Pour moi, aucun doute possible, voilà bien le meilleur disque « indigène » de l’année. Tout au moins, de tous ceux que j’ai entendus, c’est celui qui m’a le plus « transporté ».

Au figuré comme au propre car je l’ai écouté pour la première fois en voiture en revenant du concert de Wayne Shorter à Marseille, à fond les manettes ! Et il m’a procuré la même émotion enthousiaste.

Bruno Angelini est le prototype du pianiste moderne, ouvert sur le monde. Tellement ouvert sur le monde qu’il décrit dans cet album concept ( en anglais concept album ! ) l’évolution de Raws, un personnage imaginaire qui va dériver implacablement de l’engagement citoyen pendant et après la seconde guerre mondiale jusqu’à la soumission à la loi du marché.

Bruno ANGELINI : "Sweet Raws Suite Etcetera"
Bruno ANGELINI : "Sweet Raws Suite Etcetera"
Abalone Productions / Musea
on aime !
on aime !

Profit, rentabilité, qui entraînent inégalités, exclusion, migration, pauvreté. J’ajouterai au propos de Bruno Angelini que chaque fois qu’un cataclysme s’abat sur la planète, c’est toujours sur les godasses des déshérités. Raw signifie brut, pur. On ne finira pas très loin de Jaws, le requin.

On s’attend donc évidemment à une musique qui va traduire une profonde indignation au sujet du non-partage des richesses mondiales.

Une musique engagée dont la forme est assez proche de celle du Wayne Shorter actuel, c’est à dire improvisation collective libre avec le couple tension/détente, paroxysme/acalmie. De ce registre, John Coltrane était passé maître.

Le paroxysme salutaire va se produire dès le milieu du deuxième titre, Sweet Raws and Mr Wars are in a boat et va se continuer avec le troisième, Wars, trois minutes trente sept de folie succédant à un excellent thème. Jamais je n’avais entendu Sébastien Texier se libérer à ce point. Le saxophone alto est à ce fils « prodige » ce que le soprano est à Shorter, c’est par lui qu’ arrive la transe paroxystique.

À l’inverse, il peut être dans cette douceur qu’a Wayne quand il n’utilise pas toute la colonne d’air de son ténor. Le premier titre du disque, lent, en est l’exemple parfait. Un très beau son pur proche de celui d’Ornette Coleman dans son Lonely woman, des notes à la limite de la fêlure, d’une grande puissance émotionnelle par leur fragilité. À la clarinette, Sébastien possède le plus beau son qui soit. On se demande même s’il sort d’une clarinette. Je n’ai rien entendu d’aussi captivant depuis Lester Young et sa clarinette en métal ou depuis le Sidney Bechet de Blues in thirds. Chacune de ses interventions est un bonheur absolu, en particulier dans la quiétude de la fin du titre d’ouverture et dans l’apaisement de la conclusion du dernier, Sweet Raws song final.

Je connaissais Ramon Lopez pour l’avoir maintes fois apprécié dans le trio de Joachim Kühn, un de mes pianistes favoris. Ce type est un extraterrestre. Pas à proprement parler un batteur, il est une pulsation multi-directionnelle dont explosivité est le maître mot, à côté d’une richesse foisonnante et d’une folie communicative. Sa batterie gronde, menace, on pense à Gustav Mahler dans Sweet Raws and Mr Wars. Elle tempête, elle foudroie, elle déclenche littéralement le tonnerre dans Sweet Raws song.

Quant à Bruno Angelini, il est non seulement le PIANISTE par excellence, mais aussi le MUSICIEN et le COMPOSITEUR que l’on attend de quelqu’un qui se hisse vers les sommets.

Son jeu se situe dans la partie médium, médium/grave de l’instrument, jamais dans les aigus tape-à- l’oreille. Il possède un son magnifique, probablement hérité de ses études classiques. Ses notes sont bien détachées, dans un discours bien articulé. Dans Opulence and starvation, il se fait sombre et ses ponctuations de main gauche évoquent à mes oreilles un autre de mes favoris, Claude Debussy. Rien que ça ! Ses soli sont une merveille, en particulier ceux de Sweet Raws song et de Faded Raws. Côté compositions, écoutez seulement ce dernier titre.

Je l’avais déjà apprécié dans le très beau et très étrange Colors, en compagnie du chanteur/poète Gérard Lesne. Association à la Bernie Taupin/Elton John. Un disque qui a dû se vendre comme des housses à cathédrale tant nous sommes dans une brillante démocratie artistique, où Gala remplace Boris Vian et Secret Story Jim Jarmusch. Cela me rappelle une anecdote : du temps où j’officiais comme directeur des variétés internationales et du jazz chez CBS, nous avions tous les mercredis après déjeuner un comité d’écoute où chaque directeur artistique présentait les nouveautés qu’il souhaitait mettre sur le marché français. Réunion où il y avait plus de cigares que de joints... Quand le premier Weather Report est arrivé, je leur ai joué Orange lady et le responsable de la promo TV a malicieusement demandé « Comment ça se danse ? ». Et moi de répondre « Comme Debussy, pareil ». Rien à voir avec le disque de Bruno Angelini, me direz-vous. Oh, que si.

Quand j’ai écouté l’album Sweet Raws suite pour la première fois, je n’avais pas connaissance de l’argument, j’ai juste ressenti un grand choc émotionnel. Il est donc évident que par la qualité des compositions et de la musique, ce disque tient debout tout seul. Comme tient tout seul sans le film le Sait-on jamais de John Lewis.

Je vous l’ai dit, mon disque de l’année, avecWay of life de Céline Bonacina.

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> Bruno ANGELINI : "Sweet Raws Suite Etcetera" - Abalone Productions AB 001 - Distribution Musea

Bruno Angelini : piano, compositions (sauf He has a dream, Lopez/Angelini ) / Sébastien Texier : sax alto, clarinettes / Ramon Lopez : batterie

01- Sweet Raws song / 02- Sweet Raws and Mr Wars are in a boat / 03- Wars / 04- Faded Raws / 05- He has a dream / 06- Neo capitalism : happy tomorrows for Raws ? / 07- Opulence and starvation / 08- Resist Raws ! Resist ! / 09- Sweet Raws song final

  • Produit par Bruno Angelini, Coproduit par la ville de Sevran (93)

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