Jean Buzelin nous propose de poursuivre un tour d’horizon de disques français parus récemment qui sortent souvent des sentiers (trop) battus...
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Suite et fin de la "revue hexagonale" concoctée par Jean Buzelin. Si vous avez manqué le premier acte, c’est ici... (25 novembre 2022) ! |
2 LP Umlaut (+ album numérique) / distr. Socadisc
Simon Sieger : piano
Joel Grip : contrebasse
Michael Griener : batterie
J’ai découvert l’existence, et la musique, de Per Henrik Wallin en 1979, lors d’un arrivage à Jazz Hot de disques suédois Dragon. Pianiste, compositeur et "organisateur" d’un trio d’exception, il m’avait fait forte impression en cette grande période de la Nouvelle (free) Musique Européenne. Quelques années plus tard, en 1985, Armand Meignan, toujours prompt à proposer des musiciens peu connus en France, le programmait à l’Europa Jazz Festival du Mans. D’après mes souvenirs, le concert de son trio (Tornbjörn Hultcranz, contrebasse, Erik Dahlback, batterie) fut excellent et apprécié. Mais la scène suédoise n’intéressant guère les Français, on en resta là.
Per Henrik Wallin (1946-2005) proposait pourtant une voie originale à côté des tenants de l’improvisation libre. Doté d’un fort background jazz (Fats Waller, Art Tatum) qu’il avait pratiqué durant sa jeunesse, il était aussi compositeur de thèmes originaux aux rythmes complexes mais ne délaissant jamais le swing, le drive qui restent les ingrédients nécessaires du jazz, de sa singularité à son universalité. Aussi sa musique, apparemment difficile, est empreinte d’une grande limpidité, à l’instar de celle de Thelonious Monk.
Hélas, Wallin est victime d’un grave accident en 1988 qui le laisse handicapé. Se déplaçant désormais en chaise roulante, il ne reprendra professionnellement son piano qu’en 1995. Il laisse un peu plus d’une douzaine de disques, dont un publié par Hat Hut en 2002.
En choisissant de rejouer le contenu de l’album "Coyote" (Dragon CD320 enregistré en 86/87), le siungulier trio Oùat s’imposait un sacré défi dont l’un des moindres n’était pas de faire réapparaître un nom aussi peu connu que Wallin (le bassiste suédois Joel Grip y est sans doute pour quelque chose). Et c’est tout à l’honneur de l’excellent label Umlaut d’avoir accepté le projet. À côté du fameux batteur allemand Michael Griener, Simon Sieger sera la grande révélation au piano, lui que nous avions découvert au trombone tailgate auprès de Raphaël Imbert. La réussite musicale est totale. La recréation devient une véritable création. Le côté monkien ressort parfois durant le déroulé musical parfaitement articulé, d’une grande clarté et d’une égale présence. Les sept pièces auraient pu tenir sur un CD, or Umlaut le publie dans un superbe album de deux 33 tours remarquablement pressé, mixé et gravé (ce qui est rare avec cette mode des vinyles). Un évènement !
Pour ceux qui le souhaitent, et on ne peut que les encourager, il est facile d’écouter le "vrai" Per Henrik Wallin à ses débuts sur le CD 032 Ayler Records paru en 2004 "The Stockholm Tapes, inédits live de 1975 et 77.
Décidément, Umlaut est un collectif formidable, aussi je ne peux faire mieux que renvoyer le lecteur à la chronique de Thierry Giard consacrée aux deux albums complémentaires du quartette Die Hochstapler mise en ligne le 15 octobre dernier « Pour fins gourmets ». Je partage totalement son enthousiasme autant que son analyse Il y règne une fraîcheur, une invention, une joie de jouer et une malice qu’on ne rencontre plus souvent dans l’univers du jazz. Ils doivent être formidables sur scène, mais se sont-ils produits en France ? Sinon c’est à désespérer des programmateurs de concerts et de festivals ! |
Ayler Records / distr. Orkhêstra & ayler-records.bandcamp
Jean-Luc Cappozzo : trompette, bugle
Benjamin Bondonneau : clarinettes
Christine Wodrascka : piano
Gaël Mevel : violoncelle
Didier Lasserre : batterie, tymbale baroque, cloche, compositions
Loïc Lachaize : sound machinery conception, enregistrement
Denis Cointe : live sounds
Laurent Cerciat : voix alto
Le superbe et copieux catalogue Ayler s’enrichit de trois parutions particulièrement réussies. En voici la présentation :
Improvisateur apprécié dont nous avons croisé la route dans des recensions précédentes (Guérineau, Lazro, Duboc …), le percussionniste Didier Lasserre a composé – mais on dirait une série d’improvisations libres – une suite de sept pièces réunies en trois séquences, la lumière, le jour, la nuit, dédiées au silence. Il a invité quelques musiciens (il ne s’agit en aucun cas d’un octette), à intervenir sur l’une ou l’autre de ses propositions, lui-même ne jouant que sur quelques morceaux. Il en résulte une musique du dépouillement, de l’économie (très peu de notes), une ode au silence (ce silence qui nous manque tant dans notre société où règne l’agitation et le vacarme), qui demande, et mérite, des écoutes successives pour pouvoir l’apprécier pleinement. Improvisateurs chevronnés (Cappozzo, Wodrascka) ou moins connus, tous sont parfaitement entrés dans le projet.
