Quatre-vingt huitième étape

Gilad Hekselman
Gilad Hekselman

Ah le 12 novembre ! Jour de naissance de Neil Young. 71 automnes au compteur et toujours plus vivant que Prince, Bowie et Cohen réunis. Comme nous aussi sommes encore vivants, nous choisîmes ce jour précis pour momentanément nous expatrier à Chorus, à Lausanne, en Suisse (Europe, Monde, Univers) afin d’écouter/voir pour la première fois sur scène Gilad Hekselman, guitariste à peine plus que trentenaire frayant depuis quelques années avec le gratin du jazz new-yorkais et plus ; Anat Cohen, Mark Turner, Aaron Parks, Jeff Ballard, John Scofield, Ari Hoenig, et Chris Potter, pour n’en citer que quelques uns.

Grand bien nous prit, disons-le nettement. Le guitariste israélien est un mélodiste qui aime tourner autour de son thème, le malaxer en douceur, le battre froid si le désir lui vient et le ramener à sa source avec un son chaleureux et une science guitaristique virtuose. Un petit peu trop quelquefois. Fruits d’un mélange d’inspirations bien digérées, ses compositions sont marquées par une diversité qui serait handicapante si sa guitare ne conservait pas une unité globale de son fidèle à l’esprit du maître du manche. L’ensemble fut assez raffiné et sensible, notamment dans l’improvisation. Brillamment accompagné par Joe Martin (on ne le présente plus) et le talentueux Kush Abadey (un batteur ne manquant pas subtilité), Gilad Hekselman fit l’étalage de ses qualités, qualités qui en font un guitariste d’avenir si toutefois il évite l’écueil du démonstratif, ce qui ne fut pas toujours le cas lors de cette soirée au demeurant d’excellente facture.


Quatre-vingt neuvième étape.

Jakob Bro
Jakob Bro

Le 18 novembre célèbre la naissance de Sheila Jordan (1928) et Don Cherry (1936) mais également le décès de Danny Whitten, compagnon de route du Neil encore très young cité plus haut dans ces lignes. Pas moins. C’est aussi ce jour-là que nous allâmes à l’AMR de Genève découvrir en concert un autre guitariste fort apprécié de notre appareil auditif, Jakob Bro, tour à tour apprécié par le passé avec Paul Motian, Lee Konitz, Joe Lovano, Mark Turner, Kenny Wheeler, Tomasz Stanko ou encore Tom Harrell et une dizaine d’autres pointures. Accompagné sur la scène genevoise par Thomas Morgan et Joey Baron, le très immobile danois en chaussettes au jeu néanmoins aérien et subtil déroula pour partie les compositions de son nouvel album (Streams, Ecm), des pièces aux contours comme à l’accoutumée évanescents, propices à la divagation rêveuse.

Dans ces contrées nordiques où l’on écrit bien avec économie, le risque demeure cependant que l’ennui se faufile insidieusement et génère plus que le rêve l’assoupissement ; Jakob Bro le sait. Joey Baron, en lutin débonnaire, était donc là pour illuminer le nuancier du guitariste avec un à propos saisissant de justesse, de grâce souriante, de légèreté arachnéenne et de confondante aisance. Tout au long des deux sets, il oscilla tour à tour entre puissance de la mailloche et poétique du balai sur une palette dont nous cherchons encore à cerner l’étendue. Entre les deux se tenait Thomas Morgan. Au cas où vous ne le sauriez pas encore, l’âme de la contrebasse habite le corps de Thomas Morgan. Difficile toutefois de savoir lequel des deux se joua de l’autre ; quoi qu’il en fut, l’alchimie fut patente et la musique des limbes septentrionaux trouva soudainement une nouvelle épaisseur, riche d’harmonies travaillées jusqu’à la moelle, entre les mains du sorcier californien dont l’apparence de perpétuel adolescent bon élève contrasta (comme toujours) avec la leçon de musicalité qu’il délivra, leçon empreinte d’une maturité et d’une science imposantes, pour ne pas dire énormes.

Au rappel, les trois musiciens nous achevèrent en sortant de derrière les fagots un « Love me tender » quasi guilleret qui nous laissa entrevoir, amusés, le gras Elvis des dernières années susurrant à l’oreille de la féminine Las Vegas le miel érotique en panique d’une légende embourbée dans les paillettes toxicomaniaques du show-biz. Passée l’image subliminale, nous n’eûmes aucun souci pour apprécier pleinement l’espiègle beauté du contrepied conférant pour quelques minutes à cette insipide méli-mélodie une certaine hauteur. Comme quoi, l’accablement n’est pas de mise tant qu’il y aura des artistes créatifs. Kierkegaard avait-il donc tout faux ou fut-il maltraité par son désespoir ? Ce fut la nocturne question qui accompagna notre pluvieux retour en terre lyonnaise. (même pas vrai pour être honnête....)


Dans nos oreilles

Bill Frisell - When you wish upon a star


Devant nos yeux

Walter Mehring - La bibliothèque perdue