775, 776).
Le catalogue Leo Records est distribué par Orkhêstra.
Lire aussi...
[1] Dans la lignée des magnifiques « The Art of the Duet » (Leo Records LR 665) in C’était en 2013 : 3e séance de rattrapage (06/02/2014), et « Callas » (Leo Records LR 728/729) in Les disques qui vous ont échappé… n°1 (06/01/2016)...
[2] Dans le premier duo entre les deux musiciens, « Rêverie », Karl Berger était au piano (Leo Records LR 712) in Leo Records : trois grands orchestres et quelques pépites (21/11/2014)...
[3] Nous les retrouvons tous dans les articles New York is now (17/06/2010), Leo Records panorama n°3 (11/07/2012), Gratkowski & Perelman : trois fois deux sax (24/01/2013), C’était en 2013 : 3e séance de rattrapage (06/02/2014), Leo Records : trois grands orchestres et quelques pépites (21/11/2014), Les disques qui vous ont échappé… n°1 (06/01/2016)...
[4] Les dates aux dos, semblent par contre plus imprécises, ces cinq disques ayant sans doute été enregistrés dans un laps de temps assez court, à partir de juillet 2015.
[5] La chronologie ne suit pas nécessairement l’ordre des six numéros.