Sa vie de musicien, son amour de la musique et ses passions...

Le contrebassiste et compositeur Riccardo Del Fra, né à Rome, et vivant à Paris depuis longtemps, est un musicien incontournable de la scène jazz française et internationale. Le jazz mais pas seulement, il compose également pour le cinéma ou pour des projets où improvisation et musique contemporaine se rencontrent.
Il est à la tête du département Jazz et musique improvisée du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris (CNSMDP) depuis 2004. Il nous a accordé un long entretien dans lequel il évoque sa vie de musicien, son amour de la musique et ses passions.

Bio expresse

Riccardo Del Fra
© Christian Ducasse


Installé à Paris depuis le début des années 80, Riccardo Del Fra a fait partie d’une section rythmique très active avec le pianiste Alain Jean-Marie et le batteur Al Levitt, tout en jouant avec Chet Baker qu’il a accompagné pendant plus de huit ans. Il a été membre du quartette de Barney Wilen avec qui il a enregistré French Ballads et La Note Bleue.
En 1989, son disque A Sip of Your Touch, dédié à Chet Baker (série de duos avec Art Farmer, Dave Liebman, Michel Graillier, Enrico Pieranunzi et Rachel Gould), a obtenu de nombreuses récompenses. En 1999, il enregistre avec la chanteuse traditionnelle bretonne Annie Ebrel, Voulouz Loar - Velluto di Luna, CD qui obtiendra le Diapason d’or.
En 2005, il publie Roses & Roots avec le Jazoo Project, un sextet de jeunes musiciens presque tous issus du CNSMDP, auquel s’est joint le batteur américain Joey Baron. CD qui, lui aussi, sera largement salué et récompensé. Riccardo a reçu le Django d’or du musicien confirmé, en 2006, et en 2008, le Prix du Musicien Européen de l’Académie du Jazz.

Riccardo et l’Italie-le jazz :

Le jazz en Italie a une longue histoire. Les Italiens aiment la mélodie, les chansons et le swing et d’une certaine façon peut-être sont-ils naturellement assez proches du jazz. Mais les débuts ont été difficiles en raison de l’histoire politique du pays. Sous le régime de Benito Mussolini, qui a duré vingt ans, le jazz n’avait pas droit de cité. Les musiciens américains qui venaient jouer en France, par exemple, ne pouvaient pas se rendre en Italie. Ce qui n’a nullement empêché de nombreux musiciens italiens que j’ai connus, non seulement d’écouter des disques en cachette, mais aussi de jouer cette musique. Cela avait quelque chose d’ underground, bien que le terme ne fut pas encore employé, d’en écouter ou d’en faire, résister, d’une certaine manière. Ils connaissaient le Be-Bop — la France n’était pas loin — même si Charlie Parker ou Bud Powell n’ont jamais pu venir.
J’étais très jeune, j’étais encore au conservatoire et j’ai eu la chance de pouvoir les rencontrer, jouer avec eux, les écouter, c’était très touchant. Il y avait des passionnés. Romano Mussolini, le propre fils de Mussolini en faisait partie. Il était à l’opposé de son père et n’a jamais eu d’activité politique. C’était un pianiste amateur doté d’un excellent sens du swing. Je faisais des remplacements dans l’orchestre de la RAI à l’époque. Nous étions dans les années 70. Alors que la plupart des musiciens de jazz jouaient du free, que la contrebasse était supplantée par la basse électrique, moi j’aimais jouer des standards à la contrebasse. Cela s’est très vite su. C’est comme cela que j’ai commencé à accompagner Oscar Valdambrini, Dino Piana, Enrico Pieranunzi ou Maurizio Giammarco.
Mon milieu familial ne me destinait pas précisément à la musique, hormis un oncle violoniste, un grand admirateur de Frank Sinatra, de Perry Como et de Frankie Laine. Il nous faisait écouter leurs chansons à ma mère et à moi, les standards que je jouerai plus tard avec Chet.

Riccardo et Chet Baker :

Lorsque j’ai rencontré Chet en 1979, ça a été pour moi le début d’une grande aventure. Je jouais dans un petit club en Italie avec Enrico Pieranunzi, Maurizio Giammarco et Roberto Gatto.

