Disons-le tout net, le concert au Dock des Suds (Marseille) fut exceptionnel. De l’aveu même des musiciens et de... moi-même réunis.

Ce quartet a 10 ans d’existence, raison pour laquelle Wayne Shorter, Danilo Perez, John Patitucci et Brian Blade en sont arrivés à une empathie absolument miraculeuse. Il le fallait car la musique de Wayne Shorter est maintenant , dans sa forme, une longue suite d’improvisation collective libre oùles thèmes sont suggérés plus que réellement développés. Et pourtant, il y a quelques partitions !

Cela frise très souvent la musique classique, notamment impressionniste.

Que dire d’un artiste qui est l’un des plus grands compositeurs de toute l’histoire du jazz et qui ne joue plus ses innombrables succès ? Qu’il va au suicide commercial ? Non, il s’agit littéralement d’un exercice de trapèze sans filet.

Wayne Shorter
Jazz à Vienne 2010

Depuis 2000, on a noté cette lente évolution, comparable en l’essence à celle de John Coltrane. En 2001, au cours d’un concert éblouissant au Parc Floral, une indication déjà avec une improvisation libre entre Masqualero et Aung San Suu Kyi. Un monument de développement mélodique comparable au Lover man de Lee Konitz en 53 ( je rêve de les voir jouer un jour ensemble, ces deux-là ! ). Puis dès 2003, à Colombes par exemple, la tendance s’accentue pour arriver à un juste compromis que l’on perçoit bien dans le concert de Cologne en 2007.

L’année 2010 marque l’épanouissement de la formulation actuelle du quartet.

Dès l’entame du concert de Marseille, Brian Blade déclenche la foudre et Wayne laisse admirer son
incomparable sonorité, épaisse, charnue, une des plus belles qui soient. Le son, c’est le secret, disait Miles. Comme son ancien patron, notre saxophoniste ménage des silences qui donnent une grande aération au discours. Fait notable, le tempo sera toujours médium/médium-lent, conférant une grande sérénité à la musique. Pas ici de chapelets de double-croches comme chez tant d’autres jazzmen.

Après un petit quart d’heure, Shorter passe du ténor au soprano et nous gratifie d’un passage d’une exceptionnelle beauté. Danilo Perez fait sonner son instrument comme s’il interprétait le concerto pour piano d’Edvard Grieg. Dix minutes plus tard, en gros à la demi-heure de jeu, première utilisation paroxystique du soprano dans les aigus. Caractéristique.

Le retour au ténor conduit à une séquence d’un grand lyrisme, renforcée par l’autre facette du son de Wayne Shorter lorsqu’il n’utilise qu’une petite partie de la colonne d’air : cette infinie tendresse, cette douceur caressante. Mon ami Jean-Pierre Anglade, loin d’être un spécialiste de la musique de Shorter, me souffle à l’oreille cette réflexion d’une clairvoyante justesse : "Wayne Shorter ne joue pas du saxophone, il joue d’un truc qui s’appelle Wayne Shorter".

Wayne poursuivra sur le même registre au soprano, avec une citation d’un titre du grand Milton Nascimento, et déclenchera un nouveau paroxysme, attisé par le feu d’enfer de Brian Blade et John Patitucci.

Wayne Shorter Quartet à Coutances mai 2008 - Photo © Christian Ducasse

> Wayne Whorter quartet en concert à Coutances (France) en mai 2008 - Photo © Christian Ducasse <

Sur le coup des 50 minutes, une pause dans la densité de la musique permet au public d’enfin manifester son contentement par des applaudissements nourris.

Danilo Perez s’exprime alors avec des sonorités de cathédrale engloutie avant que John Patitucci, qui ponctuera les phrases de Wayne de mimiques appréciatives tout au long du concert, ne se livre à une démonstration percutante assez invraisemblable. Puis il utilise l’archet, que Brian Blade accompagne un moment à mains nues. Magnifique.

Le concert se terminera par l’habituel Over shadow hill way. Triomphe. Amen !

Dans la loge des musiciens après le concert, j’ai pu assister à une scène assez cocasse : la rédaction de la feuille des droits d’auteur."Mais si, je te dis qu’on a joué ça ...". À ma grande surprise, on arrivera à une dizaine de compositions ( Zero gravity, I go my way by myself, Flying down to Rio, Lotus, Joy rider, Over shadow hill way...). Et moi, finaud, de leur lancer "Vous n’avez qu’à recopier la set list " ( Set list = programme des morceaux que l’on va jouer ).

Évidemment, je demande alors à Wayne si on peut ESPÉRER bientôt un nouvel album. La réponse tombe "Je ne sais pas".

Wayne Shorter est le plus grand musicien vivant. Mais c’est aussi l’antistar par excellence. Pas de t-shirts à son effigie, pas de discographie, pas de disques pirates, juste de précieux enregistrements qui circulent entre amoureux fous de la musique du Monsieur.

Pour moi, parmi les groupes constitués dans la durée, ce quartet (magique) est l’équivalent du Hot Five de Louis Armstrong, du quintet de Charlie Parker, du quartet de Thelonious Monk, des quintets/sextets de Miles Davis, du quartet de John Coltrane.

__2__

> Lien :

__2__

© association CultureJazz® / Michel Delorme - www.culturejazz.net® - novembre 2010