« J’ai passé l’été sans assister à un seul concert. Un comble alors que les festivals se comptent par centaines en France. » a écrit Jean Buzelin. Oui mais il a écouté des disques de musiciens assez rares dans les festivals français. Second épisode !
La France a beaucoup de voisins de palier : les Espagnols, les Italiens, les Allemands, les Luxembourgeois, les Belges, les Anglais – eh oui, il suffit de sauter par-dessus la flaque – et les Suisses. Tous recèlent d’immenses musiciens, souvent peu connus ici et rarement invités dans nos festivals, hélas, et dont nous essayons de parler souvent dans ces colonnes. Le label suisse Intakt, dirigé par Patrik Landolt, dont la qualité d’édition est irréprochable, commence à être bien connu de nos amis lecteurs curieux. Il nous a permis de faire connaissance avec de nombreux jeunes musiciens helvétiques, en même temps qu’il a ouvert son catalogue aux grandes figures suisses du jazz des cinquante dernières années – ce qui fait tout de même un demi-siècle, aurait dit La Palisse – parmi lesquels Irène Schweizer, qui a mis la maison sur rails, Pierre Favre, Werner Lüdi, Lucas Niggli, Fredy Studer, Sylvie Courvoisier, etc., et deux sujets britanniques qui ont trouvé un nouveau souffle dans les montagnes alpines, Barry Guy et Fred Frith. Une maison de disques qui les accompagne et les soutient sur le long terme.
Parmi d’autres musiciens fidèles auxquels Intakt offre également son catalogue, figurent des artistes américains, allemands qu’on a plaisir à suivre dans leur évolution, leurs choix et leurs création au fil des années.
Bref, on est rarement déçu lorsque l’on écoute un disque Intakt, y compris lorsque l’on découvre de nouveaux musiciens. En voici une nouvelle petite revue.
On ne présente plus Pierre Favre, qui a donné ses lettres de noblesse à la percussion solo depuis près de cinquante ans. Depuis plusieurs années, le grand batteur a réuni trois jeunes percussionnistes, Chris Jaeger, Markus Lauterburg et Valeria Zangger dans un travail commun autour de compositions rythmiques. Car il s’agit bien de compositions, sur des structures souvent courtes et circulaires, offrant tout un jeu de polyrythmies complexes et colorées, jouées avec souplesse, légèreté mais fermeté, et avec une précision d’horloge suisse. Même s’il manque le côté visuel qui nous permettrait de savoir qui joue de quoi, car la panoplie est vaste, nous restons, auditeurs, en alerte tout au long de ces douze pièces variées et captivantes. Un beau travail ! « DrumSights » (Intakt CD 260).
Le saxophoniste alto Omri Ziegele ne nous est pas inconnu et nous avons déjà signalé son travail tant en duo qu’en nonette avec lequel il a réalisé déjà trois disques. De ce groupe, il n’a conservé que la rythmique (Jan Schlegel, basse électrique, et Dieter Ulrich, batterie) pour former Noisy Minority, trio très soudé et ouvert, auquel s’est joint ici le grand tromboniste américain Ray Anderson. L’apport de cet immense musicien, et la façon dont il navigue à travers les huit compositions de Ziegele (lequel n’est pas en reste) provoquent un vif intérêt : « Wrong Is Right » (Intakt 262).
Voici le premier disque Intakt du groupe Weird Beard dirigé par le saxophoniste alto Florian Egli déjà entendu auprès de Jürg Wickihalder : quatre jeunes musiciens dont Dave Gisler (el.bass) qu’on retrouve également avec Christoph Irniger (voir ci-dessous). Le leader a composé les huit pièces de ce disque enregistré en France à Noyant La Gravoyère (49) par David Odlum, qui est peu le cinquième homme du groupe, compte tenu du gros travail sur le son d’ensemble. Un jazz « actuel » joué par des musiciens qui ont été élevés au rock, et qui savent en sortir : « Everything Moves » (Intakt 265).
Le saxophoniste ténor Christoph Irniger signe ici son quatrième album pour Intakt dont son second avec son quintette Pilgrim (les deux autres ayant été réalisés en trio). Enregistré en Allemagne lors de plusieurs concerts, et toujours avec les mêmes musiciens, ce qui permet un travail dans la durée, ce disque est un bel exemple de ce qui se fait de mieux dans le jazz actuel, c’est-à-dire cette sorte de post jazz qui séduit nombre de jeunes musiciens partout dans le monde. Comme chez beaucoup, la musique d’Irniger n’évite pas certains maniérismes qui apparaissaient moins il y a deux ans lorsque son premier disque lui avait valu un OUI. Ce qui n’empêche pas celui-ci d’être tout à fait recommandable : « Big Wheel Live » (Intakt CD 271).
