Cinq soirées où l’on a atteint des sommets sans vraiment redescendre, à tutoyer les anges et toucher les étoiles...
Voilà la quatrième année consécutive que j’assiste à Jazz à Porquerolles et je pense que cette migration continuera année après année... Je voudrais vous convaincre de venir en lisant cet article, car comment ne pas partager cette bulle de bonheur brut, où l’on oublie toutes les tracasseries de la vie quotidienne, en ayant vraiment la sensation d’être à sa place dans l’univers. On est dans le bon lieu au bon moment, lorsque les premières notes s’envolent du Fort Sainte Agathe dont les pierres encore chaudes de la journée exhalent une douceur amplifiée par la petite brise du soir. Les mouettes traversent le ciel, les cigales font un vacarme jusque très tard en laissant ensuite la place au petit-duc qui s’amuse à faire le métronome et nous accompagne dans notre redescente au village par les chemins escarpés éclairés par les lampions... Porquerolles est un lieu unique que Frank Cassenti a pressenti immédiatement en débarquant dans l’île il y a plus de 15 ans. On a tous en soi quelque chose d’une île comme l’a souligné François Carrassan, le bienvenu adjoint à la Culture de la ville d’Hyères qui a toujours aidé le festival. Et Jazz et insularité font bon ménage !
Ainsi, sur la jetée du port de Porquerolles, on pouvait trouver le premier jour jeudi 9 juillet comme illustration parfaite de cette complétude, la goélette de Lady Flow (Marieke Huysmans-Berthou de son vrai nom) où est astucieusement intégré un piano qui redescend ensuite dans la cale et sur lequel cette jeune personne joue et chante d’une voix cristalline. Lady Flow a bien compris qu’il faut vivre ses rêves et non rêver sa vie... accompagnée de quelques amis, elle sillonne la Méditerranée avec ce projet Pian’océan avant de partir faire le tour du Monde pendant 10 ans : un projet merveilleux à soutenir !
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Plus haut dans le village, une voix connue nous interpelle : c’est André Minvielle sur la place d’Armes, bientôt rejoint par Papanosh, qui poursuit ses tournées depuis sa qualification à Jazz Migrations 2013. Sympathique apéritif sur la Place d’Armes où les joueurs de pétanque rivalisent. Le temps s’est arrété à Porquerolles...
Et comme un rituel auquel on ne déroge surtout pas, les festivaliers montent au Fort accompagnés de la fanfare renouvelée chaque année et qui attend le dernier bateau spécialement affrété à 20 heures pour ceux qui logent sur le continent. Cette année, c’est Les Krakens, 7 musiciens chevronnés qui tirent leur nom des monstres marins de légendes scandinaves, et qui animeront le village régulièrement dans la journée.
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La magnifique chanteuse d’Afrique du Sud Sibongile Mbambo ouvre les festivités : gracieuse artiste ayant élu domicile à Marseille, elle danse et joue des percussions également. Elle chante dans sa langue maternelle, le xhosa , sa « musique mère » et a célébré avant tout la paix et la tolérance ! "Out xénophobia " ! Sa Bongi-box lui sert de tambour basse et elle est accompagnée de trois excellents musiciens : Lamine Diagne aux instruments à vent, Dimitri Reverchon à la batterie et Wim Weller à la guitare. Sa grâce et sa voix ont d’entrée de jeu envoûté tout le fort Sainte Agathe et fait s’éloigner les mauvais esprits...!
