En ce mois de février printanier, de la nouveauté, des rééditions indispensables, tout ce qui rend heureux l’amateur de(s) jazz(s), n’est-ce pas ?
| 01- ERIC DOLPHY . Musical Prophet : The Expanded 1963 New York Studio Sessions - OUI !
| 02- JEANNE LEE / RAN BLAKE . The newest sound you never heard - OUI !
| 03- JIM SNIDERO . Waves of calm
| 04- NICOLAS FOLMER . So Miles
| 05- NICK HEMPTON . Night owl
| 06- JULIAN LAGE . Love hurts - OUI !
| 07- ALEX SIPIAGIN . NoFo Skies
| 08- JENNA AND THE CHARMERS . Everyone I love is here
| 09- FRED NARDIN TRIO . Look ahead
| 10- MARYLIN MAZUR’S SHAMANIA - OUI !
| 11- NAÏSSAM JALAL . Quest of the invisible - OUI !
Resonance Records
Eric Dolphy : saxophonealto , flute, clarinette basse
William "Prince" Lasha : flute
Huey "Sonny" Simmons : saxophone alto
Clifford Jordan : saxophone soprano
Woody Shaw : trompette
Garvin Bushell : basson
Bobby Hutcherson : vibraphone
Richard Davis : contrebasse
Eddie Kahn : contrebasse
J.C. Moses : batterie
Charles Moffett : batterie
Voilà ce qu’il est convenu d’appeler une réédition augmentée de haute volée. Trois CD, dont un composé prises alternatives inédites, avec un livret pléthorique particulièrement soigné d’une centaine de pages, il fallait bien cela pour célébrer celui qui, aujourd’hui encore, garde une place à part dans l’histoire du jazz. Mort à 36 ans, le discret natif de Los Angeles, telle une comète au fort tempérament, fut de ceux qui firent éclater les cadres du be bop et du hard bop sans pour autant les renier. La vingtaine de titres qui compose ce disque a été enregistrée en deux jours en 1963. L’on y retrouve la fulgurance qui l’habitait, le regard aiguisé et poétique sur la musique et son temps qui était le sien. Lui qui fréquenta aussi bien le Third Stream, avec Oliver Nelson et d’autres, que les dynamiteurs Coltrane, Coleman et Mingus, pour ne citer qu’eux, sut tout au long de sa carrière conserver sa singularité et ce goût prononcé pour l’inadéquat, du moins dans l’esprit des tenants de l’orthodoxie du jazz. Placé à l’avant-garde et pas toujours considéré comme il aurait dû l’être, ce traqueur de sons expérimenta tout au long de sa courte vie des chemins expressionnistes qui lui étaient propres, notamment en arpentant l’univers de la musique contemporaine. Accompagné dans ces sessions pour un ensemble de musiciens incontournables à cette époque, Eric Dolphy met en scène, un an avant sa disparition, sa vie de musicien sincère, naturellement hermétique aux convenances et ouvert à l’improbable en toutes circonstances. Simplement indispensable à toute discothèque qui se respecte.
Yves Dorison
https://en.wikipedia.org/wiki/Eric_Dolphy
A-Side Records
Jeanne Lee : voix
Ran Blake : piano
Jeanne Lee et sa voix sensuelle avec le piano acéré de Ran Blake pour deux heures de musique inédite enregistrée en 1966 et 1967 en Europe, cela méritait une écoute approfondie. Et au cas où vous ne l’auriez pas deviné, cela fonctionne aussi bien que le disque enregistré en 1961. Hypnotiques et denses, ces traces inestimables sorties du néant d’un duo hors norme méritent le détour. Avec son phrasé si particulier et sa capacité de transcendance et d’appropriation des standards les plus éculés, la chanteuse livre là des prestations à la hauteur de sa légende. Ran Blake, avec elle, déploie son jeu impressionniste, de par les couleurs révélées, et extrêmement contemporain dans le traitement. De brisure en relance, d’écart en saut de côté, les deux musiciens semblent par moment se chasser l’un l’autre sans jamais vouloir se séparer complètement. Leur musicalité est presque féroce quand elle plonge dans l’expression de chaque mot en apportant une variété incessante à une dynamique qui décrit le contour de chaque phrase avec une douceur limpide. Les chansons qu’ils interprètent dans cet album sont autant de tableaux bourrés d’imagination et d’intuition qui flottent avec précision dans une profondeur inaccoutumée. Le clair-obscur leur sied, l’atemporalité aussi. C’est un univers unique, presque mystique, que celui de Ran Blake et Jeanne Lee, un territoire en soi, d’un raffinement ultime et d’une tangible originalité, qui leur est commun, comme par magie. Et la magie opère dans les vingt-cinq titres exhumés à la façon aventureuse qui fut la leur dès les premières notes de leur fructueuse collaboration.
