Quoi de neuf ces derniers mois sur le label suisse indépendant Intakt Records ?
Jean Buzelin passe en revue les publications récentes.
Grâce à une politique éditoriale exemplaire, le label suisse indépendant Intakt s’est affirmé au cours des années comme l’une des compagnies phonographiques majeures dans le paysage du jazz contemporain exigeant, attirant vers elle quelques-uns des plus grands musiciens de notre époque qui savent qu’ils pourront développer leurs projets dans les meilleures conditions de production. Les lecteurs qui me font l’amitié de lire mes petites revues ponctuelles ont pu se rendre compte de la richesse, de la cohérence et de l’ouverture d’un catalogue qui n’a cessé de s’enrichir depuis 1986, date de la création, par Patrik Landolt, de cette maison de Zürich. Celui-ci a pu constituer une équipe à laquelle il a confié les rênes en toute confiance. Cette courte présentation en offre un exemple : aux côtés des Tim Berne, Michael Formanek, Jim Black, Chris Speed, valeurs sûres du label, s’est ajouté cette année le grand batteur Andrew Cyrille, et David Virelles rejoint son compatriote Aruán Ortiz. Ceci pour les Américains.
La seconde partie à venir sera consacrée aux productions des musiciens européens.
Le nouveau disque d’Aruán Ortiz célèbre les 50 ans de ce formidable pianiste arfro-cubain qui s’est installé à New York en 2002 après un passage à Barcelone pour parfaire une vaste culture musicale dans tous les domaines jusqu’à devenir l’un des chefs-de-file du jazz créatif d’aujourd’hui. Pour cela il s’est entouré du contrebassiste Brad Jones, déjà entendu en trio avec lui, et du batteur vétéran John Betsch, qui fit naguère les belles soirées parisiennes dans une relative indifférence médiatique. Onze compositions, dont neuf originales, constituent ce disque passionnant et de très haut niveau qui pourrait illustrer une sorte d’accord parfait : “jazz+Cuba+musique contemporaine”, qu’illustre le travail magistral effectué sur Shaw ’Nuff de Dizzy Gillespie en ouverture du disque, un petit chef-d’œuvre ! Dynamique, rebondissements, breaks, relances, contrastes, tension... une musique difficile qui touche l’auditeur au plus profond. Aruán Ortiz est un Maître ! « Serranías » (Intakt CD 392).
On reste dans l’excellence avec cet autre pianiste afro-cubain, David Virelles, de dix ans le cadet d’Ortiz, et New-yorkais depuis 2009. Entendu avec Jane Burnett, Henry Threadgill, Chris Potter, Andrew Cyrille... il a notamment réalisé trois disques chez ECM. Voici donc son premier enregistrement pour Intakt en trio avec Ben Street (contrebasse) et Eric McPherson (batterie). Plus installée sur des tempos réguliers, sa musique est peut-être moins avancée que celle d’Ortiz, à la fois inscrite dans la tradition du jazz et dans l’air du temps. Elle n’en demeure pas moins d’une grande qualité et devrait séduire les amateurs exigeants. « Carta » (Intakt CD 394).
Si le grand percussioniste Andrew Cyrille est bien présent dans le catalogue Intakt, notamment avec le Trio 3 (sept disques avec Oliver Lake et Reggie Workman), aucun enregistrement sous son nom n’avait encore été effectué jusqu’à celui-ci, en solo s’il vous plaît, vrai disque de batteur au swing omniprésent. Onze pièces mettent tour à tour en valeur un élément de sa batterie “classique” : caisse claire, toms, peaux (à mains nues), cymbales dans une moindre mesure, cloches, tambourin... et font ressortir le son propre des baguettes elles-mêmes. Où comment peut-on jouer fermement mais légèrement. Une passionnante leçon. « Music Delivery/Percussion » (Intakt CD 385).
Tim Berne (saxo alto) et Matt Mitchell (piano) ont dix ans de travail en commun. Ils jouent ensemble dans le groupe Snakoil dont deux disques figurent au catalogue Intakt. On les retrouve ici en duo sur six compositions de Berne et une de Julius Hemphill. À la fois libres et d’une grande rigueur, les dialogues, développements et improvisations sont admirablement construits. Au discours sinueux et complexe du saxophoniste, répondent avec pertinence les commentaires nourrissants du piano ; leurs jeux se distinguent et s’interpénètrent dans une grande clarté sans que jamais ne retombe la tension. Une écoute attentive est sérieusement recommandée et Il faut faire l’effort de suivre les méandres et se laisser emporter par les deux protagonistes. De grands bonheurs vous attendent. « One More Please » (Intakt CD 395).