Membre de Pilgrim, le pianiste Stefan Aeby réalise son premier enregistrement en trio pour Intakt, avec Michi Stulz, batteur également de Pilgrim, et le contrebassiste André Pousaz. Et c’est une réussite. La musique, souvent intimiste, dégage beaucoup d’atmosphère et de climats. Le pianiste et ses deux complices, en parfaite osmose, jouent avec sensibilité voire délicatesse, profondeur, recueillement même, sans négliger la construction. Un très joli disque : « To The Light » (Intakt CD 274).
Changement de registre avec la réunion, à New York, de quatre improvisateurs de haut vol, Sylvie Courvoisier (piano) et Mark Feldman (violon), qui jouent ensemble depuis longtemps, Evan Parker (saxos ténor et soprano), qui a suscité la rencontre, et Ikue Mori (electronics). Ici on se lance à corps perdu dans la libre improvisation sans filet, d’abord tous ensemble à quatre reprises, puis deux par deux lors de cinq duos différents, plus courts et plus « calmes et mélodiques ». De la pure free music jouée sans la moindre hésitation, avec une aisance, une réactivité et une fraîcheur qui laissent pantois. Du grand art ! « Miller’s Tale » (Intakt CD 270) (OUI, on aime !).
Passons la frontière suisse côté Allemagne, pour aller à la rencontre de deux musiciens basés à Cologne, la saxophoniste alto Angelika Niescier et le pianiste Florian Weber. La première, native de Pologne, a tourné et joué à de nombreuses reprises aux Etats-Unis. C’est pourquoi les deux partenaires ont décidé d’enregistrer à New York en compagnie de trois musiciens très demandés sur la scène locale, Ralph Alessi (trompette), ainsi que Christopher Tordini (basse) et Tyshawn Sorey (batterie) dont j’ai parlé dans une précédente chronique. Tout cela donne un quintette fort dynamique, expressif et direct, y compris dans les plages plus lentes. Soutenu par une rythmique souple et stimulante, le jeu nerveux, sinueux et plein d’autorité de l’altiste et celui, brillant, maîtrisé et inventif du trompettiste dialoguent et se répondent comme on savait le faire dans les meilleurs disques des années 60. Réjouissant ! « NYC Five » (Intakt CD 263).
Énièmes retrouvailles entre les membres du Schlippenbach Trio qui existe depuis… 1970 ! Inutile, donc, de dire que les trois vieux complices, Alexander von Schlippenbach (piano), Evan Parker (sax ténor) et Paul Lovens (batterie), se retrouvent de façon tout à fait naturelle – ce n’est pas une séance revival organisée par quelque producteur dans un but commercial – et ont toujours beaucoup de choses à se, et à nous, raconter. Indépendamment l’un de l’autre, ils ont accumulé chacun d’innombrables expériences de toutes sortes, et leur « conversation » n’a pu que s’enrichir au fil des ans. Nous ne sommes plus à l’époque du free jusqu’au-boutiste, et ce concert à Varsovie, sans filet et sans répet’, s’avère extrêmement varié et passionnant, les échanges et prises de paroles se répartissant en un triangle parfait. Un « trio immortel », comme l’écrit Schlippenbach dans le livret : « Warsaw Concert » (Intakt CD 275).
Pilier du label Intakt, et Suisse d’adoption depuis des années, le guitariste anglais Fred Frith est, et reste, un musicien inclassable qui fréquente des musiciens de tous styles, se déplaçant sur l’échiquier musical à la manière d’un fou, atterrissant toujours dans la case où on ne l’attend pas. Avec le bassiste Jason Hoopes et le batteur Jordan Glenn, il renoue avec le rock de ses débuts, mais sans répétition, sinon peut-être un peu de nostalgie. Non seulement la musique, forte et dure, de Frith n’a rien à craindre des jeunes musiciens noise qui travaillent dans des domaines post jazz-rock, mais on a toujours l’impression qu’il leur montre la voie. Plein de rebondissements même si parfois assourdissant à mon goût : « Another Day in Fucking Paradise » (Intakt CD 267).
L’un des derniers disques de Fred Frith était le fruit d’une rencontre avec son compatriote Barry Guy, lui aussi installé en Suisse.
Figure majeure de la nouvelle musique européenne, le contrebassiste et compositeur Barry Guy a toujours pratiqué, et mêlé, la free music et la composition, du solo au grand orchestre, passant sans heurt de l’improvisation libre à la musique baroque, en particulier avec sa femme, la violoniste Maya Homburger, Lors de l’Ad Libitum Festival de Varsovie, il y a un an, il a réuni une formation internationale de quatorze musiciens de tous horizons pour une création exceptionnelle, The Blue Shroud, œuvre de 71 minutes en onze mouvements dédiée à Guernica, épisode dramatique qu’il rattache à l’invasion de l’Irak en 2003 et, plus généralement à la souffrance et à la violence dans le monde. Se suivent et se combinent ainsi parties orchestrales contemporaines, songs chantés par Savina Yannatou, et incrustations particulièrement réussies d’extraits de pièces des compositeurs baroques Heinrich Ignaz Franz Biber, actif à Salzbourg à la fin du XVIIe siècle, et Jean Sébastien Bach. Tout cela se combine magnifiquement, sans le moindre « collage » pour former une grande fresque sonore qui fait écho à la toile de Picasso projetée derrière l’orchestre. Parfaitement servie par des musiciens impliqués et disponibles, parmi lesquels Ben Dwyer (guitare), Agusti Fernandez (piano), Torben Snekkestad (saxo), Michel Godard (tuba, serpent), Lucas Niggli et Ramon Lopez (percussions), cette suite multiforme est une réussite absolue : « The Blue Shround » (Intakt CD 266) (OUI, on aime !).
