Jean Buzelin suit l’activité de Jean-Marc Foussat depuis plus de 40 ans. Il passe ici en revue des rééditions et nouveautés du label singulier de ce musicien-collecteur de musiques improvisées : Fou Records.
Il y a exactement 40 ans, je découvrais avec surprise que Jean-Marc Foussat, que je rencontrais souvent dans les concerts armé de ses micros et magnétophone, était aussi musicien. J’avais en main cette étrange pochette de disque blanche légèrement tachée de rouge que je retrouve quasiment à l’identique en format CD. Avec difficulté, car la musique électroacoustique ne m’était pas familière, j’avais commis une recension dans Le Jazzophone N°16, novembre 1983. Et je retrouve avec stupéfaction un disque plein d’éclat, un superbe patchwork vivant, spontané, réfléchi et travaillé, resté surprenant... mais qui n’eut guère de suite avant le début des années 2010, époque prolifique où Jean-Marc a fondé son propre label, pas uniquement pour publier ses nombreuses performances dont nous rendons compte régulièrement sur le site. L’occasion est donc trop belle pour ne pas négliger cette réédition qui s’augmente d’un livret de 32 pages comprenant notamment les photos de son complice de l’époque, son frère Pierre. ( “Abattage“ – Fou Records CD 50)
Remontons le temps, un temps où les jeunes groupes français de free jazz (sic) se comptaient presque sur les doigts d’une main. La quartette Armonicord avait été créé par le saxophoniste Jouk Minor que l’on rencontrait à l’époque dans différentes formations. Programmé au gigantesque festival de Massy en octobre 1975, malheureusement en toute fin de soirée après un concert exceptionnel d’Archie Shepp (édité en disque) et une excellente prestation du big band de Jef Gilson, il proposa un set de 38’ comprenant deux compositions/improvisations assez brutes mais “harmonisées” par la parfaite entente des quatre musiciens. C’est une belle surprise que de (re)découvrir, grâce au disque, une musique, certes datée (ce qui n’est pas péjoratif) et toujours fraîche. Armonicord n’ayant enregistré qu’un seul disque en 1977, “Esprits de Sel” avec un personnel légèrement différent, cette édition inédite est donc particulièrement recommandée ( “Libres“ – Fou Records CD 53).
Poursuivons avec un autre concert inédit (beaucoup plus long) organisé par l’association Béziers Jazz Action en 1982. À cette époque, le saxophoniste Daunik Lazro jouait souvent en duo avec Jean-Jacques Avenel d’une part, et avec Siegfried Kessler d’autre part (Foussat les a enregistrés). Suffisait-il de réunir les trois ? Pour la haute qualité de la musique, c’est une réussite absolue. Très différents les uns des autres, ils superposent leurs jeux en un exercice de voltige, de va-et-vient, de fluidité et de légèreté, sans oublier le swing, et sans exclure la force et la présence. Un document formidable qui redonne une visibilité à Kessler et Avenel qui nous ont quitté depuis, Daunik doit être heureux de revivre ce moment passé avec ses amis, même si cela s’accompagne sans doute d’une pointe de nostalgie.("Ecstatic Jazz" – Fou Records CD 55)
Nous nous rapprochons de notre ère avec ce concert du groupe Marteau Rouge, enregistré, et joué en même temps, par Jean-Marc Foussat, en compagnie de ses compères Jean-François Pauvros et Makoto Sato aux Instants Chavirés. Comme ils l’avaient fait quelques mois plus tôt avec Haino Keiji [1], les trois compères ont invité Evan Parker à rejoindre leur détonnant trio. Ce n’était pas la première fois [2] que l’illustre saxophoniste anglais s’immisçait dans leur “fouillis” organisé mais constamment varié et surprenant, la musique se jouant un peu “par étage” plutôt que par superposition d’interventions. Parker s’y mouvait avec le sérieux et l’ouverture dont il est coutumier, tout cela dans un foisonnement aussi riche que dense. (“Gift“ – Fou Records 51)