Yves Dorison
https://ranblake.com/
https://en.wikipedia.org/wiki/Jeanne_Lee
Savant Records
Jim Snidero : saxophone alto
Jeremy Pelt : trompette
Orrin Evans : piano
Nat Reeves : contrebasse
Jonathan Barber : batterie
Voilà un disque d’une sobriété exemplaire. Rien dans le jeu du saxophoniste et de ses acolytes n’est de trop. Ils sont concentrés sur l’essentiel et c’est très agréable. C’est d’autant plus notable que ce n’est pas aisé. Mais Jim Snidero, élève de Phil Woods et Dave Liebman, a du vécu et il avoue bien volontiers qu’aujourd’hui la note juste (et la juste note) l’intéresse plus que les démonstrations de technicité et il a raison. Très contemplatif dans son esthétique globale, ce disque s’autorise néanmoins quelques temps fort rythmiques non dénué d’intérêt car toujours exécuté dans une veine économe de ses effets. Sur nombre de morceaux, le piano électrique impose des harmonies qui nous ramènent aux ambiances davisiennes d’une époque maintenant lointaine. Mais n’est-il pas attrayant, de temps à autre, de retrouver un goût ancien au demeurant toujours convaincant ? Ce CD ravira les amateurs de douceur exempte de mièvrerie. Chacun tient sa place et son rang avec brio, notamment Jeremy Pelt dont l’envergure musicale ne cesse de croître et le leader, Jim Snidero dont le jeu nous a séduit par bien des aspects.
Yves Dorison
Cristal Records
Nicolas Folmer : trompette, direction, compositions et arrangements
Laurent coulondre : claviers
Olivier Louvel : guitares
Julien Herné : basse
Yoann Serra : batterie et percussions
Musiciens additionnels :
Rick Margitza : saxophone ténor
Stéphane Guillaume : saxophones soprano et ténor, clarinette et flûte
Antoine Favennec : saxophone alto
Félix Roth : cor
Michel Casabianca : percussions
Nous avons toujours un soupçon d’anxiété quand on nous dit que tel ou tel musicien va faire un disque sur Miles. Mais en l’occurrence, nous fûmes rapidement rassurés. Nicolas Folmer accomplit dans cet enregistrement une réappropriation de l’univers, des univers, de Miles. L’esprit donc, pas la lettre. D’une période à l’autre, le groupe, dont il faut noter la formidable homogénéité, met en scène, en musique, les accents multiples qui marquent et démarquent l’œuvre protéiforme de Davis, œuvre aujourd’hui encore plus que pertinente, notamment par sa liberté de ton. C’est donc par la métaphore musicale que le trompettiste et les musiciens qui l’accompagnent réussissent la gageure de nous intéresser, en particulier grâce au travail exploratoire auquel ils se livrent, sans perdre leurs âmes, avec générosité et respect à l’égard d’un musicien qui a changé le cours de la musique du XXème siècle et dont l’inspiration ne cesse de provoquer l’émulation chez les musiciens de notre époque. Sûr qu’il aurait aimé cela, aussi sûr qu’il aurait détesté notre temps étriqué et moralisateur.
Yves Dorison
Autoproduction
Nick Hempton : Saxophones
Peter Bernstein : Guitare
Kyle Koehler : orgue Hammond B3
Fukushi Tainaka : batterie
A chaque vitrine son disque « roots » ! Celui-là nous fait découvrir le saxophoniste australien émigré à New York Nick Hempton. Avec une rythmique parfaitement inconnue de nos oreilles, son disque a retenu notre attention, avouons-le, grâce au nom du guitariste, Peter Bernstein, dont on a pu apprécier le talent sur scène ici et là et sur disque bien évidemment. Nick Hempton ne vous surprendra pas car il est mainstream dans l’âme. Cependant, le trio batterie/orgue/guitare auquel il s’ajoute n’a pas mauvaise allure. Il fait référence aux grands anciens, les Sonny Stitt et autres Dexter Gordon ou Lou Donaldson, pour ne citer qu’eux. Enregistré live en studio, ce disque bénéficie d’une acoustique très chaleureuse, ronde et pulpeuse à souhait, qui donne une irrésistible envie de boire un coup dans un club de la grosse pomme avec les copains et les copines. C’est musicalement abouti, ça swingue dur et c’est donc parfaitement thérapeutique en attendant le printemps. Recommandé aux amoureux du genre et/ou pour les néophytes qui voient les bons côtés de la vie en premier lieu. Recommandé aussi par ricochet aux tristes sires sous anxiolytiques et à tous les pisses-froids de la création.