Il est encore question de peinture, mais dans une tout autre démarche, quoique pas antinomique, du travail de Barry Guy. Il s’agit là de sept compositions autour du peintre britannique Hughie O’Donoghue, dont chaque titre correspond à une toile de la série Last Poems exposée à Berlin en 2007. Pour cela il a tout simplement convoqué ses deux « vieux » partenaires, la pianiste Marilyn Crispell et le batteur-percussionniste Paul Lytton. Et nous avons affaire à une suite, libre mais structurée (comme le format d’une toile l’exige), où la résonnance du piano – particulièrement présente sur l’enregistrement excellent –, la finesse et la précision des percussions, et le soubassement profond de la contrebasse, tissent un écheveau complexe, rythmé, contrasté et (on s’en douterait) coloré. Le peintre n’a pas été trahi, et la musique n’en est que plus riche. Une œuvre forte d’une grande beauté : « Deep Memory » (Intakt CD 273) (OUI, on aime !).
Restons en compagnie de Marilyn Crispell mais traversons l’Atlantique pour entendre un autre trio, placé, apparemment, sous la direction du batteur Richard Poole, musicien peu connu et qui reste très en retrait par rapport à ses compagnons, le grand contrebassiste Gary Peacock en tête, qui retrouve ici une partenaire de longue date, tout en apparaissant, pour la première fois (comme Poole d’ailleurs) sur le label Intakt. La complicité, les acquis, les connaissances et l’expérience font que ces dix pièces improvisées, jouées avec conviction par des musiciens hors pair, sont fort délectables, même si l’on semble rester un peu dans l’exercice esthétique : « In Motion » (Intakt CD 264).
Beaucoup plus connu que son confrère, le batteur américain Jim Black se retrouve également pour la première fois sous étiquette Intakt. Il conduit ici un trio très « ouvert », comme le précédent, autour de neuf compositions personnelles très variées (plus un standard final), distribuant à ses deux excellents acolytes, Elias Stemeseder (piano) et Thomas Morgan (contrebasse), des espaces mouvants qu’il contrôle néanmoins fermement avec ses rythmes, tantôt souples, tantôt plus forts et marqués. Tout est de grande qualité même si, comme beaucoup de productions des musiciens de cette génération, cela semble parfois tourner un peu en rond : « The Constant » (Intakt CD 268).
Mais il y a bien longtemps que le jazz tourne en rond. C’est un peu comme les acteurs de cinéma, il manque des figures, des caractères, comme Schlippenbach, Evan Parker, Barry Guy, Lytton et Lovens, etc., et Pierre Favre, que l’on retrouve dans un document historique et inédit réunissant ces Musical Monsters que sont, ou furent – les trois derniers ne sont plus parmi nous – ses compatriotes Irène Schweizer (piano) et Léon Francioli (contrebasse), le saxophoniste danois John Tchicai, et le trompettiste (de poche) Don Cherry, enregistrés lors du Festival de Willisau en août 1980.
Ce fut une rencontre exceptionnelle qui n’était pas le fruit des circonstances : Cherry et Tchicai jouaient avec le New York Contemporary Five (avec Archie Shepp) dès 1962, Tchicai, Schweizer et Favre s’étaient produits ensemble à Willisau en 1970, et Francioli était un partenaire fréquent des deux Suisses. Cette rencontre déboucha sur un moment exceptionnel, avec cette volonté de jouer, et non pas de tourner autour de la musique. Quatre parties furent collectivement et spontanément improvisées, quelques thèmes-riffs architecturant chacune d’elles. Au-delà d’un grand moment de liberté qui clôturait une décennie avant qu’une époque nettement plus revivaliste pointe le bout de son nez, il y avait, chez les musiciens, cette volonté farouche de création et de communication avec le public. Échanges, générosité, implication, sont perceptibles dans cet enregistrement comme on n’en fait plus guère. Et n’insistons pas sur la cohésion, l’enthousiasme et le swing intense qui se dégage de la performance. Depuis 36 ans, la bande dormait… d’un œil ; grâce à Irène Schweizer et Patrick Landolt, elle se réveille plus jeune, proche et actuelle que jamais : « Musical Monsters » (Intakt CD 269) (OUI, on aime !).
Les disques Intakt sont toujours distribués par Orkhêstra.