"Je crois jouer un rôle d’explorateur..."

Laurent Mignard est un chef d’orchestre, trompettiste, compositeur aux multiples facettes. À l’occasion des 10 ans d’existence du Duke Orchestra, à l’Européen, au mois d’avril dernier, nous l’avons rencontré pour évoquer ses différents projets. Dans quelle modernité s’inscrit aujourd’hui la musique de Duke Ellington, ce qui la rend universelle et peut la faire partager au plus grand nombre, dans quelle mesure sa philosophie s’inscrit-elle dans le monde et la musique la plus moderne.

Laurent Mignard (2011)
Photo © Christian Ducasse
Photo © Christian Ducasse

Pierre Gros : Avant d’évoquer tes activités musicales pourrais-tu dire d’où tu viens, parler de ta culture et de tes chocs musicaux ?

Laurent Mignard : J’ai été élevé à Bellot, un petit village de la vallée du Petit Morin, en Seine & Marne, et étais l’un des premiers élèves de l’école de musique tout juste reconstituée. Très vite, c’était la fanfare et l’harmonie municipale, les défilés du onze novembre et du quatorze juillet, mais aussi le bal de village avec mon père qui jouait de l’accordéon et mes frères. On m’appelait le jazzman parce que j’étais le seul à pouvoir jouer sans partitions. Rendez-vous compte !… Mon premier choc avec le jazz était lors d’un voyage en famille aux Etats-Unis. J’avais acheté dans un supermarché une cassette pirate italienne de Charlie Parker et Dizzy Gillespie… Badaboum ! Je me suis dit « c’est ça que je veux jouer ». Mais je n’avais pas conscience du niveau de difficulté. J’essayais de jouer bebop, mais c’était franchement pas terrible ! C’est à l’Université (Dauphine) que j’ai commencé à pratiquer le jazz, avec les copains du « Fou Jazz Band », dans les soirées étudiantes. Après mes études j’ai commencé à travailler dans la pub tout en continuant la pratique amateur et quand j’ai réalisé que le monde de la pub n’était pas fait pour moi, j’ai décidé de m’impliquer totalement dans la musique.

C’est une remise en question radicale. As-tu suivi des formations pour ça ?

J’ai fait deux années de formation professionnelle à l’IACP : l’arrangement avec Jean Gobinet et François Théberge, le piano avec Marc Chalosse, le bigband avec Tito Puentes, entre autres… pour explorer tous les fondamentaux dont on a besoin pour prétendre jouer cette musique. En parallèle, j’ai repris la trompette à zéro avec le merveilleux Robert Pichaureau, et monté pleins de projets : un groupe swing & New Orleans avec des spécialistes de cette musique, un quintet Hard Bop avec les habitués de la rue des Lombard, Jean Michel Couchet, Eric Schultz, Philippe Soirat, Nicolas Rageau plus des américains de passage tels Paul Imm, Ted Hawk. Et aussi un bigband avec d’anciens élèves de Roger Guérin et un groupe de free jazz. C’était le temps des apprentissages, dix bonnes années.

Comment es-tu arrivé dans la vie professionnelle de la musique ?

À la suite de cet apprentissage est sorti mon premier album Face à Face, composé d’un trio jazz et d’un quatuor de violoncelles, entre la tradition française et le jazz. En fait, je m’étais rendu compte que si j’aime cette musique de jazz, on n’échappe pas à sa culture. Donc j’ai écrit pour un quatuor à cordes qui dialoguait avec un trio jazz très improvisé avec Olivier Sens à la contrebasse et Peter Perfido à la batterie. C’est comme ça que j’ai commencé à faire œuvre de création en prétendant apporter quelque chose et essayer de trouver un nouvel équilibre. Le quatuor à cordes était écrit dans une esthétique allant de Claude Debussy à Henri Dutilleux que j’avais découvert en étudiant l’écriture avec David Angel, ghost-writer à Hollywood qui m’avait été présenté par Jean Gobinet. Ce premier projet était à la fois important parce qu’il m’a permis de me trouver, mais c’était aussi une ébauche.