Riccardo Del Fra avec Chet Baker en 1987.
© José Madani

Il avait été invité à se joindre à notre tournée. Une complicité s’est installée entre nous dès le premier concert. J’avais la sensation qu’il nous faisait jouer mieux, cela a été pour moi une "révélation". Il m’a appris à avoir conscience de la note qu’il faut jouer, à aller à l’essentiel et à ne pas jacasser : «  less is more » comme disent les Américains. Quand je l’entendais prendre ses incroyables (et parfois longs) chorus, cela m’inspirait et me poussait à aller plus loin, à être plus clair rythmiquement, à mieux développer et à élaguer au lieu de jeter idée sur idée. Chet avait un répertoire immense, hard bop, be-bop ou plus moderne et les standards bien sûr, qu’il aimait particulièrement, My funny Valentine, But not for me, There will never be another you, I’m a fool to want you, etc.

Riccardo Del Fra avec Chet Baker en 1987.
© José Madani

Chanteur ou trompettiste, il était toujours un grand rythmicien, d’ailleurs les notes étaient les mêmes, qu’il chante ou joue de la trompette. Il m’a fait comprendre l’importance des paroles et lorsque je joue un morceau comme I’m a fool to want you, par exemple, je pense beaucoup au texte, à la respiration. La grille est un prétexte pour improviser, mais il ne faut pas oublier qu’au départ, il s’agit d’une chanson conçue par un compositeur et un parolier. Je me souviens qu’au moment de l’enregistrement de Chet Baker Sings Again en 1985, écho à son disque des années 50, Chet Baker sings, les producteurs japonais lui avaient donné une liste de chansons qu’ils auraient aimé le voir interpréter, mais en l’examinant Chet a juste dit « Je ne peux pas chanter ça », les paroles ne lui correspondaient tout simplement pas. Les premiers temps que je jouais et partais en tournée avec lui, j’avais l’impression d’être dans un livre de Jack Kerouac. Nous avons beaucoup voyagé, en Europe, au Japon, nous avions des concerts presque tous les soirs, nous passions beaucoup de temps sur les routes, dans les hôtels... Chet était un vrai nomade. Mais même dans les moments difficiles de sa vie, il était toujours sincère et surprenant musicalement. Lorsqu’il jouait ses longues phrases, il avait un souci constant de la respiration, du détail, du placement ou du déplacement rythmique. Il possédait naturellement une véritable science de l’espace, du silence et du renouvellement. On l’entend déjà lorsqu’il jouait avec Charlie Parker. Ce n’était ni du Dizzy Gillespie, ni du Miles Davis, mais du Chet Baker.
Et puis, dans les années 80, pour des raisons physiques (il avait eu la mâchoire abîmée), graduellement, le son de sa trompette a pris une nouvelle rondeur et une très grande profondeur. Chet a laissé en moi une empreinte profonde. Jouer à ses côtés m’a appris l’importance du silence, de l’espace, du refus de la gratuité et du bavardage, l’importance d’aller à l’essentiel. L’importance de raconter une histoire. Son empreinte, c’est également ce son droit avec un vibrato en fin de note, cette très grande précision rythmique et cette capacité à chercher et à trouver de nouvelles mélodies. Sur ma contrebasse comme dans mes compositions, j’essaie toujours de « chanter », de surprendre et de ne pas jouer l’évidence, comme il savait le faire.

[ Images ci-dessus extraites du film "Chet’s romance" (1987) Réalisé par Bertrand Fèvre ]

Riccardo et la contrebasse :

La contrebasse est venue à moi par hasard. Je jouais de la guitare depuis l’âge de 12 ans. Je faisais partie d’un petit groupe d’amis, mais un jour, j’ai dû remplacer le bassiste électrique tombé malade. J’ai éprouvé un grand plaisir à jouer de cet instrument, d’ailleurs ça finissait le plus souvent en walking bass. J’avais 16 ans et je me souviens encore de cette émotion, de l’étincelle qui s’est produite en moi. Et c’est ce bouleversement-là qu’on cherche à retrouver adulte, le moment où l’instrument dit « je suis à toi, tu es à moi  ». J’ai ensuite très vite acheté une contrebasse et commencé à travailler avec Vincenzo Bellini, homonyme du compositeur, puis avec Franco Petracchi au Conservatoire de Frosinone. Je me souviens du son dans la pièce où nous travaillions, avec ces contrebasses en contreplaqué qu’il faisait sonner merveilleusement. Il nous faisait travailler les exercices de son célèbre cahier d’exercices et d’études. Je continue à les faire avec mes étudiants, même en pizz, parce que je suis convaincu que la contrebasse s’apprend à l’archet.