> Les références : > Jean-Marc Foussat : “Abattage“ – Fou Records CD 50 Jean-Marc Foussat (prises de son & appeaux, guitares, piano, voix, objets, radio, synthétizeurs EMS), Jean-François Ballèvre (piano sur une pièce). Enregistré en 1981. > Armonicord : “Libres“ – Fou Records CD 53 Jouk Minor (saxos baryton et sopranino), Joseph Traindl (trombone), Jean Querlier (saxos alto et soprano, hautbois), Rachid Houari (batterie). Massy (91), 26 octobre 1975. > Jean-Jacques Avenel / Siegfried Kessler / Daunik Lazro : “Ecstatic Jazz“ – Fou Records CD 55 Daunik Lazro (saxo alto, tubausax), Siegfried Kessler (piano, piano électrique, clavinet, ring modulateur, flûte), Jean-Jacques Avenel (contrebasse). Crypte des Franciscains, Béziers, 12 février 1982. > Marteau Rouge & Evan Parker : “Gift“ – Fou Records 51 Evan Parker (saxos ténor et soprano), Jean-Marc Foussat (Synthi VCS3, voix, jouets), Jean-François Pauvros (guitares, voix), Makoto Sato (batterie). Instants Chavirés, Montreuil, 13 décembre 2009. |
Les rééditions et exhumations de trésors du passé sont une chose, la production de musiques nouvelles en est une autre. Il y a quelques années, Jean-Marc Foussat s’est donc lancé tête baissée dans l’édition de disques et a créé son label, le bien nommé FOU RECORDS qu’il a ouvert à de nombreux musiciens chercheurs en marge des sentiers battus donc peu médiatisés qu’il enregistre et avec qui, souvent, il joue et dialogue. Son catalogue compte une soixantaine de CD joliment présentés et souvent accompagnés d’un texte poétique – il continue à publier sur ce support et nous en sommes ravis – et une dizaine de 33 tours LP. Pas moins de sept nouveautés sont parues ces derniers temps, que nous allons passer en revue.
Quand un Fou rencontre un autre Fou... Nouvelle venue sur le label, la violoniste Anne Foucher dialogue avec Foussat sur deux pièces intenses et parfois débridées. Le violon accroche, craque et s’engouffre dans le champ que cultive le Synthi. Il en résulte une sorte de (re)création d’espaces naturels avec ses nuances, ses accélérations en cascade et ses ralentissements pas toujours apaisants. Rassurez-vous, on en sort bien vivant avec la satisfaction d’avoir été touché en profondeur.("Chair ça" – Fou Records CD 61)
Duo électronique avec Léo Remke-Rochard qui donne la réplique à Jean-Marc sur six pièces de musique forte, puissante, dans lesquelles Foussat semble jouer de manière plus “compacte”, concentrée donc moins propice à des envolées surprises. Dire que cette musique est “sans concession” n’aurait pas de sens, surtout concernant le catalogue Fou ! (“Jouent pour Stéphane Guillaumon" – Fou Records CD 52)
Retour à l’acoustique avec le saxophoniste-clarinettiste Jean-Luc Petit, déjà entendu avec Jean-Marc Foussat, Christiane Bopp, Fabrice Favriou... et qui est rejoint ici par le pianiste Didier Frébœuf, également nouveau venu. Le disque contient trois improvisations assez différentes l’une de l’autre. Vive et stimulante (et assez jazz) dans une dynamique très ouverte (Petit au ténor), plus “musique contemporaine” avec le piano préparé et des figures parfois répétitives (Petit à la clarinette contrebasse), à nouveau très vive et, si j’ose dire, moins contrôlée avec un sopranino joué avec beaucoup d’autorité. ("Crusts" – Fou Records CD 48)
Jean-Marc adore les duos avec des instruments acoustiques, et en particulier les saxophones. L’occasion de signaler celui avec Sylvain Guérineau qui a fait l’objet d’une recension il y a quelques mois dans ces colonnes auxquelles je renvoie le lecteur [3]. Une bien belle musique qui n’oublie pas ses racines. ("Rustiques"– Fou Records CD 49)