Parallèlement tu as participé à un projet pour la SNCF et France Rail ‘’le train du jazz’’. Tu peux nous parler de ce travail ?

Étudier le jazz, c’est rencontrer les anciens ! Cette exploration a été passionnante et je m’étais interdit de jouer cette musique sans en connaître l’histoire. J’ai souhaité la mettre en scène dans une scénographie d’un train exposition pour la SNCF et France Rail, ce qui m’a permis de rencontrer Philippe Baudoin. Plus qu’une exposition, je souhaitais rendre compte de l’engagement des musiciens pour la musique qu’ils ont créée. Il y a des phrases qui résonnent en moi notamment celle d’Eric Schultz le guitariste toujours enseignant à l’Edim avec qui j’ai pris des cours pendant des années qui m’avait dit « If You want to play the blues you have to pay the due ». Cette quête d’honnêteté me poursuit encore. On ne joue pas cette musique pour faire joujou, il y a des gens qui ont joué leur vie dessus, de Billie Holliday à Duke Ellington en passant par King Oliver ou Charles Mingus.

Comment en es-tu venu alors à créer le Pocket Quartet ?

Les chocs musicaux se sont succédés. J’avais arrêté le trio jazz et violoncelles qui était un beau projet mais lourd et couteux à faire tourner. Quand j’ai découvert Ornette Coleman, cet esprit libre et authentique m’a bouleversé. Et dans la valise d’Ornette il y avait Don Cherry qui a été pour moi une véritable révélation. Le Pocket Quartet est le fruit des ces écoutes et mon disque de chevet a été pendant des années Complete Communion Suite que j’ai intégralement relévé pour en comprendre le fonctionnement. Pendant tout un été, j’ai cherché à savoir ce qui est obligé, ce qui ne l’est pas, le sens de la forme, ce qui est du domaine de l’instant, où sont les clefs les repères … Ca m’a beaucoup appris sur le fait de s’approprier un langage, accepter ses erreurs, sublimer la vérité de l’instant. Je ne pouvais pas le savoir avant d’avoir mis le nez dedans. Vous savez, c’est la même chose dans ma relation à Duke Ellington : je ne peux pas mettre en œuvre une musique si je n’ouvre pas le capot pour en démonter le moteur.

Laurent Mignard (2011)
Photo © Christian Ducasse
Photo © Christian Ducasse

Duke Ellington, le Duke Orchestra sa création quel en a été l’élément déclencheur ?

Le Pocket Quartet est un format assez souple qui me correspond bien. On peut déjà écrire beaucoup de musique, faire des arrangements et des orchestrations. Au concours de La Défense 2002, Frédéric Charbaut est venu me féliciter pour notre prix et m’a demandé de lui en dire plus sur mes activités. Je lui ai dit que j’avais monté un orchestre d’élèves dans ma région natale en Seine et Marne et que nous faisions des concerts dans les seules salles de spectacles disponibles dans la région, c’est à dire les églises et que j’avais orchestré pour ce onztet des pièces de Mingus et des musiques sacrées d’Ellington. Il a trouvé ça formidable et m’a proposé de recréer le concert de musique sacrée qu’Ellington avait donné à Saint Sulpice en 1969. Je lui ai alors proposé de mettre sur pied un orchestre dédié à l’esthétique d’Ellington et relever le répertoire puisque les partitions n’existent pas. Neuf mois de transcriptions et deux mois de répétitions plus tard… le 9 mai 2003, nous présentions l’œuvre à Saint Sulpice avec un orchestre qui est devenu plus tard le Duke Orchestra. À peu près la moitié des musiciens de l’orchestre d’aujourd’hui étaient à la création. Je n’avais jamais été si loin dans la musique d’Ellington : relever 1h50 de musique pour quinze musiciens, plus le chœur à quatre voix, plus les solistes, et mettre en scène un récitant avec la parole d’Ellington issue de ses biographies et ses interviews … le tout dans un spectacle total empreint d’une grande spiritualité à destination de nos contemporains. Ca m’a fait prendre conscience de l’immensité de l’artiste qu’était Duke Ellington, un autodidacte génial qui s’affranchissait des règles avec une telle facilité ! « Si ça sonne bien à l’oreille, alors c’est bien ». Quel credo ! … L’orchestration est essentielle pour faire marcher ses idées, avec ces renversements de tenor lead, ces voix de baryton à l’intérieur de l’accord sur les extensions de l’accord, les exposés de clarinette dans le grave associée au trombone dans l’aigü … et j’en passe ! Personne ne ferait ça et pourtant avec lui ça marche. Plus j’avançais, plus je me disais que c’était un monde merveilleux. Parfois tu rencontres une fille et tu te dis « j’aimerais bien vieillir avec elle ». Avec Ellington, c’est un peu la même chose. Chaque jour qui passe, on y trouve des trésors. À chaque relevé, à chaque nouveau morceau, j’ai appris et j’apprends encore. J’ai l’impression d’avoir eu la chance de trouver une clé pour entrer un château merveilleux. Je suis seul dedans, je prends mon temps je visite je regarde et ensuite je le fait partager aux musiciens et au public.