Riccardo Del Fra
Photo X


Je travaillais comme un fou le répertoire classique, Simandl, Billé, Bottesini, ma mère n’en pouvait plus. Si je travaille moins le classique maintenant, je fais par contre, presque tous les jours, des exercices basiques à l’archet, très lentement, pour la justesse et la force de la main gauche. C’est nécessaire pour la tenue des notes, leurs liaisons, le sustain. Malheureusement aujourd’hui on délègue trop souvent le son à l’amplificateur, alors que ces détails se travaillent en jouant acoustique.
J’ai commencé à être influencé par Ray Brown et Ron Carter lorsqu’il jouait avec Miles Davis. Par la suite je me suis intéressé à Oscar Pettiford et surtout à Paul Chambers qui a beaucoup compté pour moi. J’aimais beaucoup ses lignes, riches de chromatismes, comme ses solos avec ce côté relax, moderne, la ligne de basse conçue comme une mélodie qui n’arrive pas forcément sur la tonique, mais favorise le sens mélodique tout en étant harmoniquement très claire. C’est cette élégance que je recherche. Je m’évertuais à imiter Paul Chambers et Ron Carter en jouant avec les disques, au point de précéder parfois de manière spontanée leurs gestes. Ce sont des choses qu’on finit par ressentir, car on ne peut pas noter certaines choses sur une partition.
Tout en travaillant avec Franco Petracchi, je commençais à jouer avec Enrico Pieranunzi, puis à accompagner et parfois partir en tournée avec des musiciens américains de passage en Italie : Art Farmer, Dizzy Gillespie, Art Blakey, Kai Winding et beaucoup d’autres.

Riccardo et l’enseignement

J’ai la chance et le plaisir de travailler avec des étudiants de haut niveau, de jeunes musiciens de grande qualité, aux personnalités et aux goûts très divers, ce qui me permet de continuer à apprendre tout le temps, sur l’instrument et sur la chose musicale tout-court.
J’ai eu le privilège de côtoyer et jouer avec de grandes personnalités du jazz – d’être témoin et aujourd’hui passeur. Ces expériences se reflètent dans ma pratique musicale, mais également dans l’enseignement et j’ai envie de les transmettre à mes étudiants. Mais si enseigner consiste à délivrer de l’expérience, du savoir-faire et des méthodes, il faut savoir tenir compte de la personnalité de chacun, ne pas entraver la créativité et aider les jeunes musiciens à trouver leur propre voie et la manière d’organiser leurs recherches personnelles. Je me dois d’enseigner par-delà mes propres goûts et d’éviter les a priori. Au cœur de mon travail au conservatoire, comme dans ma propre musique, j’essaie le plus possible d’ouvrir des fenêtres, construire des passerelles et initier des rencontres entre les mondes du jazz, du classique, de la musique contemporaine, de la danse, des mondes différents, mais qui ont les mêmes exigences. Pour cela il y a des master classes ouvertes à des personnalités provenant d’univers jazzistiques très différents : Dave Liebman, Michel Portal, Tim Berne, Tony Malaby, Henri Texier, Barry Guy, Bruno Chevillon, Anders Jormin, Wynton Marsalis, Billy Hart, Vince Mendoza, Gil Goldstein, Jim McNeely ; ou venant d’autres horizons musicaux comme par exemple Stefano Scodanibbio, grand contrebassiste italien que j’ai fait venir à plusieurs reprises – c’est lui qui a fait la transcription à la contrebasse de la Sequenza XIV de Luciano Berio originellement écrite pour le violoncelle. Je suis très attaché à la transversalité, à l’ouverture à d’autres disciplines et esthétiques. C’est pourquoi j’ai ouvert une classe, il y a quelques années appelée « Écriture et Improvisation Expérimentale  » à laquelle je tiens beaucoup. Elle permet de se frotter à d’autres disciplines, de laisser une part importante à la fantaisie, de mettre en œuvre des projets avec le cinéma, des danseurs, de faire des performances dans de musées, comme le Louvre ou le Centre Pompidou.
Grâce au dispositif LMD (licence - master - doctorat), établi récemment, de nouveaux cours ont été mis en place, notamment de passerelles avec des disciplines d’autres départements (orchestration, composition, pédagogie) ainsi que des interventions sur les aspects pratiques du métier, pour avoir une ouverture sur la réalité du monde du travail et du futur milieu professionnel de ces jeunes musiciens. Ils doivent aussi apprendre à faire un CV, savoir à qui et comment demander des financements pour leurs projets, connaître les arcanes de la production, etc. Pour les y aider, nous invitons des juristes, des managers, des organisateurs de festivals, des représentants de la SACEM ou d’autres institutions de ce type.
Enfin, nous devons également prévenir les étudiants des dangers, des écueils possibles de ce métier dans lequel il est impératif d’être honnête avec soi-même et d’apprendre la patience.

