Le Jazz est toujours avide de rareté, c’est sa nature première, s’il ne l’était pas cela reviendrait à dire qu’il est fourbé ou exploité à des fins mercantiles et narcissiques. Il lui faut de l’espace de la contingence juste pour s’armer d’incertitudes, nécessaires à sa teneur productrice d’embellissements.
Ces soirées en seront chargées de ses valeurs sûres, à l’essence même de cette musique infaillible lorsqu’elle se laisse minutieusement décortiquée. Un théâtre intime s’y organisera pour faire l’évènement au centre de ces fluidités nocturnes. Il n’y avait pas dans ces discours musicaux déposés, de prétentions à la vérité unique, ce qui nous reposait largement l’esprit.

Marcus Gilmore
© Marceau Brayard - 2016

Les élaborations entendues furent le fruit d’un long rituel bien dosé, médité depuis des décennies avec le prix de la conviction mesurée. Une solitude acceptée avec cet objet matériel émetteur de sonorités que seule la volonté parviendra à dompter des diverses raideurs éventuelles. Aujourd’hui lors de ces répartitions programmatiques nous en récolterons le fruit mûr de la part de ceux dont l’exigence de vie s’adonne à cet exercice sans reniements.
À l’écoute, nous ne constations aucune approximation ni même de l’hésitation. Une juste et grande rigueur venait les faire s’éclairer les uns aux autres dans des reflets de permanence. Nous nous sommes ainsi évités le ressassement, ce lieu commun où peut s’étouffer le mouvement du créateur. Le tourniquet musical provoque parfois son cortège de banalité portée par des allures pathétiques relatives à une certaine forme de mimétisme ou peut se laisser entrevoir le recopiage. Or le Jazz est le synonyme de la libération des esprits. Ces quatre séries d’étapes musicales à ciel ouvert poursuivaient les notes sans relâche. Elles finissaient par s’évaporer pour rejoindre le bruit du monde et côtoyer ainsi avec sa résonance impalpable. Puis elles se laissaient aspirer par ces différents souffles aux dérives exaltantes. Un Jazz accoucheur d’idées neuves se renouvelait dans le recueillement des pensées inédites. Il traversait une trame, que seuls ces musiciens savent faire éclore dans l’étreinte instrumentale apprivoisée. La boussole se laissait dérégler consciencieusement sur des registres diversement vertigineux. Elle venait vaciller aux abords des précipices, sans jamais rompre avec le cordage du lien, restant suspendu à une dérive enveloppée de différents arômes. Ceux qui y participèrent partageront cette part enivrante pour les voluptueuses échappées nocturnes.
Leur rendre hommage est une contribution honorable, surtout de leur vivant au lieu d’attendre la disparition de certains pour ensuite venir pérorer sur eux.

Randy Weston
© Marceau Brayard - 2016

Le premier à paraître dans ce chapitre (4/07), sera le colossal pianiste Randy Weston né à Brooklyn en 1926.
En véritable pisteur du désert il ne cessera de suivre les différentes traces fugitives laissées sur le passage par des anonymes depuis la nuit des temps. Son piano drainait avec lui toute l’histoire afro-américaine. Il regorgeait de moult anecdotes dans lesquelles il se plongeait, pour y faire émerger soudainement un Jazz profondément varié du fait de ses expériences. Elles le conduisaient après un long parcours initiatique sinueux sur des terres inconnues où rien ne devait laisser place au discours soporifique. Dans cette absence de sécheresse imaginative les creux absurdes en seront volontairement écartés. Sa combativité lui permettra de se détacher vers des allures de hasards déposés en toute sérénité. Sa nature humaine faisait fructifier les chants ancestraux des hommes en y prononçant des rythmes où se martelait les voix sourdes du désespoir représentation de l’esclavage. Cette pratique vite oubliée à la manière d’une poussière cachée sous un tapis afin que rien ne vienne contrarier les petites activités coloniales. Randy Weston sera celui dont le témoignage indique un long parcours avec ces cruciales étapes marquées par l’histoire du Jazz, dont il restera sous influence dans sa construction profonde. Ce soir-là, il était radieux, en parfaite harmonie avec la source pour faire éclore les diverses graines semées au fil du temps. Nous nous sommes ralliés à son regard, de manière admirative du début jusqu’à la fin.

