Une nouvelle revue de dix albums parus ces derniers mois. Jean Buzelin les a écoutés avec attention et souvent appréciés... Découvrez ses chroniques !
Cliquer sur le sommaire pour le déplier/replier et accéder directement aux albums présentés ici.
Nemu Records.
Roby Glod : saxophones alto et soprano
Roberta Piket : piano
Mark Tokar : contrebasse
Klaus Kugel : batterie
Voici trois disques parus sous des noms de groupes dans lesquels figure l’un des grands batteurs-percussionnistes européens actuels, Klaus Kugel, par ailleurs codirecteur, avec le violoniste/altiste Albrecht Maurer, du beau catalogue Nemu qui compte une trentaine de références. Le plus ancien est un concert enregistré en 2010 au Luxembourg par un quartette international : un saxophoniste luxembourgeois (par ailleurs remarquable technicien), une pianiste américaine, un bassiste ukrainien et un batteur allemand, tous réunis dans une écoute attentive de chacun. Six propositions favorisent une musique tendue, où l’on sent une réflexion naturelle et une implication dans la recherche consciente de la beauté – pourquoi ne pas le dire ? – de la musique. Les échanges sont riches, offrent de nombreux passages en duo, trio, quartette et le maître des tambours Klaus Kugel, ne craint pas d’assurer la “rythmique” et de “pousser” le soliste grâce à une assise sans cesse rebondissante, Un free jazz accompli et stimulant qui retient l’attention de l’auditeur.
Nemu Records.
Reiner Winterschladen : trompette
Michel Pilz : clarinette basse
Frank Paul Schubert : saxophone alto
Christian Ramond : contrebasse
Klaus Kugel : batterie
Enregistrées à Cologne en février 2022, huit courtes compositions (de 4 à 7 minutes) offrent de larges possibilités aux solistes réunis dans ce quintette, parmi lesquels le vétéran Michel Pilz, ancien membre assidu du Globe Unity Orchestra et auteur du titre Yamabiko, et Frank Paul Schubert, dont un précédent disque (voir la “Revue de Tour du Monde”, 04/03/2023) n’était pas passé à côté de nos oreilles. Dans ce groupe très ouvert, les voix circulent et s’entremêlent sur des tempos souvent lents (a-rythmiques) et lancés par de brefs thèmes prétextes, bien dans la tradition du free jazz des années 70, qui permettent les improvisations collectives et des solos habités comme celui du trompettiste Reiner Winterschladen rendant hommage à Itaru Oki. Ouvert par une mélodie qui possède un air de famille avec Go Down Moses, le disque s’achève en une forme d’hymne. De quoi toucher l’amateur.
Nemu Records.
Nate Wooley : trompette
Ken Vandermark : saxophone ténor, clarinette
Christopher Dell : vibraphone
Christian Ramond : contrebasse
Klaus Kugel : batterie
Ramond, Kugel et leur compatriote Christopher Dell se retrouvaient quelques mois plus tard, fin août, dans le même studio de Cologne en compagnie de deux solistes américains majeurs qu’il est inutile de présenter, Nate Wooley et Ken Vandermark, pour former ce Transatlantic Five époustouflant engagé dans la poursuite d’un processus de création qui n’oublie pas ses racines jazz profondes. Avec deux compositions personnelles et six Transitions collectives, l’esprit qui anime ce disque n’est pas sans évoquer le fameux « Out To Lunch » d’Eric Dolphy (1964), comme l’indique pertinemment l’auteur du texte de pochette. La musique du regretté saxophoniste-clarinettiste-flûtiste étant d’une absolue modernité, il fallait relever le défi et se montrer aussi moderne (si j’ose dire), ce qui apparaît comme une évidence tant les musiciens ouvrent encore des horizons inouïs. Un disque exceptionnel joué par des musiciens particulièrement inspirés et impliqués.