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Le trio de Jacky Terrasson lui fait suite et enflamme aussitôt le fort : Terrasson est un pianiste généreux qui donne énormément ! Ecouté l’an passé au festival des Cinq Continents (Marseille), puis à Jazz sous les Pommiers (Coutances) cette année, c’est sans doute ce concert qui m’a le plus plu ! Il était accompagné cette fois de Burniss Travis à la basse et Lukmil Perez, son batteur habituel qui ont délivré un groove infernal. Terrasson a une gestuelle qui m’épate, avec son bras droit qui part brutalement en arrière, tandis qu’il nous délivre un sourire en coin. Un "Oh My love" vient tempérer cette ardeur où il ne manque que la voix de Cecile McLorin-Salvant. Une surprise nous attend avec la venue sur scène de sa compagne, la danseuse Catherine Dénécy qui improvise sur "Try to catch me" : les frissons malgré la chaleur ! Puis Minvielle vient pousser la chansonnette avec lui sur "Confirmation" de Charlie Parker ! Un dernier bis sur "Letting go" avec Catherine Dénécy nous emporte très haut dans la stratosphère... Le fort a plané ce soir là...
Vendredi 10 juillet
Il ne fallait pas louper la Rencontre musicale au Théâtre de Verdure le matin avec André Minvielle : un article entier devrait lui être consacré, une circonférence pour faire le tour de la question comme il le dit lui-même ! Le sujet en est " Suivez l’accent" où avec sa drôle de minvielle à roue ( projecteur mais aussi instrument de musique fabriqué avec une canalisation en Y, objet sexué donc... ), il nous explique que l’accent est rel-accent en fait et qu’il ne doit pas faire l’objet de tant de quolibets !
Il nous parle du chant comme carte de géographie ( en référence au Chant des Pistes de Bruce Chatwin), cite Jules Mousseron lu par Jacques Bonnafé, nous parle de la linguiste Henriette Walter, du dictionnaire des onomatopées de Charles Nodier, de Jon Hendricks et Al Jarreau, nous conseille de trouver des anagrammes avec notre prénom... c’est un torrent passionnant qu’il ne fallait pas louper !
La première partie de soirée débute avec le jeune groupe sélectionné en mai dernier au Tremplin Jazz de Porquerolles qui avait vivement impressionné le jury : TAKT, un quartet construit autour du pianiste monégasque Roman Maresz, avec Melvin Marquez au saxophone ténor, Emmanuel Camy à la basse et Clément Cliquet à la batterie : ils ont le trac, mais nous emménent pendant 45 minutes sans interruption sur trois compositions aux titres improbables, fort originales et qui ont été très bien reçues par le public. Ils joueront au Théâtre Denis à Hyères à la rentrée ainsi qu’au Cri du Port à Marseille.
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Raphael lmbert et la Cie Nine Spirit ( avec Marion Rampal, Simon Sieger, Thomas Weirich et Pierre Fenichel) prennent la relève pour jouer "Music is my home",avec en invités la chanteuse Sarah Quintana, la batteuse Anne Pacéo et deux musiciens venus tout droit du Mississipi : Big Ron Hunter et Alabama Slim, issus de la célèbre Music Maker Relief Foundation ! Résultat de voyages d’études sur l’improvisation dans les musiques traditionnelles et populaires dans le « Deep South » (sud des Etats-Unis), nous écoutons du jazz "Roots", du jazz des origines, du blues, sur des morceaux plus que savoureux : essentiels ! Un "Going for myself" chanté par Big Ron Hunter devrait être remboursé par la Sécurité Sociale, tout comme ce blues du delta "The Mighty Flood" chanté par Alabama Slim. Un gros succès !
Samedi 11 juillet
À 12h30 sur le parvis de la petite église de Porquerolles, se tenait le spectacle des Ateliers jazz avec ensuite participation du public, animé par Marion Rampal et son megaphone. Les ateliers jazz sont ouverts tous les matins de 10 à 11heures autant pour les enfants que pour les adultes au Hameau du Parc National.