Yves Dorison
Mack avenue Records
Julian Lage : guitare
Jorge Roeder : contrebasse
Dave King : batterie
Julian Lage est toujours jeune et toujours prometteur. C’est une bonne nouvelle pour la guitare jazz, surtout quand elle aime flirter avec les bas-côtés, quitte à se perdre dans des champs musicaux alternatifs. Toujours plein d’une curiosité sans borne, il nous gratifie dans cet album d’une playlist tout azimut aux couleurs multiples et variées (de Roy Orbison à Ornette Coleman, de Jimmy Giuffre à David Lynch, par exemple). Avec Jorge Roeder et Dave King (Bad Plus), son trio fait l’effet d’un power trio débarrassé de toutes les étiquettes possibles. Le son de sa guitare, chaleureux et rêche à la fois fait merveille dans les contrées musicales qu’il parcoure et l’on n’est pas loin de penser au bluesy Scofield et l’aventureux hétérodoxe Frisell sans pour autant le réduire à ces seules influences. Julian Lage possède un langage propre lui permettant d’aborder les compositions sous des angles qui surprennent l’auditeur. Ajoutez à cela que le trentenaire californien joue véritablement avec ses musiciens et vous ressentirez comme nous avec plaisir tout ce qu’il y a d’organique dans sa musique. Un disque indispensable pour ceux qui aiment à travers leur fenêtre regarder au-delà du paysage.
Yves Dorison
Blue Room Music
Alex Sipiagin : trompette
Chris Potter : saxophone
Will Vinson : saxophone alto
John Escreet : piano & claviers
Matt Brewer : contrebasse
Eric Harland : batterie
Alina Engibaryan : voix
Le trompettiste russe, émigré à New York depuis 1991 a réuni pour ce CD une petite équipe d’activistes patentés du jazz contemporain, techniciens hors pairs et forts en thème, comme on dit poliment, pour jouer sa musique. Ajoutez une vocaliste sur quelques compositions et le line up est complet. La musique d’Alex Sipiagin est écrite avec une grande précision et une sophistication impressionnantes. Elle a conséquemment quelques atouts en poche pour séduire ceux qui auraient le disque entre les mains. Ancrée dans son époque, elle aborde la mélodie avec une complexité d’écriture qui peut plaire à certains et lasser les autres. Tout est parfaitement bien fait, bien joué mais nous ne sommes toujours pas capable de définir notre ressenti quant à cette musique un peu énigmatique pour nos modestes oreilles.
Yves Dorison
Mamma Grace Records
Jenna Mammina : voix
Steve Bissinger : guitare
Ryan Lukas : basse
Jeremy Steinkoler : batterie
Lee Bloom : piano & orguesur les titres 7 & 13
A chaque vitrine mensuelle son disque à cheval entre les mondes. La chanteuse Jenna Mammina et son trio classiquement jazz dans la forme (guitare, basse, batterie) interagissent quelque part entre une pop discrète et une forme de smooth jazz. L’espace musicalqu’ils occupent se singularise grâce à la voix de la chanteuse. Cette voix qui possède un grain délicat s’exprime dans la douceur, la nuance et la souplesse. Ce n’est pas clinquant, jamais, et si l’on manque un peu d’attention, l’on ne s’aperçoit pas que la dame possède un réel savoir-faire vocal. Elle l’utilise avec justesse et parvient à habiter des chansons qui pourraient n’être que joliment éthérées. Le trio à ses côtés est homogène, très musical, et porte avec pertinence le chant sincère de Jenna Mammina. Au final, le disque de ce groupe a retenu notre attention par sa cohésion et des mélodies (compositions originales ou reprises) qui restent dans la tête. A noter deux reprises très réussies : une belle version alternative du « Across the universe » de Lennon et McCartney et une autre convaincante du « Wonderwall » d’Oasis.