Le jazz dans tout ce qu’il signifie, sa force et sa pertinence, comme on peut encore l’incarner, le jouer, l’inventer, le faire vivre... et l’entendre aujourd’hui !
Not Two.
Joe McPhee : trompette, saxophone ténor, voix
John Edwards :contrebasse
Klaus Kugel :batterie
Par ailleurs, membre titulaire depuis une vingtaine d’années du fameux Ganelin Trio chaque fois que celui-ci se réunit, Klaus Kugel se situe bien dans une “famille” qui aime les rencontres, ce que sollicite toujours un musicien comme Joe McPhee (ce ne sont pas mes amis André Jaume et Daunik Lazro qui me contrediront). Ces Existential Moments se présentent comme une longue suite de 40 minutes, qui s’élabore comme une construction pièce par pièce, ou plutôt comme une fresque sonore collective où chacun ajoute sa touche, couleurs et lumières, selon son instrument, la trompette de poche vive, le saxo-ténor plus rugueux mais souvent lyrique, la basse fine et sombre, la batterie aux timbres naturels et à la frappe sèche. Ainsi s’élabore par vagues un beau morceau d’improvisation collective enregistré en public en 2019, par trois musiciens aguerris qui savent où ils vont. Deux “rappels” concluent ce concert fort apprécié du public.
Whirlwind - distr. Socadisc
Jo Lawry : vocal
Linda May Han Oh : contrebasse
Allison Miller : batterie
Si je devais écouter tous les disques des chanteuses qui poussent comme des champignons, j’y passerais le temps qui me reste à vivre – j’ai connu l’époque où il n’y avait pas de chanteuses (pas de chanteurs non plus d’ailleurs). Or, voici qu’arrive dans ma boîte un disque absolument épatant : vivant, frais, aéré, stimulant, inventif... Jo Lawry est une chanteuse australienne qui a débarqué à New York il y a vingt ans. Elle possède une voix aiguë et assez légère mais malléable et volontaire. Dans ce disque composé de standards, pas les plus rabâchés, qui vont de Frank Loesser à Lennie Tristano, la chanteuse n’est accompagnée que par une contrebasse et une batterie (féminines) qui donnent l’impression d’être toujours en état d’improvisation. En fait il s’agit de trois voix qui s’interpellent, se répondent, se recoupent, se traversent, se provoquent ou s’effacent, dans un jeu de va-et-vient irrésistible. Un enchantement.
Whirlwind - distr. Socadisc
Tim Garland : saxophones ténor, soprano, sopranino, clarinette basse, compositions
Jason Rebello : piano, compositions
Tim Garland (né en 1966) et Jason Rebello (né en 1969) sont deux musiciens anglais de premier plan. Techniciens accomplis, ils ont joué avec Ralph Towner ou Chick Corea pour le premier, Jeff Beck, Sting ou Wayne Shorter pour le second, ce qui montre une capacité à se mouvoir dans nombre de domaines qui ont marqué ces trente dernières années. Après nombre d’enregistrements en leaders, ces anciens étudiants de la London’s Guildhall School se sont retrouvés en duo pour réaliser ce disque où ils confrontent leur virtuosité, leur maîtrise et leur pertinence durant un parcours musical assez impressionnant. Une performance de très haut niveau.
My Only Desire - distr. Socadisc
Harry Beckett : trompette, bugle
Nick Evans : trombone
Stan Sulzmann : saxophones ténor et alto
Karl Jenkins : hautbois, piano
Graham Collier : contrebasse, compositions
John Marshall : batterie
L’originalité de le scène anglaise au tournant des années 60/70 était une perméabilité entre les mouvements progressive rock, british blues, free jazz et la présence forte des musiciens sud-africains exilés. Ainsi, on retrouve dans ce groupe Harry Beckett et Nick Evans qui, quoique non sud-africains, faisaient partie des membres réguliers du Brotherhood of Breath de Chris McGregor. Karl Jenkins et John Marshall se retrouvaient dans les groupes Nucleus et Soft Machine, le dernier ayant joué avec tout le gratin du jazz anglais (John Surman, Mike Westbrook) et européen... Bref, chacun rencontrait tout le monde, voir le texte informatif et détaillé de Duncan Heining. Ce disque enregistré en concert en 1969, qui n’a pas pris une ride et a conservé toute sa fraîcheur originelle, est le meilleur exemple de ce melting-pot.