On suit Tim Berne dans une disque très différent, au sein d’un trio original que complètent Hank Roberts au violoncelle et Aurora Nealand à l’accordéon et à la clarinette (plus quelques vocaux). Sur douze compositions collectives, les trois instrumentistes s’accordent merveilleusement, proposant une musique “qui prend le temps”, plus lente, presque statique parfois, où se dégagent des nappes sonores profondes souvent retenues mais avec décision. Or, à partir de la neuvième pièce, on se retrouve sur un terrain plus “familier" si je puis dire. Le disque étant très long (ce qui est rare chez Intakt), aurait-il fallu s’arrêter avant ? Mais surtout que cela ne vous empêche pas d’écouter cette excellente réalisation. « Oceans And » (Intakt CD 403).
Tim Berne (avec Mary Halvorson) fut membre du Very Practical Trio de Michael Formanek (disque Intakt en 2019). L’année précédente, le grand contrebassiste avait réuni un Elusion Quartet comprenant Tony Malaby (saxophones ténor et soprano), Kris Davis (piano) et Ches Smith (percussions). Voici un second enregistrement de ce remarquable quartette. Contrebassiste-chef d’orchestre, compositeur, conducteur, accompagnateur, Formanek n’est pas sans évoquer Charles Mingus (Alexander Hawkins le signale opportunément dans le livret). Son jeu puissamment rythmique entraine ses partenaires – voir comme il “pousse” Malaby, particulièrement inspiré, dans ses derniers retranchements. Kris Davis est omniprésente et fait corps comme le batteur au “swing naturel”. Mentionnons également la qualité et la variété des thèmes et bien d’autres merveilles que je ne peux qu’inciter les amateurs à découvrir. Nous avons affaire là à un grand disque de jazz contemporain. « As Things Do » (Intakt CD 399).
On le sait, Jim Black n’est pas un batteur du genre léger ! Et ses bombardements tous azimuths ne satisfont pas toujours le vieil amateur de swing que je suis. Mais il faut reconnaître que c’est une voix qui compte dans le jazz d’aujourd’hui. Résidant désormais à Berlin, il a formé un quartette, Jim & The Schrimps, qui comprend trois jeunes excellents musiciens : le saxophoniste alto danois Asger Nissen, le ténor allemand Julius Gawlik, et le contrebassiste allemand Felix Henkelhausen que douze compositions personnelles très concentrées mettent en valeur. Denses, serrées, quoique un peu chargées ou brouillonnes, elles font preuve d’une bonne dynamique et l’on appréciera l’excellente entente entre les deux saxes. « Ain’t No Saint » (Intakt 397).
Il fut le partenaire de Jim Black au sein du groupe Human Feel. Nous retrouvons le saxo ténor Chris Speed (également à la clarinette) avec son trio habituel, Chris Tordini (contrebasse) et Dave King (batterie), pour la troisième fois sur Intakt. Huit compositions du leader constituent ce disque très court (35’) mais riche et dépouillé qui ne délivre que l’essentiel, inscrit dans un “jazz-trio world” revendiqué. Le jeu parfaitement construit, charpenté et équilibré de Speed, sa grande maîtrise, sa sonorité “à l’ancienne” (il joue sur un ténor Conn de 1929) font merveille. Son sens de la mélodie s’appuie sur des structures plus complexes qu’il n’y paraît sans qu’il nuise à la lisibilité à laquelle contribuent ses deux partenaires totalement au diapason. Un grand et beau moment de jazz. « Despite Obstacles » (Intakt CD 404).
>Au moment de boucler cette revue, voilà que m’arrive un OSNI (Objet sonore non identifié) piloté par la compositrice et saxophoniste allemande Ingrid Laubrock qui s’est désormais installée aux États-Unis. C’est une chercheuse qui place la barre assez haut. Aussi est-on totalement “paumé” lors de la première écoute de ces Monochromes. Avec l’aide du texte de Peter Margasak, on essaie, à la seconde audition, de suivre de très près ce qui se passe. On cherche des repères et, finalement, on se laisse emporter... Une étrange nappe sonore, installée par Zeena Parkins (harpe électrique) et les saxophones de Laubrock et de Jon Irabagon nous engloutit dès le début. Sur d’imperceptibles variations, Tom Rainey superpose ses tambours. Ne me demandez pas de vous décrire la suite qui alterne silences, dialogues très vifs des saxos soprano et sopranino et étrangetés sonores, Particularité supplémentaire, l’insertion de “morceaux collés” en plusieurs endroits : la trompette de Nate Wooley, l’accordéon d’Adam Matlock, des percussions de Rainey et des structures sonores vers la fin. À présent, laissez-vous embarquer... « Monochromes » (Intakt CD 411).
Les précédents CD des artistes ci-dessus depuis 2018 sont à retrouver dans les revues suivantes :