T’es-tu penché sur la façon dont fonctionnait Ellington dans son rapport à l’orchestre et qu’en reste-il dans le Duke Orchestra ?

J’ai relevé, lu des biographies et suis allé à Washington aux archives de la Smithonian Institution pendant quatre jours pour consulter les manuscrits. Cette enquête m’a permis de mieux comprendre comment Ellington travaillait, la part d’oral et la part d’écrit, l’apport des musiciens… Claude Carrière m’a également beaucoup aidé à cette compréhension. En réalité, on peut dire qu’Ellington était un buvard qui aspirait et transformait en or tout ce qui passait à sa portée. Il reconnaissait d’ailleurs bien volontiers ce qu’il devait à ses musiciens. Par exemple Caravan sans Juan Tizol ne peut pas exister mais Caravan sans l’orchestration d’Ellington ne peut pas exister non plus. C’est allé beaucoup plus loin avec Billy Strayhorn. On connaît le degré d’imbrication entre les deux compositeurs. Claude Carrière est un spécialiste de ce sujet. Il y a des ponts de Strayhorn sur des A d’Ellington ou l’inverse, des codas de Strayhorn sur des thèmes d’Ellington, et ainsi de suite. Duke Ellington ce qui le motivait c’était le son et les limitations de chacun de ses musiciens mais aussi là où ils étaient experts. Il disait « mon rôle de compositeur c’est d’identifier les notes qui sont incroyables, et les mettre en scène en les combinant avec d’autres notes incroyables de l’orchestre ». La création se nourrit de contraintes !... Pour ma part dans le Duke Orchestra, je m’attache à ce que chacun partage les mêmes fondamentaux, et ensuite exacerber les contrastes des sonorités et des tempéraments. Les nouveaux entrants ont ce rôle d’apporter des couleurs et des potentialités qu’il n’y avait pas auparavant.

Le Duke Orchestra à Jazz sous les Pommiers - 2011
Photo © Christian Ducasse
Photo © Christian Ducasse

Peut-on parler d’aventures, de responsabilités artistiques ?