Yves Dorison
https://www.jennaandthecharmers.com/
Naïve
Fred Nardin : piano
Or Bareket : contrebasse
Leon Parker : batterie
L’hyperactif Fred Nardin multiplie les projets et, que ce soit comme leader, co-leader ou sideman, on le retrouve déjà sur une vingtaine d’albums depuis 2009. Dans le cadre de ce trio avec l’expérimenté Leon Parker et le lyrique Or bareket, c’est déjà leur deuxième enregistrement (le premier, « Opening » en 2017 avait séduit bien des auditeurs) et l’on ne s’en plaint pas ! Là encore, le swing efficace du pianiste et de sa rythmique fait merveille. Qu’il compose ou qu’il interprète un morceau, Fred Nardin possède déjà une patte, un toucher, qui n’appartiennent qu’à lui. Ancré dans une tradition qu’il aborde de façon éclairée, il sait exposer, au détour d’une phrase, l’aspect contemporain de cette musique que lui et ses musiciens sont à même de mettre en avant. Deux jours de studio ont suffi pour faire ce disque. Autant dire que les trois compères se sont mis en situation live et ont laissé parler leur science et leur joie de jouer. Pas passéiste du tout, l’ensemble du CD porte en lui une fraîcheur native, une densité et un équilibre qui autorisent chacun des trois musiciens à exprimer son talent personnel au service d’un collectif parfaitement homogène. De la belle ouvrage, comme on dit, pétrie de qualités, qui va bien évidemment rencontrer son public. C’est tout le malheur qu’on leur souhaite.
Yves Dorison
https://www.fredericnardin.com/
RareNoiseRecords
Lotte Anker : saxophone
Josefine Cronholm : voix & percussions
Sissel Vera Pettersen : saxophone et voix
Hildegunn Oiseth : trompette et corne de chèvre
Lis Wessberg : trombone
Makiko Hirabayashi : claviers
Ellen Andrea Wang : basse
Anna Lund : batterie
Lisbeth Diers : percussions
Marylin Mazur : compositions, percussions, balafon, kalimba
Ayant il y a une quarantaine d’années créé un ensemble entièrement féminin, le Primi Band, Marylin Mazur réinvente aujourd’hui le concept en s’entourant de musiciennes accomplies évoluant toutes dans le monde nordique (Norvège, Danemark, Suède). Shamania est l’intitulé de ce projet qui se base base sur le postulat suivant : « revenir à des manières instinctives de s’exprimer ». La percussionniste assure en outre avoir eu, il y a longtemps « la vision d’une sorte de rassemblement féminin tribal du passé ». Elle la réactive de belle manière aujourd’hui. Entre moments planants typiquement nordique et transe envoûtante, le tentet déroule une musique organique, souvent hypnotique, emplie de détails percussifs issus de traditions multiples et d’harmonies richement ouvragées. Actuel, expérimental et toujours surprenant, ce disque est une pépite de plus dans la carrière exemplaire de Marylin Mazur (seule femme a avoir fait partie d’un groupe de Miles). Qu’il soit joué par un groupe de musiciennes ne donne pas à la musique interprétée une dimension autre. Un musicien est une musicienne et inversement n’est-ce pas ? Qu’il soit inter générationnel est plus intéressant car il permet d’intégrer au discours musical la sensibilité et l’expérience particulières de chaque instrumentiste avant qu’elles ne se fondent brillamment dans la trame parfaitement originale du collectif. Un disque indubitablement passionnant à découvrir séance tenante.
Yves Dorison
Les couleurs du son / L’autre distribution
Naïssam Jalal : flute, nay, voix & compositions
Leonardo Montana : piano
Claude Tchamitchian : contrebasse
Invité :
Hamid Drake : daf (CD 2)
Naïssam Jalal fait partie de ces rares artistes que l’on accole à leur musique sans effort car ils portent une parole originale et pertinente. Dans cette quête de l’invisible, elle opère en petit comité et emmène l’auditeur dans un univers introspectif ou la contemplation rejoint l’éphémère. La musique dénuée de temporalité qui s’exprime dans ce double CD est celle d’une voix sincère à la recherche d’un absolu au sein duquel le mysticisme et le silence prennent une large part en magnifiant un propos initial somme toute méditatif. Oriental par essence, illimité dans l’expression, cet album puise à de nombreuses sources qu’il intègre et réinvente. La ligne mélodique est quelquefois simple, à d’autres moments plus complexes, mais toujours fascinante par les contrastes qu’elle entretient. Naïssam Jalal écrit une musique ample, voyageuse, qui aime à s’égarer dans le sensible, par le sensible, dans des mondes où l’intérieur et l’extérieur n’existent que par les fenêtres que la flutiste ouvre. Leonardo Montana et Claude Tchamitchian s’inscrivent dans l’élaboration de ce macrocosme avec une forme d’évidence qui tient autant à leurs qualités musicales qu’à leurs parcours respectifs. Musique d’un monde, musique des mondes, musique humaine éloignée de tout formatage, sincère dans sa quête, c’est là ce que l’on trouve dans ce double album qui privilégie l’équanimité et le pacifisme sans omettre les interrogations que tout vivant porte en lui.
Yves Dorison