Ayler Records / distr. Orkhêstra & ayler-records.bandcamp
Sophie Bernado : basson, voix, electronique, compositions
Céline Grangey : sound design, électronique, compositions
+ Ko Ishikawa : sho (orgue à bouche) sur deux plages
Dans la lignée des “duos bizarres et étranges", en voici un particulièrement étonnant. Son nom évoquerait-il un bombardement de notes ? Point du tout. Un basson, instrument rare en jazz, se meut au milieu d’un environnement électronique où, après un thème d’introduction, deux suites de cinq parties chacune, une “journée” et les “souvenirs de cette journée”, permettent à la musique de se développer grâce à un grand travail dans l’espace sonore : résonances, écho, volume, tension, rythmes parfois obsessionnels... Une montée en puissance qui s’achève par un finale qui apporte paix et quiétude. Quelques réminiscences japonaises apparaissent en filigrane. De la belle musique contemporaine.
Ayler Records / distr. Orkhêstra & ayler-records.bandcamp
Jean-Luc Cappozzo : trompette
Guillaume Bellanger : saxophone ténor
Cécile Cappozzo : piano, compositions
Patrice Grente : contrebasse
Étienne Ziemniak : batterie
Si le mot jazz a encore quelque signification à l’heure actuelle, ce disque en est une éclatante réponse. Tout y est : spontanéité, fraîcheur, lyrisme, sensibilité, force et délicatesse, cohésion et écoute réciproque, ouverture, liberté, et plaisir évident de jouer... Cécile Cappozzo a invité "papa" Jean-Luc et Guillaume Bellanger à se joindre à son trio, ce qui donne un quintette "classique", à la Blue Note, et les six pièces aux colorations automnales (enregistrées en janvier dernier – sic) s’enchaînent comme dans un set. Cécile, soliste et accompagnatrice très présente, laisse beaucoup de champ aux deux souffleurs qui délivrent de délectables improvisations. Une musique hors mode, donc forcément indémodable, et un jazz de grande lignée, la seule !
Creative Sources Recordings / distr. Improjazz & Metamkine
Sylvain Guérineau : saxophone ténor, clarinette basse
Fred Marty : contrebasse
Sylvain Guérineau s’ancre également profondément dans les racines du jazz, et ce disque, publié par le label portugais Creative Sources (qui a accueille souvent un autre outsider du jazz français, Étienne Brunet) le présente dans un contexte qu’il affectionne, le duo avec un contrebassiste. Ses références en la matière sont Eric Dolphy/Richard Davis, Sam Rivers/Dave Holland, Archie Shepp,NHOP, et ses partenaires ont été Francis Marmande, Kent Carter, Jean Rougier, Benjamin Duboc, Joel Grip... Avec Fred Marty, le dialogue s’installe immédiatement, et le discous sinueux du ténor est suivi à la trace par le pizzicato de la contrebasse. Se construit alors une véritable “ligne mélodique” entièrement improvisée. À d’autres moments, l’archet râcle l’instrument auquel s’accroche un ténor au son âpre, puis le parcours promet d’autres sinuosités jusqu’à un finale recueilli. Un travail exemplaire réparti sur cinq pièces aux titres-devinettes.