Le premier concert du soir s’ouvre sur un extrait du livre d’Aldo Romano qui vient de sortir " Ne joue pas fort, joue loin" (lire la chronique ici - Jean-Louis Libois, CultureJazz.fr), lu par Frank Cassenti et racontant la rencontre d’Aldo avec Michel Petrucciani, sur quelques notes du guitariste Nguyên Lê et du contrebassiste Thomas Bramerie. C’est très émouvant... Puis Aldo nous confie que le thème de ce soir sera "Lonely woman" suite à la disparition d’Ornette Coleman dont il souhaite honorer la mémoire. Jacky Terrasson encore présent à Porquerolles les rejoindra pour une autre composition. Une reprise à la fin du concert nous fait le cadeau de "Blues Connotation". Encore un grand moment engendré par l’affaiblissement d’Aldo, la virtuosité de Thomas Bramerie et les sons incroyables sortant de la guitare de Nguyên Lê...
En second concert, l’émotion continue avec "My Chet My Song" en version expurgée, par le quintet de Riccardo Del Fra, qui a voulu mettre en valeur la poésie immense et non le côté noir de Chet Baker que Riccardo connaissait particulièrement bien (il a été son contrebassiste pendant 9 ans et 14 disques). Le disque sorti en septembre dernier, en version symphonique est une merveille, repris en quintet ici ce soir, avec l’excellent trompettiste Nicolas Folmer à la place d’Airelle Besson et le merveilleux Maurizio Giammarco au saxophone alto, ancien compagnon de route lui aussi de Chet Baker, ainsi que les jeunes et talentueux Bruno Ruder au piano et Ariel Tessier à la batterie. Lire la critique enthousiaste de notre collègue Pierre Gros (lire ici !).
Dimanche 13 juillet
La journée commence bien par la Rencontre musicale prévue avec Riccardo Del Fra en fin de matinée au Côté Port : un moment intense qui commence par un hommage à Jean Jacques Avenel, immense contrebassiste disparu l’été dernier et qui avait joué à Porquerolles pour la dernière fois en 2012. Nous revoyons l’interview d’Avenel filmée par Frank Cassenti à cette occasion avec grande émotion dans le film "Music is my way" : Avenel avait produit un solo magnifique que d’aucuns savaient être son chant du cygne, avec Charles Lloyd juste devant la scène. La verve de Riccardo, ses anecdotes, ses citations ont été un moment délicieux, conclu par deux improvisations : la première dédiée à JJ Avenel, la seconde dédiée à Frank Cassenti très ému.. .(visibles sur la page facebook de Culturejazz, ici !) Le message de Riccardo : faire jubiler l’auditoire et léviter le background (Thelonius Monk)...
Après le pique-nique avec Marion Rampal et les Krakens au Domaine Perzinski, (domaine viticole aux grands pins parasols où il a fait bon déguster un petit rosé frais très sympa), s’annoncent à nouveau une magnifique soirée : en première partie le quintet d’ Olivier Chaussade, un fougueux saxophoniste ténor varois issu du Conservatoire National Supérieur de Paris et de l’IMFP de Salon de Provence. Entouré d’Enzo Carniel au piano, Michael Ballue au trombone, Emmanuel Forster à la contrebasse et Elie Martin-Charrière à la batterie, il a enflammé le fort ! Que des compositions personnelles, maîtrisées, mais laissant beaucoup de place à l’improvisation avec des chorus superbes de chacun et un plaisir évident de jouer ensemble tout en sourires échangés. Un disque devrait sortir sous peu. À souligner : le pianiste Enzo Carniel qui vient de sortir un disque solo ( "Erosions" ) très bien reçu par la critique et qui a frappé le public par son sens de la mélodie, avec un toucher à la fois doux et rapide assez impressionnant.
