Quatre disques entre les méandres des genres habituels, histoire de constater une fois de plus que la création se porte bien
Tao Forms
Fay Victor : chant
Michaël Attias : saxophone alto et baryton
Anthony Coleman : piano
Ratzo Harris : contrebasse
Tom Rainey : batterie
Le projet était en cours depuis une dizaine d’année : écrire des textes sur des compositions d’Herbie Nichols (1919-1963), pianiste et compositeur aujourd’hui encore trop méconnu et qui, en son temps, fut trop novateur pour être véritablement reconnu. Si ses compositions ont encore quelque écho aujourd’hui, elles le doivent majoritairement à Roswell Rudd qui leur a consacré trois albums. De fait, le seul de ses thèmes ayant acquis une réelle notoriété est Lady Sings the blues pour lequel Billie Holiday écrivit des paroles. Aujourd’hui, Fay Victor propose un travail en tout point remarquable en posant ses propres mots sur cette musique qu’il est grand temps de redécouvrir. En outre, elle ne se prive pas de se l’approprier par une approche personnelle, en dehors des canons du jazz mainstream, qui correspond peu ou prou à l’univers du compositeur. Sa voix s’étire, module, part à l’aventure, parfaitement soutenue par un quatuor de musiciens rompus à ce type d’exercice, et crée finalement un ensemble très convaincant, surprenant juste assez, épris de liberté première. Capable de sculpter un espace créatif par des intonations vocales capricieuses et des écarts quelquefois brutaux, Fay Victor magnifie la musique d’Herbie Nichols et lui rend justice à sa façon. Un disque plus que nécessaire qu’il serait dommage d’ignorer.
Biophilia Records
Maria Grand : saxophone ténor, chant
Marta Sanchez : piano, piano préparé
Maria Grand démontre avec ce nouveau disque en duo qu’il est possible de concevoir une musique qui soit à la fois cérébrale et organique. D’ailleurs, quelle que soit la voie choisie, musique écrite ou improvisation, c’est de sensibilité qu’il s’agit et plus encore de ressenti. Dans cet exercice de dépouillement où ne demeure que l’essence du sensible exhumée des tréfonds de l’artiste et projetée sans fioriture aucune, que ce soit par le saxophone ou par la voix, Maria Grand en appelle à l’émotion sonore. Magnifiquement accompagnée et soutenue par le piano de Marta Sanchez, elle offre une musique hyperesthésique qui touche d’emblée, provoquant à l’écoute une multitude de résonances. Au fil des plages, le dialogue (presque une joute par moment) entre les deux musiciennes aux personnalités fortes crée un monde musical qui s’épanouit en laissant émerger l’intime avec une délicatesse profonde aussi bien que tranchante. Inclassable, comme toute œuvre originale, la musique de Maria Grand avance, simple et complexe, comme le sont les sentiments humains depuis la nuit des temps. Avec Marta Sanchez la saxophoniste et chanteuse donne à ouïr un moment étonnant d’émotion musicale, loin des sentiers rebattus et proche d’une vérité première très touchante.
https://www.mariakimgrand.com/
Ouch Records
Lionel Martin : saxophone, machines
Sangoma Everett : batterie, voix
Cinq ans après leur hommage à Count Basie où leur duo se substituait au big band initial du disque Afrique (1971), Lionel Martin et Sangoma Everett remettent le couvert et adressent une lettre au monde qui démontre une fois de plus la connexion alchimique qui le lie. Avec une énergie qui puise dans les racines du jazz, ils s’affranchissent des codes au profit d’une exploration personnelle créative au son rugueux franchement bluesy. Très organique dans la forme, leur disque propose des relectures (Who knows de Jimmy Hendrix et Afro blues de Mongo Santamaria, chantées par le batteur) et des compositions originales généreuses, au lyrisme direct. Lionel Martin dit qu’on peut enfermer un oiseau mais que l’on ne peut pas l’empêcher de chanter, Sangoma Everett cite Oscar Wilde ainsi : « spread love everywhere you go ». Les deux ont raison et la puissance de leur dialogue est à la hauteur de leur commun désir de paix. A l’écoute, on se laisse prendre par l’urgence qui affleure à adresser cette « lettre au monde ». Alors si la poste fait son boulot, Emily Dickinson aura une audience autre, tout comme Lionel Martin et Sangoma Everett.
Odin Records
Kjetil Mulelid : piano, claviers
Arve Henriksen : trompette (1)
Selma French : violon (1)
Martin Myhre Olsen : saxophone tenor (1.3)
Mathias Eick : trompette ((2)
Trygve Selm : saxophone tenor (2.5)
Lars Horntveth : pedal steel (2.3.6.8)
Andreas Winther : batterie (1.2.5.6.8)
Sasha Berliner : vibraphone (6)
Lyder Reed : trompette (7)
Signe Emmeluth : saxophone alto (5)
Barour Reinert Poulsen : contrebasse (1.2.3.5.6.8)
Né en 1991, le pianiste norvégien s’est déjà fait remarqué depuis quelques années. Dans ce nouveau disque, on retrouve les mélodies harmoniquement riches qui le caractérisent. Elles sont comme souvent dans ces contrées septentrionales mêlées de folk, voire de folklore, et grandes ouvertes sur différentes influences. Toujours très évocatrices de l’univers nordique, elles possèdent également des textures suffisamment denses pour contraindre l’auditeur à une écoute attentive. Au plan rythmique, la complexité est souvent de mise et elle s’accompagne d’un mélange des timbres souvent intéressant sinon novateur. D’obédience assez Jarrettienne, l’ensemble possède un lyrisme se traduisant par des crescendos allant jusqu’à quelques moments paroxystiques au bout desquels la douceur reprend ses droits. La succession des invités au gré des morceaux amène en outre une variété de sonorité qui ne gâche rien, comme on dit, et qui rehausse le propos global d’un enregistrement qui brille par ses angles d’approche diversifiés et par la qualité des intervenants (il ya là quelques unes des fortes personnalités du jazz nordique).