Riccardo et la composition

Après la disparition de Chet, je me suis consacré à l’étude de la composition et de l’orchestration, notamment avec le tromboniste et compositeur Bob Brookmeyer avec qui j’ai également beaucoup joué. Nous avons d’ailleurs enregistré le disque Paris Suite (Prix de l’Académie du Jazz en 94). J’ai également étudié avec le compositeur Allain Gaussin, en particulier des œuvres d’Henri Dutilleux. J’ai appris beaucoup aussi en travaillant seul sur des partitions d’Olivier Messiaen ou de Toru Takemitsu, que j’aime particulièrement. Et j’ai été très touché lorsque Paul Mefano, qui dirigeait l’ensemble 2E2M, a fait appel à moi pour des concerts et un enregistrement de l’œuvre de ce compositeur japonais. Je suis très sensible à la richesse harmonique, pas seulement celle du jazz, des standards ou du jazz plus moderne, mais aussi celle de compositions beaucoup plus complexes. La musique contemporaine m’intéresse beaucoup. Je ne me considère pas comme un compositeur contemporain, mais en 2009, j’ai écrit deux pièces pour l’Ensemble Intercontemporain et le saxophoniste Dave Liebman, Sky changes et Tree Thrills, qui ont été créées à Paris sous la direction de Susanna Mälkki. Ce fut une très belle aventure. Je me suis attaché à relier des codes et des jeux instrumentaux dans lesquels peuvent se retrouver les univers contemporains et le jazz. Ces compositions ont été rejouées et enregistrées par la Manhattan School de New York toujours avec Dave Liebman, un CD devrait bientôt paraître, aux Etats-Unis du moins.
Je compose aussi pour le cinéma qui a toujours fait partie de ma vie au même titre que la musique. Ma mère l’adorait et c’était toujours une fête que de voir des films, la télévision italienne en diffusait beaucoup alors. Puis plus tard, à la Rai, j’ai souvent eu l’occasion de participer à des enregistrements de musiques de films de Lalo Schifrin, Luis Bacalov, Ennio Morricone, Piero Umiliani, Gianni Ferrio. Mais il y a une séance que je ne peux pas oublier, c’est celle de l’enregistrement de La Cité des Femmes. Federico Fellini était assis non loin de moi dans le studio. Il supervisait le travail, j’aurais aimé lui parler, mais je n’ai pas osé, trop intimidé, j’avais 21 ans ! J’ai beaucoup travaillé avec le cinéaste Lucas Belvaux pour lequel j’ai réalisé les bandes originales des longs-métrages Pour rire, la trilogie « Un couple épatant - Cavale - Après la vie  », La Raison du plus faible et, en 2009, Rapt.

Riccardo aujourd’hui

R. Hargrove, B. Ruder, B. Hart, R. Del Fra, P. Pédron.
© Photo X

En août dernier, le festival Jazz in Marciac m’a permis de donner vie à un projet qui me tenait beaucoup à cœur : My Chet My Song. Un hommage à Chet Baker avec un quintette de jazz qui comprenait Roy Hargrove à la trompette, Pierrick Pedron au sax alto, Bruno Ruder au piano, Billy Hart à la batterie auquel s’est ajouté l’orchestre du Conservatoire de Toulouse. Dans cet hommage, j’ai essayé de concevoir un univers sonore où les standards prennent à la fois une nouvelle dimension, une épaisseur et un velouté nouveaux avec des ré-harmonisations et une orchestration où les voix du jazz et du classique se mêlent et s’imbriquent avec mes propres compositions, tonales et relativement simples. Il s’agit d’un travail sur la forme avec des couleurs modernes, basé sur un répertoire de standards que chacun connaît et d’où naissent de nouvelles compositions.
Cette aventure va continuer avec Airelle Besson qui remplacera Roy Hargrove. J’ai constitué également un trio piano, contrebasse, batterie, je l’appelle « mon trio américain », avec le pianiste Marc Copland et le batteur Billy Hart. J’ai également un autre projet avec ma classe d’Écriture et Improvisation Expérimentale. Nous avons la chance de pouvoir envisager une collaboration avec des solistes de l’Ensemble Intercontemporain ce qui, vous imaginez bien, est un privilège extraordinaire pour de jeunes compositeurs. Et puis pour 2012, se profile un nouveau quintette… Mais, vous savez, je n’arrête pas d’avoir des projets !

Billy Hart, Marc Copland et Riccardo Del Fra
© Photo X

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