En seconde partie est alors arrivé le Prince de Porquerolles, comme on le nomme ici, Archie Shepp en quintet ( avec le pianiste Tom McLung, le bassiste Sil Matadin, le batteur Steve Mc Craven et le guitariste Stéphane Guéry ). En invité, le rappeur charismatique Mike Ladd, en costume cravate bien ajusté détonnant ! Archie Shepp a démontré son exceptionnelle vitalité à 78 ans, en donnant la réplique au rappeur sans défaillir, dans cette création dont le thème était les rues de New-York avec un langage plutôt châtié oscillant entre poésie et hard. Entre autres, un bel hommage à sa grand-mère Mama Rose dans "Révolution", poème écrit en 1966 et un duo mémorable nommé "Sanctified". La puissance de la voix d’Archie n’avait d’égale que celle de son saxophone ténor, mais le soprano bien rangé dans la petite valise qui ne le quitte pas, a aussi fait partie de cette prestation unique.
Lundi 13 juillet
Dernière journée déjà... et pas des moindres, comme un crescendo dans l’émotion qui pourrait être le maître-mot de cette édition...
Le concours de pétanque anime l’après-midi la place d’Armes, tandis que les Krakens déambulent toujours dans les rues sous une chaleur qui n’aura pas baissé. Tout comme Papanosh qui a joué toutes les fins d’après-midi à l’Escale le plus souvent, et le crieur public MC Mans 1, champion suisse de slam, artiste hip hop , qui a beaucoup plu aux enfants et ados, mais auquel j’ai moins adhéré, sans doute une question de génération...
À 21heures s’affaire sur scène une très jeune fille que j’ai prise au départ pour une bénévole. C’est Dom La Nena, 25 ans en paraissant 15 ! Une grâce absolue qui arrive avec sa boîte à musique et saisit ensuite son violoncelle pour nous délivrer une musique si pure que ma voisine essuie quelques larmes. Ses chansons en espagnol ou portugais ( elle est originaire du Brésil) ont touché le public qui danse même sans se faire trop prier ! Violoncelliste déjà confirmée (avec Jane Birkin, Etienne Daho et Camille), elle a donné la réplique à Rosemary Standley, la chanteuse de Moriarty qu’elle avait invitée, dont la voix si singulière et reconnaissable entre toutes en a séduit plus d’un. Un moment vraiment plein de fraîcheur !
Le dernier concert est celui qui m’a touchée le plus... António Zambujo, une apothéose dans l’émotion, des musiciens exceptionnels ! La clarinette basse de José Condé, la trompette de Joao Moreira au son bien "sale", le contrebassiste Ricardo Cruz qui dansait, la guitare portugaise de Bernardo Couto et la voix pure d’António Zambujo, quelle merveille ! D’aucuns qui voudraient réduire le jazz dans une boîte ont prétendu que ce n’était pas du jazz... mais qu’est ce que le jazz, si ce n’est la liberté ? Et tout était convoqué ce soir pour la perfection : le cadre unique, la douceur de l’air, le petit-duc qui a conversé avec António jouant avec son hululement métronomique, les histoires d’António (en particulier celle du paon qui criait lors d’un de ses concerts dans un château au Portugal ! ), le bonheur visible des musiciens ... MERCI !...
Cette 14° édition a été dédiée au contrebassiste Jean-Jacques Avenel, ainsi qu’à Lélia Le Ber, décédée en mai dernier : fille de François-Joseph Fournier, qui avait offert l’île de Porquerolles en cadeau de mariage à sa femme Sylvia ( lire la très belle histoire "L’homme de Porquerolles " de William Luret ), elle était la bienfaitrice de l’île et avait soutenu avec passion le projet du festival dès son début.
Je saisis l’occasion de cet article pour remercier à nouveau toute l’équipe de Jazz à Porquerolles qui n’a guère dormi pendant près d’une semaine et qui s’est donnée sans compter pour satisfaire le public : je pense en particulier à Frank Cassenti, le président, à Samuel Thiebaut, le conseiller artistique (dont je salue le choix des artistes !), à Tiphaine Samson la directrice communication, à Laure Le Vavasseur et Laure Besacier et à Charlotte Defaut aux sourires indéféctibles... Puisse cette belle aventure ne jamais s’arrêter !
> Pour aller plus loin :