Après les productions venant d’Allemagne et de Suisse, continuons à présenter, très succinctement, les nouveautés annuelles de l’excellent catalogue Leo Records avec, en particulier, deux immenses pianistes et musiciens russes, Simon Nabatov et Slava Ganelin. Pour le premier d’entre eux, nous restons d’ailleurs dans le même environnement, puisque les quatre CD qui suivent ont été enregistrés à Cologne. Né à Moscou en 1959, Nabatov s’est expatrié en famille à New York vingt ans plus tard, ce qui lui a permis de partager nombre d’aventures musicales avec quelques-uns des meilleurs musiciens américains, puis d’effectuer des allers-retours en Europe, se fixant largement à Cologne où, depuis des années, il effectue la plupart de ses enregistrements au studio LOFT, en particulier pour Leo Records pour qui il a réalisé une quinzaine de disque. Il bénéficie à présent d’une large réputation internationale parfaitement justifiée.

NB : diaporama de l’ensemble des pochettes des disques cités en bas de page !

Dans le même esprit que son magnifique disque consacré à Herbie Nichols [1], Simon Nabatov s’était penché, dès 1995, sur le travail d’un autre pianiste-compositeur voisin, Thelonious Monk. Encore un, direz-vous. Mais lorsqu’il s’agit d’un musicien de premier ordre, particulièrement impliqué, et qui est « de la famille », l’intérêt prend rapidement le dessus. À cinq thèmes de Monk enregistrés en solo en 1995, sont mises en regard cinq Electroacoustic Extensions (quatre portent ce titre) réalisées en 2013. Mais malgré l’utilisation des live electronics, le piano reste prépondérant : « Monk ‘n’ More » (Leo Records LR 780).
Deux suites, la première en cinq mouvements enregistrée en 2010, la seconde en trois mouvements, plus un Psalm, en 2014, composent le disque suivant qui présente le pianiste en duo avec l’altiste (violon) Gareth Lubbe. On peut qualifier ces deux suites de véritables « sonates » pour piano et alto entièrement créées spontanément, un tour de force, avec leurs mouvements lents – souvent – ou plus vifs. Ce duo exceptionnel offre, à plusieurs reprises, une curiosité musicale insolite : les interventions vocales de Lubbe qui naviguent entre un sorte de chant d’outre-tombe et, à l’opposé, tintent comme un orgue de cristal. « Lubatov » (Leo Records LR 762).

Retour vers le trio piano-basse-batterie, plus jazz mais hautement créatif. Le premier est le fruit d’une séance réalisée en 2014, Nabatov ayant pour partenaires l’Américain Mark Dresser (contrebasse) et l’Allemand Dominik Mahning (batterie). Cinq pièces librement improvisées par les trois protagonistes, très ouvertes, avec un rare niveau d’échange et de musicalité : « Equal Poise » (Leo Records LR 745).
Un second musicien de Cologne, Stefan Schönegg, prend la place de Dresser dans le second trio enregistré un an plus tard. Avec un même degré d’ouverture et de liberté, les trois musiciens travaillent cette fois sur sept compositions du pianiste qui se déploient dans un vaste éventail de couleurs, d’atmosphères, de rythmes, de modes, et démontrent, s’il le fallait encore, que Simon Nabatov connait toute l’histoire du piano jazz – et du jazz tout court, cela va de soi : « Picking Order » (Leo Records LR 765). Devant tant d’excellence, comment choisir celui ou ceux qui mériteraient un OUI ? Laissons donc ce choix à l’auditeur.