C’est un autre “inconnu” au catalogue, Guy-Frank Pellerin qui est invité à dialoguer avec Jean-Marc Foussat. Et le résultat est assez grandiose : 75 minutes (trois longues plages + un finale) de musique d’une étonnante puissance et d’une grande densité. Sur un fond nourri qui se meut dans un vaste espace, à la fois lointain mais qui gagne petit à petit en ampleur, l’équilibre se joue entre ces couches et le jeu multi-phonique, “horizontal” et souvent strident du saxophoniste qui pose ses phrases complexes sur la nappe sonore. Le mariage impossible entre le son brut des anches et la dimension spatiale de l’électronique. Impressionnant. ("Les Beaux Jours” – Fou Records CD 54)
C’est à présent Jean-Jacques Duerincks qui se mesure au Synthi de Jean-Marc. Saxophoniste belge, il est actif depuis une vingtaine d’années dans diverses sphères de création contemporaine. À l’écoute de ce disque, on sent qu’il n’est pas étranger à la pratique du jazz et de la free music, et l’on remarque qu’il joue ici des extrêmes, exécutant le grand écart entre le baryton et le sopranino. Il les emploie tour à tour dans les deux pièces de 26 minutes chacune qui composent ce disque enregistré en concert – la première est exceptionnelle. Très amplifiées, ses deux anches proposent une gamme d’harmoniques qui entrent en résonance avec les propositions sonores de Foussat, parfois très “envahissantes” (et les deux discours se mélangent presque), parfois dispensatrices de couleurs les plus surprenantes et variées possibles. Mais Jean-Marc ne recherche-t-il pas l’impossible ? Monumental. ("L’Île des Trésors" – Fou Records CD 56)
Et l’on retrouve Daunik Lazro, l’un des plus anciens et fidèles partenaires de Jean-Marc Foussat. Ils improvisent très librement durant Trente-cinq minutes et Vingt-trois secondes (inégalement indexées en trois plages), titre on ne peut plus neutre de l’album. Daunik n’utilise que le ténor qu’il exploite en phrases souvent courtes avec le jeu coupant qu’on lui connait, ou plus loin choisit le son de corne de brume tandis que Jean-Marc ne fait pas gronder son mécanisme instinctif comme dans les deux disques précédents. C’est d’un échange de proximité dont il s’agit, assez informel, de deux amis qui se laissent aller au gré des surprises et des découvertes. Et ils ont bien raison. (“Trente-cinq minutes & Vingt-trois secondes” - Fou Records CD 62)
> Les références : > Anne Foucher & Jean-Marc Foussat : “Chair ça" – Fou Records CD 61 Anne Foucher (violon, électronique), Jean-Marc Foussat (Synthi AKS, jouets, voix). Montpellier et Bignac, 1/5 novembre 2022. > Jean-Marc Foussat & Léo Remke-Rochard : “Jouent pour Stéphane Guillaumon" – Fou Records CD 52 Jean-Marc Foussat (Synthi AKS, jouets, voix), Léo Remke-Rochard (électronique, voix). Dojo, Villeurbanne, 7 janvier 2023. > Didier Frébœuf & Jean-Luc Petit : “Crists" – Fou Records CD 48 Didier Frébœuf (piano, Clavietta, objets), Jean-Luc Petit (saxos ténor et sopranino, clarinette contrebasse). L’Impromptu, Bordeaux, 11 novembre 2022. > Jean-Marc Foussat & Sylvain Guérineau : “Rustiques" – Fou Records CD 49 Jean-Marc Foussat (Synthi AKS, piano, jouets, voix), Sylvain Guérineau (saxo ténor, clarinette basse). Montbarrois (45), 24 novembre 2022. > Jean-Marc Foussat & Guy-Frank Pellerin : “Les Beaux Jours” – Fou Records CD 54 Jean-Marc Foussat (Synthi AKS, jouets, voix), Guy-Frank Pellerin (saxos ténor et soprano). Le Thoronet (83), 9 avril 2023. > Jean-Jacques Duerincks & Jean-Marc Foussat : “L’Île des Trésors" – Fou Records CD 56 Jean-Jacques Duerincks (saxos baryton et soprano), Jean-Marc Foussat (Synthi AKS, piano, jouets, voix). Haekem Théâtre, Bruxelles, 16 mai 2023. > Jean-Marc Foussat & Daunik Lazro : “Trente-cinq minutes & Vingt-trois secondes” - Fou Records CD 62 Jean-Marc Foussat (mécanisme instinctif et résonnant), Daunik Lazro (saxo ténor). Le Thoronet (83), 8/9 octobre 2023. |
Liens :
[1] Voir “Sans fil conducteur...” (12/05/2022)
[2] Voir “Neuf perles fines d’Albion” (12/06/2009)
[3] Voir “Revue hexagonale du printemps 2023” (13/06/2023)