Cent trente deuxième épisode

Enrico Pieranunzi

En ce samedi décembresque autant qu’helvétique, Enrico, Diego et Dédé nous la jouèrent « ménage à trois » sur la scène du Chorus. Du classique au jazz et vice-versa en saupoudrant le tout d’une bonne dose de standards. C’est bien du Pieranunzi d’avoir la musique classique pour femme et la musique de jazz pour amante. À moins que cela ne soit l’inverse, ce qui en définitive ne change pas grand-chose (à moins que). Mais quand donc le vice le renversa-t’il (et vice versa, n’est-ce pas) ? Le programme de la soirée n’en fut pas moins consacré à cette triade, triade propre à faire rougir de rage sens commun, le mariage pour tous et nos aïeux si la possibilité leur en était encore offerte. Sur ce dernier point, ne les ayant pas connus, l’on espère qu’ils n’étaient pas trop cons. Parce qu’aujourd’hui, avec toutes ces histoires de génétique (gênes éthiques ?), nous ne saurions plus à quelle intelligence nous vouer ou dans quelle ignorance crasse nous vautrer.

Ce 16 décembre qui vit naître en 1882 Zoltan Kodaly, dans la cave pleine comme un œuf, pour ne pas dire prête à déborder d’un public très en forme, convaincu et festif en diable, voire conquis d’avance, le pianiste romain et ses acolytes n’eurent aucun mal à faire monter la mayonnaise. Qu’il s’attaquât au classique ou au standard revisité (veuillez noter au passage l’usage de l’accord de proximité), il emporta le morceau, comme on dit. Parce que lui, c’est Pieranunzi. Pour lui, c’est facile, il fait autorité. Quel que soit l’accord, c’est placé gagnant. Paf ! Ça tombe toujours au bon endroit, là où on ne l’attend pas forcément, ça coule à l’évidence de source, d’une source inconnue ou presque, c’est plus précis qu’un mécanisme horloger.ch et cela dilate le temps. Bref, vous prenez votre baffe habituelle et l’on ne vous fera pas la litanie des points précis qui font qu’Enrico Pieranunzi est lui-même et qu’il tient la baraque quel que soit le contexte. D’ailleurs Imbert et Ceccarelli, ses éminents collègues, tout aussi doués dans leur genre que lui, ne contredisent pas les choix du maestro. Nous regrettâmes cependant les parlotes anecdotiques (plus ou moins longues) entre les morceaux car cela fut mauvais pour la dramaturgie du concert. Car tout brillants, tout flamboyants, qu’ils furent d’intelligence musicale, d’aisance, de liberté grande, et ils le furent immanquablement, nous les sentîmes presque trop à l’aise, en terre conquise, et pour ainsi dire (osons) en fin de tournée. Vous est-il arrivé de ressentir cela cher lecteur ? Il n’a rien à reprocher à personne, tout est au point, la musique parfaite, l’ambiance adéquate, tout est terrible, rien ne manque et pourtant, ce truc bizarre dans un recoin de votre esprit, de votre oreille, vous dit que les musiciens ne sont pas tout à fait là, avec vous, alors même qu’ils sont généreux et pertinents sur scène, fort amènes à l’entracte comme après le concert. C’est gênant, surtout parce qu’il est souvent impossible de clairement définir ce qui trouble et génère un tel sentiment. Étaient-ils déjà partis avant d’arriver ou est-ce nous qui avions raté l’entrée ? Encore une question. Vous nous en ferez dix pages pour la rentrée et, tout occupés que vous serez à rédiger, vous oublierez la dinde, hashtag balance ta volaille et la farce avec et les plumes et les abats. Amen.

Sur l’autoroute salement neigeuse du retour, au beau milieu de la nuit, vint le moment où la longue chanson de Neil Young « Natural beauty  » s’empara de l’habitacle (c’est toujours ainsi qu’elle agit). Au refrain, la voix fragile du canadien y est rejointe par celle, lumineuse, de Nicolette Larson qui donne à cet espace mélodique une autre profondeur, une beauté et une vastitude propres à la rêverie (c’est dangereux sous les flocons autoroutiers). Nicolette Larson, dont la carrière discographique demeure franchement discutable, accompagna Neil Young sur plusieurs disques et sur scène entre 1977 et 1993 sans une seule faute de goût. Elle mourut à quarante-cinq ans le 16 décembre 1997. Pour la fêter, nous écoutâmes ce morceau une deuxième fois, au beau milieu de cette nuit salement neigeuse. On n’a pas tous les jours vingt ans.


Dans nos oreilles

Kenny Burrell - Lotus blossom


Devant nos yeux

Elfriede Jelinek - Les amantes