Je serais également bien en peine de conseiller l’un plutôt que l’autre des deux disques suivants qui font entendre Vyacheslav (du temps de l’Union Soviétique !), qui se fait désormais appeler Slava Ganelin depuis qu’il habite en Israël. Ce qui ne l’empêche pas de retourner à Moscou pour donner, par exemple, un concert en compagnie d’Alexey Kruglov, le multi-saxophoniste qui est désormais au sommet du jazz russe [2], et du remarquable batteur vétéran Oleg Yudanov. Résultat : 38 minutes d’une improvisation menée tambour battant et une puissance de jeu toujours aussi phénoménale, équivalente à celle de l’ancien Ganelin Trio, où chaque musicien prend toute sa place et intervient judicieusement ; on pourrait signaler un solo de Kruglov exceptionnel, ou tel ou tel passage particulièrement remarquable, si tout n’était pas justement remarquable. Deux rappels enthousiastes le confirment : « Us » (Leo Records LR 757).
Bien que mes goûts me portent plutôt vers le disque précédent, je ne peux manquer de saluer le grandiose – Leo Feigin en français dans le texte – travail de Ganelin et du saxophoniste russe Lenny Sendersky qui réside également en Israël. Les deux musiciens ont donné un concert à Tel-Aviv d’une dimension spectrale et spatiale quasi symphonique. Pour cela, Ganelin s’est appuyé uniquement sur l’électronique (qu’il maîtrise depuis plusieurs années), en l’occurrence les Korg MicroStation et computer Dell – je reproduis le livret. Avec un jeu souvent très étiré et également un gros travail sur l’amplification, le saxophoniste est le partenaire parfait de cette œuvre hors normes : « Hotel Cinema » (Leo Records LR 764).

Le très dynamique jeune sextette Goat’s Notes publie son troisième disque pour Leo. Aux membres réguliers, Gregory Sandomirsky (piano), Vladimir Kudryavtsev (contrebasse), Maria Logofet (violon), Piotr Talalay (batterie), Andrey Bessonov (clarinette) et Ilya Vilkov (trombone), s’ajoutent trois musiciens français, Hugues Vincent (violoncelle), Sabine Bouthinon (violon) et Pierre Lamba (sax alto). Ce qui donne une sorte de mélange entre le quintette de jazz et le quatuor à cordes. Mais, par l’éclectisme, les surprises, les rebondissements, les portes qui s’ouvrent, tout se mélange et se superpose en une joyeuse fête musicale, enregistrée en deux fois, à La Rochelle et à Moscou, dont nous sortons enchantés : « Cosmic Circus » (Leo Records LR 736) (Moins connus que leurs prestigieux aînés, nous leur offrons notre OUI !).

Les musiciens de jazz israéliens sont à la mode depuis quelques années, dont acte. En voici un trio, encore peu connu, qui réside à Amsterdam. Il est emmené par le clarinettiste-basse Ziv Taubenfeld, lequel a étudié avec le grand Michael Moore, et s’est produit récemment en duo avec le célèbre batteur Han Bennink, des références ! Son jeu, tantôt grave, tantôt plus éraillé, et son discours s’avèrent fort intéressants, ainsi que la conduite de sa musique : des improvisations très ouvertes, mais qui, dans une progression constante et logique, ne perdent jamais la direction choisie. Ses partenaires Shay Hazan (contrebasse) et Nir Sabag (batterie) sont parfaitement à la hauteur. Un premier disque très prometteur : « Bones » (Leo Records LR 743).

Enjambons le Channel avec d’abord un disque d’un jeune quartette, Construction, animé par le batteur Jim Bashford qui en signe les neuf compositions, accompagné par le saxophoniste-ténor Robin Fincker, le guitariste Hilmar Jensson, très présent, et le bassiste Tim Harris. Un groupe très compact de jazz actuel qui, sur des rythmes ternaires ou binaires, produit une musique, sans grandes caractéristiques peut-être, mais forte et dynamique : « Centreline Theory » (Leo Records LR 759).
Beaucoup plus originale apparaît la nouvelle réalisation du chanteur-poète Steve Day avec son ensemble Blazing Flame, à l’instrumentation très étudiée et fidèle : la chanteuse Julie Tippetts et son mari Keith Tippett (piano), couple phare des musiques anglaises depuis près de 50 ans, Aaron Standon (sax alto), Peter Evans (violon électrique à 5 cordes), Julian Dale (contrebasse, violoncelle), Anton Henley (batterie) et, à quatre reprises, Bill Bartlett (flûte) ; plusieurs musiciens, dont Day lui-même, manipulant également diverses percussions. L’esprit de cette œuvre très particulière, possède une couleur typiquement anglaise, aux frontières du jazz, du rock, des pop songs… héritée des années 70 que prolongeaient, par exemple, les Westbrook. De la belle ouvrage qui mérite attention. Les textes des douze poèmes dialogués entre Day et Julie Tippetts sont reproduits dans le livret : « Murmuration » (Leo Records LR 756).