Yves Dorison, qui l’avait présenté le 8 mars dernier (voir “Graham Collier & trois autres disques”) le recommandait chaudement, il ne m’en voudra pas d’en rajouter une couche enthousiaste.
NY2 - distr. Jazzfuel
Harald Walkate : piano, compositions
Lorenzo Buffa : contrebasse
Max Sergeant : batterie
Au tournant des années 60/70, et après, les Pays-Bas constituaient la figure de proue de la Nouvelle Musique Européenne (NME), comme on l’appelait pour la différencier de la New Thing afro-américaine. Le trio Willem Breuker-Misha Mengelberg-Han Bennink en particulier entraîna derrière lui une ou deux générations de musiciens hollandais et occupa une place majeure à l’échelle européenne. Cinquante ans plus tard, qu’en est-il ?
Deux trios piano-basse-batterie nous questionnent. Ce type de formation, de jazz classique s’il en est, a repris du service un peu partout et, il faut l’avouer, nous renvoie loin dans le temps. Et pourtant, le trio d’Harald Walkate, premier exemple, dépasse le niveau “confortable” auquel nombre de trios se complaisent. Il faut savoir saisir, au delà de la qualité des mélodies, de l’articulation et de l’échange particulièrement bien équilibré entre les trois membres, ce que la formule (éculée) veut dire et permet d’exprimer. La signification des douze thèmes est largement détaillée dans le livret et offre des pistes, sinon des réponses, qui inscrivent cette musique dans son époque. À écouter au delà de la séduction, j’y invite volontiers le lecteur.
Autoproduction – Inouïe Distribution
Pieternel van Oers : piano, compositions
Tommaso Montagnani : contrebasse
Nicolas Signat : batterie
Ce second trio vient d’être enregistré sous la houlette de la pianiste hollandaise Pieternel van Oers qui réside et joue à Paris. Et il ajoute de l’eau au moulin de ce que j’énonçais ci-dessus. S’il s’inscrit dans un fonctionnement identique et une même actualité, il présente autant de points communs que de différences ! Des tournures plus singulières, des parties rythmiques plus insistantes, des pistes plus éclatées, offrent un parcours vivant, sans doute moins abouti et travaillé que chez son confrère. Mais c’est un premier disque qui laisse entendre des potentialités à venir.
Aussi je ne les départagerai pas, heureux d’avoir pu les entendre tous les deux.
Sdban.
Cees Slinger & The Diamond Five/Pim & Ruud Jacobs/WesselIlken/Martin Verlinden/Toon van Vliet/Tony Vos/Herman Schoonderwalt/Frans Elsen/Boy Edgar Big Band/Rita Reys...
Et pour terminer, un vrai retour en arrière de six ou sept décennies ! En 18 plages, voici un joli petit catalogue de ce qu’était, à l’instar des autres pays européens, le jazz hollandais durant les années 50-60. Soit une musique post bop (et même assez cool) qui ne se distingue guère du jazz américain. Ce qui n’empêche pas d’y croiser d’excellents musiciens qui se sont frottés aux Américains et dont certains, comme la chanteuse Rita Reys, ici accompagnée par l’orchestre d’Oliver Nelson [1] [2] , ont fait carrière aux États-Unis. Voilà donc une bonne approche pour faire connaissance avec la scène hollandaise avant l’irruption tonitruante des Breuker, Mengelberg, Bennink et autres. On pourra simplement regretter que cette édition sur un seul CD soit un peu maigre et ne constitue pas une véritable anthologie.