Fou Records / distr. Les Allumés du Jazz
Jean-Marc Foussat : synthé AKS, voix & jouets
Emmanuelle Parrenin : vielle à roue, voix
Quentin Rollet : saxophones alto & sopranino, petite électronique
Toujours à la manœuvre, le magicien du son Jean-Marc Foussat nous propose quatre nouvelles parutions sur son catalogue. En avril 2022 au Mans, ce champion des combinaisons entre électronique et acoustique réunissait autour de lui Emmanuelle Parrenin à cet instruments fort ancien, la vielle à roue, qu’on considère parfois comme l’ancêtre du synthétiseur (!) et Quentin Rollet aux saxophones, trio “impossible” s’il en est. Or ces instruments s’accordent à merveille, se mêlent et s’harmonisent dans les quatre pièces qui constituent ce récital surprenant. Un vrai travail de composition bâti sur une architecture spontanée complexe.
Fou Records / distr. Les Allumés du Jazz
Emmanuel Cremer : violoncelle
Après des études de composition au conservatoire de Marseille, Emmanuel Cremer, tout en écrivant pour le théâtre et le cinéma,se lance dans l’improvisation notamment aux côtés de Barre Phillips, puis de Raymond Boni avec qui il enregistre en 2003 (« Terronès, Suite andalouse », Blue Marge 1007 – avec Foussat !), Joe McPhee, Jean-Marc Montera et d’autres musiciens de la région. À Athènes en 2019, au milieu des ruines antiques, mais en fait en studio, il enregistrait cinq pièces en solo, cinq improvisations sans doute bien mûries – l’amplitude du son laisse entendre parfois l’usage du re-recording –, alternant ou mélangeant l’archet et le pizzicato, ponctuée de frottis et de grincements, où graves et aigus se chevauchent et se percutent dans une dynamique résolument free music sans joliesses ni concessions.
Fou Records / distr. Les Allumés du Jazz
Joëlle Léandre : contrebasse, voix
Paul Lovens : batterie, cymbales et gongs
Remontons le temps, nous voici en mai 2013, avec une rencontre en public entre l’infatigable improvisatrice et duettiste, Joëlle Léandre et le percussionniste “historique” Paul Lovens. Une improvisation de près d’une demi-heure constitue l’essentiel du disque. Ce qui aurait pu tourner vers une sorte d’affrontement amical révèle au contraire une entente subtile et une construction à laquelle le percussionniste n’est pas pour rien, ponctuant, colorant, s’infiltrant et provoquant astucieusement le jeu de la contrebassiste, plus réservée que d’habitude. Mais Joëlle laisse éclater sa personnalité : après une sorte de danse à l’archet, les échanges sont plus vifs, les discours s’entremêlent, facilement sans être chargés, Lovens ne tirant jamais la couverture à lui... On pourrait d’autant plus facilement décrire ce parcours commun qu’il est aisé à suivre du début à la fin. Un court rappel reste dans cette même tonalité plus réfléchie qu’extériorisée. Excellente idée d’avoir publié ce concert.
Fou Records / distr. Les Allumés du Jazz
Daunik Lazro : saxophones alto et baryton, compositions 5, 8
Carlos Zingaro : violons acoustique et électro-acoustique, compositions 2, 4
Sakis Papadimitriou : piano, compositions 3, 6
Jean Bolcato : contrebasse, voix, compositions 1, 7
Retrouvons-nous à présent vingt ans plus tôt, à Vandœuvre-lès-Nancy en 1993, avec un disque publié à l’époque sur le label In Situ de Didier Petit et réédité sous l’impulsion de Daunik Lazro, l’un des membres de ce quartette qui comprenait un musicien grec, un portugais et deux français. Nous étions alors dans une période de rencontres, très souvent improvisées et qui ont contribué à la reconnaissance internationale de la Nouvelle Musique Européenne au sein de laquelle les Français avaient enfin toute leur place. Maintenant tout ceci fait partie de l’Histoire et nous réécoutons cette musique trentenaire avec peut-être d’autres oreilles. Ce qui frappe ici, c’est la fraîcheur, la finesse de jeu extrêmement soignée, pensée, intériorisée, l’harmonisation spontanée de ces instruments tous différents, conduisant, dans la plus grande liberté, à la réalisation d’un disque parfaitement composé.
Peut-être n’avais-je plus écouté ce disque depuis sa parution ? En tout cas je suis émerveillé.par cette nouvelle audition. Merci Daunik, Jean-Marc et les autres.
Retrouvez le 1er acte de cette revue hexagonale ici... (25 novembre 2022)