John McLaughlin
© Marceau Brayard - 2016

Puis ce sera le tour de John McLaughlin (7/07) à venir nous démontrer qu’il se place en tant que guitariste, au-dessus de la moyenne. Véritable maitrise, grande élaboration, pour assumer ses compositions. Là aussi on ressentait une affirmation de sa part à ne pas oublier, à ne rien délaisser. Deux compositions viendront en témoigner. La première sera pour son partenaire de trio légendaire que nous avions vu sur cette même scène. Le thème tournera autour du flamenco tout en lui apportant une touche moderne dans laquelle les deux guitaristes se retrouvaient secrètement quasiment intimement à notre insu. Nous partagions cette admiration pour Paco de Lucia l’instrumentiste par excellence qui restera une énigme pour chaque guitariste.
Ensuite le deuxième morceau aura été composé au moment des bombardements de Gaza. Il consacrera un ton grave où l’émotion l’emportera sur ce triste constat du dégât méthodique pour deux peuples que rien ne parvient à réunir, mis à part quelques initiatives isolées dans les deux camps.
Malgré la gravité des sujets énoncés John McLaughlin savait malgré tout sourire sans retenue très satisfait de la place offerte sur cette scène où il venait pour la première fois en 1988.

Chick Corea
© Marceau Brayard - 2016

Les sommités présentes ce soir-là (11/07) furent tout simplement hallucinantes. Les complicités qui s’élaboraient entre Chick Corea et le batteur Marcus Gilmore firent une grande place dans le scellement des emportements rythmiques. Il n’y a qu’à observer le regard du pianiste pour s’en convaincre. Pour les autres acteurs Wallace Roney, Kenny Garrett, Christian McBride ils étaient désarmants de lucidité face à cette prestation qu’ils abordèrent d’une incroyable aisance. Que des gestes et des puissances naturellement délivrés avec ce goût pour l’effort de justesse. Il restera un marquage derrière lequel ils maintiendront une assurance à toute épreuve.

Celui qui clôturera (13/07), ce tableau des étoiles filantes du Jazz était certainement le moins connu juste à cause d’une carrière plus récente. Kamasi Washington offre une vision assez large de ce que le Jazz recèle sur le plan ethnologique. Il en a fait une synthèse qu’il pousse sous nos yeux ébahis et nos oreilles prêtes à ne rien dénigrer de ses différents écartements musicaux.

Kamasi Washington
© Marceau Brayard - 2016

Des fructifications massives, plaquées selon une logique intangible. Il paraitrait souhaitable de le revoir dans une soirée classique. Plutôt que dans ce type de soirée fourre-tout où il doit falloir attendre le milieu de la nuit pour le voir s’accomplir. Cette vision de mauvais coucheur s’explique certainement par un énorme souhait de le réentendre rapidement au sein des programmations futures.

Ces quatre chapitres viennois ici exposés furent de belles rivalités de styles traitant pourtant du même sujet en profondeur. Celles-ci participaient activement à de véritables réjouissances pour les authentiques révélations qu’elles venaient subjuguer. Si ces soirées n’avaient pas été possibles, ce festival ne pourrait plus faire référence au Jazz et ne se différencieraient pas d’autres lieux, semblables à des robinets à musique.

Chick Corea ©© Marceau Brayard - 2016
Kenny Garrett ©© Marceau Brayard - 2016
Marcus Gilmore ©© Marceau Brayard - 2016
Christian McBride ©© Marceau Brayard - 2016
John McLaughlin ©© Marceau Brayard - 2016
Wallace Rooney ©© Marceau Brayard - 2016
Kamasi Washington ©© Marceau Brayard - 2016
Randy Weston ©© Marceau Brayard - 2016