Et pour terminer cette seconde étape, traversons l’Atlantique et partons à la découverte d’une jeune violoniste épatante, Sarah Bernstein. À la tête de son quartette que complètent heureusement la pianiste canadienne bien connue Kris Davis [3], le bassiste électrique Stuart Popejoy, et le batteur Ches Smith, elle propose sept compositions particulièrement swinguantes, mélodiques et sensibles. Privilégiant le registre médium, Sarah Bernstein ne craint pas de poursuivre dans la tradition du violon jazz avec une attaque franche, un phrasé fluide et des soli parfaitement construits. Un vrai et beau disque de jazz qui ne peut qu’emporter l’adhésion de tous : « Still/Free » (Leo Records LR 746).

Ce n’est pas la première fois que nous parlons de l’extraordinaire Aardvark Jazz Orchestra fondé, et dirigé par Mark Harvey (compositeur et également trompettiste et pianiste) depuis 1973 – 43 ans, qui dit mieux ? Je renvoie volontiers le lecteur à des chroniques antérieures [4], Leo Records : trois grands orchestres… (21/11/2014). avant de présenter cette nouvelle réalisation, enregistrée en direct, la huitième chez Leo Records. Trois pièces, dont une dédiée à Sun Ra, Spaceways, et une suite en trois mouvements, Commemoration, en hommage aux victimes de l’attentat du marathon de Boston. À nouveau, nous sommes saisis par l’amplitude sonore de l’orchestre, l’équilibre des masses, les contrastes de couleurs, la subtilité des timbres, les rythmes complexes, tout cela sans aucune charge, aucune lourdeur. Bien au contraire, toue la musique respire et l’écriture, pourtant savante et structurée, ouvre vers des espaces de liberté permettant aux improvisateurs, non pas de simplement sortir du lot chacun leur tour, mais d’apporter leur pierre à l’édifice. Une fois n’étant pas coutume, présentons les musiciens, par ailleurs presque tous solistes, dont la plupart étaient déjà présents sur le premier disque pour Leo en 1993 (et sans doute même avant) : Arni Cheatham, Peter Bloom ou Michel Heller, Phil Scarff, Chris Rakowski, Dan Zupan (saxes et bois), K.C. Dunbar, Jeanne Snodgrass, Taylor Ho Bynum (trompettes), Bob Pilkington, Jeff Marsanskis, plus Jay Keyser, Randy Pingrey, Tom Plseck (trombones), Bill Lowe (trombone basse, tuba), Richard Nelson (guitare), John Funkhouser (contrebasse) plus Jerry Edwards (basse électrique), Harry Wellott (batterie) plus Craig Ellis (percussion), quelques musiciens ne figurant pas dans tous les morceaux. Vous ne les connaissez pas, moi non plus en dehors de ce qui est, pour moi, le plus beau big band que l’on peut entendre à l’heure actuelle. Somptueux : « Passages » (Leo Records LR 741) - OUI !

Nous resterons aux Etats-Unis pour terminer prochainement notre année avec Leo en la seule compagnie d’Ivo Perelman, et de ses fidèles acolytes bien sûr…

Le catalogue Leo Records est distribué par Orkhêstra comme il se doit.


Lire aussi...


[1Simon Nabatov : “Spinning Songs of Herbie Nichols” (LR 632).

[2On retrouvera Simon Nabatov, Alexey Kruglov, Oleg Yudanov, le groupe Goat’s Notes, sans parler de Slava Ganelin, dans diverses revues dont Petit tour d’Europe (10/09/2010), Leo Records panorama n°1 (25/05/2012), Europe Express… (01/03/2013), C’était en 2013 : 3e séance de rattrapage (06/02/2014), Les Disques qui vous ont échappé… n°1 (06/01/2016), etc.

[3... Intakt & Clean Feed… (30/03/2012).

[4...Leo Records panorama n°3 (11/07/2012)