Je crois jouer un rôle d’explorateur, de fédérateur pour animer une équipe et transmettre au public. C’est un rôle absolument passionnant. Cette quête est également une responsabilité qui grandit chaque jour. Personne ne nous a rien demandé, ni la famille d’Ellington, ni les éditeurs. J’ai initié la Maison du Duke pour fédérer les passionnés. Quel bonheur que d’échanger et transmettre avec ces « puits de science » que sont Claude Carrière, Philippe Baudoin, Christian Bonnet et tous les autres…
Le Duke Festival est plus récent, et c’est une occasion supplémentaire pour rencontrer de nouveaux publics et consolider la diffusion de l’œuvre et des valeurs d’Ellington. Nous avons créé le 1er concours de composition ellingtonienne « Ellington Composers ». Les têtes d’affiche jouent le jeu de l’ellingtonisme et proposent des interprétations personnelles d’œuvres du Duke.
Après Didier Lockwood, André Manoukian nous rendra visite cette année. Quant aux artistes émergeants, après le Young Blood 5et (David Enhco, Jon Boutellier, Fred Nardin, Joachim Govin, Nicolas Charlier), le public découvrira Maxime Fougères et Aurore Voilqué. Le trio vocal Doodlin présentera son répertoire Ellington, façon « Andrew Sisters ». Il me tient à cœur de contribuer à faire avancer cette idée d’un jazz ouvert, exigent et jubilatoire.

C’est cette dimension qui t’amène à jouer Ellington ou que tu mets dans tes projets actuels ou à venir ?

Le monde change … et il ne tient qu’à nous de contribuer à le rendre meilleur ! Dans le projet « Good News » du Pocket Quartet, j’ai souhaité célébrer les bonnes nouvelles qui changent le monde. Nous devons investir avec confiance ce monde nouveau, qui s’offre à nous. Quelque soit le capitaine qui est à la barre, les vents nous poussent vers une nouvelle terre que l’on ne connaît pas, que nous pouvons considérer soit comme un milieu hostile soit comme une chance, pour peu que nus soyons prêts à évoluer. Si l’Etre humain n’était pas inscrit dans un système de réforme et d’évolution, il aurait déjà disparu. J’aspire à ce que chacun d’entre-nous puisse trouver sa place dans ce monde à construire, avec son talent et ses armes, malgré les freins des systèmes. Retenons d’ailleurs que tous les Grands Hommes qui ont changé le monde étaient des hommes libres.

Ce sont des valeurs que l’on retrouve dans tes différents groupements ?

Avec le Duke Orchestra je suis au service de la musique d’Ellington, et au sein du Pocket Quartet je suis au service de ma propre musique. Il n’y a pas de dévotion avec le Duke orchestra mais un engagement pour inscrire Ellington dans l’ici et maintenant, lui faire gagner des publics, dans le plaisir et la recontre. En ce qui concerne le Pocket Quartet, il s’agit de proposer à nos contemporains un autre regard, avec le même idiome de jubilation. Dans l’un je suis chef d’orchestre, dans l’autre je suis trompettiste. La source est différente, mais c’est le même acte.

Ce sont ces mêmes valeurs que tu as retrouvées chez Duke Ellington ?

J’ai commencé en effet à me demander quelles étaient les valeurs d’Ellington, de quelle manière il avait entrepris et mené son projet pendant plus de cinquante ans, quelle était sa façon de manager l’orchestre de diriger son entreprise … et me suis rendu compte que ses actes de management et de leadership d’Ellington peuvent être éclairants pour l’avenir. C’est ce qui m’a conduit à élaborer un programmes de formation et des ateliers de management, pour éclairer les managers par l’exemplarité d’Ellington. Cette recherche permanente d’exigence et de plaisir, nourrie de spiritualité et d’humanisme peut nous inspirer. Le prochain projet « Good News » présentera un spectacle en grande formation, avec KhalidK, un vocaliste comédien bruiteur dont le talent consiste à créer des univers sonores avec son micro et une loop station, dans un rôle d’ambassadeur des peuples, en interaction avec la musique. Il s’agira de proposer à nos contemporains un regard différent sur l’Autre, comme une chance ou une ressource pour chacun. Je souhaite également proposer avant les spectacles des tables rondes avant le spectacle, en invitant des acteurs de l’économie sociale et solidaire pour témoigner des initiatives positives qui changent le monde. Ellington avait ce talent de créer un monde dans lequel chacun avait envie d’appartenir. Disons qu’en ce qui me concerne, j’essaie d’y contribuer.

Propos recueillis par Pierre Gros pour CultureJazz.fr en avril 2013.


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